Dans un article déjà ancien, j’évoquais l’idée que les dominant-e-s pouvaient jouir d’un avantage épistémologique pour parler des dominations, parce qu’ils avaient moins de biais cognitifs les empêchant d’adopter certaines positions. J’écrivais ainsi :
Le fond du problème est là : les dominé-e-s ont toujours beaucoup plus intérêt à renverser la domination que les dominant-e-s à la maintenir. Et s’il est vrai que la neutralité épistémologique est un idéal inatteignable, on peut toutefois déduire de ce qui précède que la position du/de la dominant-e en constitue une bien meilleure approximation que celle du/de la dominé-e. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Pour un-e dominant-e, adopter tous les points de vue possibles sur une question ne coûte rien, ou presque : fût-ce au titre d’un jeu de l’esprit, il lui est possible d’examiner sérieusement, rationnellement, et sans engagement affectif majeur des positions politiques opposées, aussi bien celles qui tendraient à renforcer sa domination que celles qui tendraient à la miner. À l’inverse, il est beaucoup plus coûteux pour un-e dominé-e de s’approprier, de faire siennes, les idées qui contredisent sa logique émancipatrice, dans la mesure où la question de la vérité des opinions en jeu est nécessairement parasitée par des questions relatives à leurs conséquences politiques. Il peut être acceptable pour une personne cisgenre de réfléchir posément à la question de savoir si la transexualité est ou non une maladie, s’il est légitime de rembourser les opérations de changement de sexe, etc. – quelles que soient les conclusions auxquelles elle arrive, son intégrité psychologique et affective ne sera menacée en rien. À l’inverse, une personne trans pourra à la rigueur entendre des propos transphobes, à la rigueur les énoncer pour les dénoncer, mais il lui sera certainement beaucoup plus difficile de se les approprier subjectivement, même momentanément et même en vue d’un dépassement ultérieur. Et même si cette personne joue le jeu de l’examen rationnel des arguments adverses, les dés sont pipés dès le départ dans la mesure où cet examen, structurellement, ne peut déboucher que sur une réfutation. Une personne trans et pauvre en attente d’être opérée ne peut psychologiquement pas (ou alors assez difficilement) consentir à l’idée que son opération puisse ne pas être remboursée.
Mais j’utilisais un exemple construit ad hoc. Or je suis tombé il y a quelques temps sur le témoignage d’une philosophe handicapée travaillant sur le handicap et qui, malgré elle, me donne raison.
Elisabeth Barnes, c’est son nom, explique à quel point il lui est difficile et douloureux de participer à des séminaires ou à des colloques où des collègues à elle expliquent (1) que si le choix se présente de sauver un-e handicapé-e ou un-e valide, il faut sauver le/la valide ; (2) que les handicapé-e-s ne devraient pas avoir d’enfant ; (3) que ce serait mieux si la mère d’un enfant handicapé avait eu un enfant valide à la place de son enfant handicapé ; (4) qu’il vaut mieux avorter quand on est enceinte d’un enfant handicapé. L’intensité des réactions affectives de Barnes, telle qu’elles les décrit[1], montre assez clairement que sa condition de handicapée lui interdit complètement, en l’occurrence, d’accomplir ce mouvement de la pensée qui me paraît, à moi, fondamental à toute recherche de la vérité : endosser, fût-ce temporairement, les arguments adverses, ou, tout au moins, les faire bénéficier du principe de charité. C’est d’autant plus gênant, en l’occurrence, que si certains des énoncés dénoncés peuvent effectivement paraître un peu brutaux, ça n’est pas le cas de tous – la proposition (3), par exemple, me paraît vraiment très défendable. De toute façon, vraies ou fausses, toutes devraient pouvoir être discutées posément entre philosophes, parce que même les fausses sont un moment de l’accès à la vérité.
Plus bas, Barnes écrit :
One of the biggest challenges to having my work on disability taken seriously is the worry that I am too ‘personally invested’ in the topic. And seeming emotional can only amplify those worries. Don’t get me wrong, I think those worries are absurd. I am personally invested in the topic of disability. Of course I am. But the last time I checked, most non-disabled people are also rather personally invested in the topic. That is, non-disabled people are personally invested in being non-disabled just as much as I am personally invested in being disabled. Disability – or lack thereof – is something everyone takes personally.
Je trouve l’argumentation assez étrange, vu ce qui précède. La fausse symétrie, ici, est un sophisme, comme je le pointais du reste dans mon article précédemment cité. Car si les « personnes non handicapées » sont « personnellement impliquées » par le fait qu’elles sont autant « non handicapées » que Barnes est handicapée, il n’empêche que les philosophes non handicapé-e-s peuvent adopter n’importe quel point de vue sans risque affectif pour eux/elles-mêmes, ce qui est bien la preuve que, toute argutie mise à part, ils/elles sont impliquées d’une manière infiniment moins intense que Barnes. Sara, dans les commentaires, a raison de relier cette question à celle de la neutralité du point de vue. Mais contrairement à ce qu’elle laisse entendre, j’affirme que les philosophes non handicapé-e-s sont beaucoup plus proches d’une neutralité de point de vue que ne l’est Barnes. J’en suis désolé pour elle. Mais peut-être, en l’occurrence, dois-je me payer le luxe d’être un peu cynique : il n’est écrit nulle part que la réalité ne puisse pas être cruelle.
En réponse à un commentaire de Solipsist, Barnes précise que ce qui la gêne, ce n’est pas tant que certain-e-s philosophes tiennent ces positions qu’elles juge pénibles, que le fait qu’ils/elles les posent comme des hypothèses évidentes, n’ayant pas besoin d’être démontrées. À la limite, affirme-t-elle même, elle écouterait avec moins de tristesse et de colère une démonstration sérieuse de telles affirmations :
If someone has a very thoughtful, careful argument the conclusion of which is that, e.g., you really should leave the disabled person to die on a desert island if you have a choice to save some arbitrary non-disabled person instead, then I’m more than willing to listen, and I want to find out why they think this.
Mais premièrement, j’en doute un peu. Sur ce point, je ne veux pas parler à la place de Barnes, elle sait mieux que moi ce qu’elle ressent et ce qu’elle ressentirait ; cela dit on peut supposer que de façon générale une opinion offensante solidement démontrée peut très bien être encore plus offensante qu’une opinion offensante avancée sans argumentation. La seconde peut être rabattue sur la catégorie rassurante du préjugé, la première plus difficilement. Ou bien Barnes suppose, ce qui est audacieux, qu’une argumentation détaillée en faveur des thèses qu’elle conteste lui donnerait facilement l’occasion de les réfuter, parce que la faille logique sous-jacente apparaîtrait avec clarté ? C’est tout de même bien contestable.
Et deuxièmement, je suis d’accord avec ce commentaire : il n’est pas vrai que les positions que Barnes a en tête ne soient pas démontrées. Elles le sont, ou peuvent l’être, dans le cadre d’un système méta-éthique que le commentateur en question appelle l’utilitarisme hédoniste. Ce système peut lui-même être débattu, même si en dernière analyse il y a à son fondement des énoncés indémontrables qui sont des intuitions morales. Selon à quel niveau on envisage les choses, reprocher aux philosophes utilitaristes de ne pas justifier leurs opinions validistes est donc soit faux, soit sans objet. Ou alors il s’agit simplement de leur reprocher de ne pas refaire toute leur démonstration au début de chaque intervention ou communication ? Mais un-e universitaire a le droit de ne pas tout redémontrer à chaque fois. Il/elle a le droit de supposer acquis certains de ses résultats antérieurs, même d’ailleurs s’il/elle sait que tout le monde n’est pas d’accord avec lui/elle.
À défaut de le reconnaître, Barnes qualifie de « préjugés » les opinions exprimées par ses collègues. Mais comme le dit le commentateur, la différence entre intuition et préjugé est parfois bien maigre. Et puis, quand Barnes explique dans son témoignage qu’elle utilise sa colère et sa tristesse comme des moteurs de sa réflexion, parce qu’elle veut à tout prix prouver que ses collègues ont tort, que donc fait-elle d’autre que justifier, pour des besoins de confort intellectuel et affectif personnel, ce qu’on peut bien appeler des préjugés ?
Barnes dit que sa colère et sa tristesse constituent, dans son cas, des moteurs pour philosopher. Je ne conteste pas qu’à cet égard, sa condition de personne handicapée puisse servir d’avantage épistémologique partiel : cela peut la pousser à découvrir des vérités. Mais ces vérités, une fois exposées, pourront fort bien être endossées par ses collègues validistes. En revanche, l’inverse n’est pas vrai : les opinions des collègues, toutes démontrées qu’elles soient, ne pourront jamais être acceptées par Barnes être acceptées par Barnes qu’au prix d’un effort particulièrement important [edit 20/09/2015 : correction suite à un commentaire de Pater Taciturnus]. C’est en ce sens qu’on peut affirmer qu’en l’occurrence, l’avantage épistémologique est plutôt du côté des autres philosophes.
[1] « My first reaction isn’t to sit down and come up with carefully crafted counterexamples for why the views I find so disgusting are false. My first reaction is to want to punch the people that say these things in the face. (Or maybe shut myself in my room and cry. Or maybe both. It depends on the day.) »