Mois: juillet 2015

Le mal, l’excusable et les deux fonctions de la morale

1.

Cet article de Florian Cova constitue une introduction très claire à la notion de « surérogation ». Un acte surérogatoire est un acte qu’il est moralement bon d’accomplir, mais que nous n’avons pas le devoir d’accomplir[1]. Voici un exemple d’acte surérogatoire, proposé par J. O. Urmson, et cité par Cova :

Imaginons un groupe de soldats en train de s’entraîner au lancer de grenades ; une grenade glisse des mains de l’un des soldats et atterrit sur le sol auprès d’eux ; l’un d’eux sacrifie sa vie en se jetant sur la grenade pour protéger ses camarades avec son corps.

Sur cette base, on peut donc, avec Cova, établir une distinction entre deux sortes de doctrines morales :

  • celles qui se réduisent à une « morale du devoir », comme le kantisme ou l’utilitarisme, et qui ne ménagent aucune place pour des actions à la fois bonnes et non requises ; qui, donc, excluent la possibilité d’actes surérogatoires. La seconde partie de l’article montre que, théologiquement, il s’agit aussi de la position protestante ;
  • celles qui admettent la possibilité d’actes surérogatoires : théologiquement, il s’agit aussi de la position catholique.

La croyance en l’existence d’actes surérogatoires est très intuitive ; elle permet d’échapper au caractère démesurément exigeant de certaines théories morales, en particulier l’utilitarisme. Or il se trouve que je viens de lire un intéressant livre d’Avishai Margalit, Du compromis et des compromis pourris. Réflexion sur les paix justes et injustes[2]. Il s’agit d’un livre de philosophie politique et morale, dans lequel son auteur mobilise la notion de « deuxième meilleur », empruntée à la science économique (p. 148) : cette notion offre une solution alternative à celle de surérogation pour, à la fois, briser la tyrannie de la contrainte morale trop exigeante et mettre nos doctrines morales un peu plus en accord avec nos intuitions. Le deuxième meilleur est l’acte sur lequel nous devons nous rabattre lorsque l’acte qui est théoriquement requis nous apparaît comme trop contraignant, semble exiger trop d’héroïsme de notre part.

Le rapprochement entre la notion de surérogation et la notion de « deuxième meilleur » m’a été suggéré par certains exemples donnés par Margalit, qui évoquent ceux présentés par Cova. Ainsi, Margalit écrit (p. 149) :

L’Église catholique considère que la vie de nonne est la vie idéale, la vie faite de perfection pour les femmes. Elle considère également que le sacrifice qu’entraîne le fait de renoncer à la sexualité et à la maternité est tel que l’écrasante majorité des femmes ne peuvent atteindre l’idéal consistant à devenir nonne. Le deuxième meilleur, pour une femme, n’est pas de devenir nonne et d’adopter une attitude laxiste à l’égard de la prohibition de la sexualité, mais, au lieu de cela, de devenir mère.

Et Cova renvoie en note à deux extraits de la première Épître aux Corinthiens qui prouvent selon lui que le célibat est, aux yeux de Paul de Tarse, un acte surérogatoire.

Une page plus loin, Margalit écrit (p. 150) :

L’idée, par-delà cette notion [de deuxième meilleur] est simple. La souffrance en ce bas monde est si intense qu’elle devrait nous imposer une obligation morale de l’alléger. Et celle obligation pesant sur nous est si forte que seul un dévouement total destiné à apaiser le tourment du monde pourrait nous exempter de mener la vie morale requise[3]. Une vie morale ne devrait être rien d’autre qu’une vie de saint.

Or c’est à peu près la position des Réformateurs protestants, telle que l’expose Cova, à ceci près que pour Luther et Calvin même les saints restent en-deçà du devoir :

C’est ainsi que la distinction entre « Commandements de Dieu » et « Conseils de Dieu » (et surtout l’existence de « Conseils de Dieu ») a été vigoureusement rejetée par Luther et Calvin. Selon Luther, « il n’existe pas de bonnes œuvres autres que celles que Dieu a commandées ». Ainsi, tout ce que Thomas qualifiait de « Conseils de Dieu » sont en fait des « Commandements ». De cette façon, ni les saints, ni aucun autre n’ont fait plus que ceux qui leur était demandé (car c’est par définition impossible).

2.

Depuis la perspective qui semble être celle de Cova, on risque d’avoir du mal à comprendre ce que Margalit entend par « deuxième meilleur ». On peut soit rabattre la théorie du « deuxième meilleur » sur une doctrine de la surérogation, et faire du « premier meilleur » un acte surérogatoire, soit la rabattre sur une « morale du devoir » au sens de Cova (excluant la surérogation), et faire du « deuxième meilleur » un acte moralement défectueux, supérieur certes à presque tous les autres actes possibles (à l’exception du « premier meilleur »), mais seulement dans la mesure où le fait de casser un doigt à quelqu’un est moralement supérieur à lui casser un bras : ce n’est qu’une question de degré dans la faute morale. Or Margalit nous donne les clés, me semble-t-il, pour échapper à cette alternative, en introduisant une distinction entre justifier et excuser :

Je suggère une distinction entre la théorie du juste et la théorie du bien pour ce qui est des compromis pourris. La théorie du juste nous dit qu’il n’existe pas de justification pour un compromis pourri, en aucune circonstance, indépendamment de ses conséquences pour ceux qui le signent. La théorie du bien nous dit que, bien qu’il n’existe aucune justification pour un compromis pourri, il y a place pour le pardon, ou au moins la compréhension, en fonction des conséquences d’un tel compromis. (p. 160)

Si un compromis est pourri, cela signifie que la considération morale aurait dû prendre le dessus, et qu’il n’y a pas de justification pour contracter le compromis pourri. Mais le choix tragique signifie que le fait de signer un compromis pourri peut être excusé, non pas au sens où il peut être exonéré, mais au sens où il a de fortes raisons d’être pardonné. (p. 180)

Peu importe ce que Margalit entend par « compromis pourri » : c’est l’objet de son livre, et ça ne nous intéresse pas ici. Je ne vais pas non plus revenir sur sa distinction entre « juste » et « bien », parce qu’elle est redondante avec celle entre « justifier » et « excuser », et parce qu’elle risque d’obscurcir ma réflexion. L’important est qu’un acte que d’aucuns pourraient juger surérogatoire (le refus du « compromis pourri ») est considéré par l’auteur comme impérativement requis, bien que le manquement à ce devoir soit considéré par l’auteur simultanément comme non justifiable et excusable. Margalit ne semble pas étendre explicitement cette solution à tous les cas moraux concernés par le problème de la surérogation, et, sauf erreur de ma part, il n’établit pas de lien conceptuel entre la notion de « deuxième meilleur » et la distinction justifiable/excusable. Mais je propose, moi, de le faire, au moins à titre d’hypothèse et de proposition : on pourrait considérer que nos devoirs moraux sont infinis, et que par conséquent la surérogation est impossible, mais qu’il serait « excusable » de ne pas accomplir certains de ces devoirs particulièrement difficiles. En fait, même si cette proposition offre une solution alternative à la surérogation, elle peut aussi se combiner avec elle : même si l’on croit à la possibilité de la surérogation et que l’on ne considère pas que nos devoirs moraux soient infinis, la transgression de certains d’entre eux pourrait être « excusable ». Il y aurait alors une distinction entre le bien non requis (le surérogatoire), le bien requis (le devoir), le moralement neutre, le mal excusable et le mal inexcusable.

Avishai Margalit emprunte à Maïmonide un exemple de mal excusable : tuer un-e innocent-e pour sauver sa propre vie (p. 146). Je ne pense pas que je serais d’accord avec Maïmonide (qui se fait ici l’exégète de la loi juive) pour considérer cela comme un mal, mais en la matière il me paraît difficile d’exhiber un exemple consensuel. Peut-être pourrait-on reprendre et modifier l’exemple d’Urmson cité au début de ce billet : si un soldat, par inadvertance, laisse tomber une grenade qui risque de tuer ses camarades, il a l’obligation morale de se sacrifier pour les autres, mais est excusable de ne pas le faire. Je ne suis pas bien certain que ce soit vraiment ce que je pense ; c’est un exemple que je donne pour fixer les idées.

On pourrait me demander de préciser ce que j’entends par « excusable » (par opposition à « justifiable »). Mais le piège serait de répondre. En effet, si je me lançais dans une tentative de définition de l’ « excusable », je serais certainement contraint soit de sortir une tautologie (« l’excusable, c’est le mal que l’on peut excuser »), soit de situer l’excusable par rapport au justifiable, au bien, au mal, au devoir, bref, aux notions morales dont la définition ne fait pas problème. Je me retrouverais sans doute à donner une définition du type : « L’excusable, c’est ce qui est mal, mais pas trop mal, c’est ce qui est suffisamment mal pour que ce soit interdit, mais pas assez pour que ce soit inexcusable », etc. Bref, je serais tenté de fournir une définition en termes de degrés : l’excusable serait le mal/l’injustifiable ; l’inexcusable serait le très mal/le complètement injustifiable. À ce compte-là, on en reviendrait simplement à un schéma compatible avec celui de Cova : que la surérogation existe ou non, il y a du mal, et, à l’intérieur de ce mal, différents degrés de gravité. Voilà qui ne va pas bien loin. Et surtout, voilà qui ne rend pas compte du fait que si l’on juge excusable un acte mauvais, ce n’est pas seulement parce qu’on le trouve moins mauvais qu’un autre, mais aussi parce qu’on prend en compte les conditions de sa réalisation : on pourra par exemple trouver excusable un acte mauvais commis sous le coup de la colère, ou bien un acte mauvais commis en conformité avec des croyances profondes mais erronées de l’agent, etc. Le caractère excusable ou non d’un acte mauvais semble bel et bien dépendre partiellement d’un élément quantitatif, mais ne s’y réduit pas.

Outre la tautologie et la définition en termes de degré, une troisième solution pour définir l’excusable pourrait consister, justement, dans l’exhibition des critères qui rendent excusable un acte mauvais (le fait qu’il soit commis sous le coup de la colère, par exemple), mais alors on ne définirait pas à proprement parler l’excusable : on ne ferait que donner des clés pour l’identifier (de même que l’utilitarisme ne définit pas le bien et le mal, mais fournit un critère pour les identifier).

En réalité, il faut renoncer à produire une définition de l’excusable, pour les mêmes raisons que les philosophes moraux renoncent à produire une définition du bien et du mal : il n’y en a pas besoin, parce que tout le monde voit à peu près ce que cela veut dire. Je ne peux pas plus donner de définition non tautologique du bien et du mal que je peux en donner une de l’excusable : l’idée que certains actes mauvais sont excusables, n’appellent pas la même réprobation rétrospective que d’autres actes mauvais, correspond à une intuition morale authentique, et c’est de là qu’il faut partir.

3.

Ce billet plaide donc pour un pluralisme des concepts moraux : j’en propose au moins deux, le concept de bien/mal (c’est le même concept, sous une forme positive et sous une forme négative) et le concept d’excusable/inexcusable. Rien n’exclut qu’il puisse y en avoir d’autres, et même pas mal d’autres : notre psychologie est sans doute suffisamment complexe pour cela. Quoi qu’il en soit, ce serait une erreur de considérer les doctrines de la surérogation comme authentiquement pluralistes, sous prétexte qu’elles distinguent le bien et le devoir (il peut y avoir un bien au-delà du devoir). En réalité, les doctrines de la surérogation et les « morales du devoir » au sens de Cova fonctionnent à peu près pareil : dans chaque cas, on établit un axe allant de l’horriblement mal au merveilleusement bien, et l’on fixe sur cet axe un point au-delà duquel on sort de ce que l’on appelle le devoir. Ce point se trouve tout au bout de l’axe dans le cas des morales du devoir, un peu avant dans le cas des doctrines de la surérogation. Mais il ne s’agit jamais que d’établir une rupture qualitative au sein d’un continuum : tout cela reste parfaitement unidimensionnel. Au contraire, l’excuse procède d’une opération psychologique tout à fait différente de la justification ; peut-être y a-t-il là aussi un critère quantitatif sous-jacent (peut-être, de fait, l’excusable est-il souvent ce qui est faiblement injustifiable, alors que l’inexcusable serait ce qui est fortement injustifiable), mais les deux opérations, justifier et excuser, sont bien qualitativement différentes.

Et s’il est impossible de définir l’excusable, il est cependant possible d’en exhiber une caractéristique qui le distingue qualitativement du justifiable : l’excusable concerne l’évaluation des actes déjà réalisés, et non le choix d’un acte encore à faire. Je cite encore Margalit (p. 180) : « Une justification confère une justification morale[4] à un acte avant même qu’il ne soit commis, alors que l’excuse est un argument rationnel plaidant pour le pardon après que l’acte a été commis. »

Avant, après. Cela n’a l’air de rien, mais Margalit met là le doigt sur un énorme présupposé de la plupart des théories de philosophie morale : l’idée que c’est le même arsenal conceptuel (le bien, le mal, le devoir, le permis, l’interdit…) qui permet, d’une part, de s’orienter moralement dans la vie (« que dois-je faire ? ») et, d’autre part, d’évaluer moralement des actes déjà commis (« X a-t-il/elle eu moralement raison d’agir ainsi ? »). Autrement dit, en général, la philosophie morale traite d’un même mouvement la dimension prescriptive et la dimension évaluative (rétrospective) de la morale. Prenons l’utilitarisme : cette doctrine fournit un critère (la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines) censé permettre à la fois de s’orienter dans la vie et d’évaluer les actions d’autrui. L’utilitariste se demandera donc comment il/elle doit agir pour maximiser les plaisirs et minimiser les peines face à une situation donnée, et, à partir du même critère, il/elle portera des jugements moraux sur les actions d’autrui. Tout se passe comme si ces deux opérations étaient au fond équivalentes. Or il n’y a pas de raison a priori qu’il en soit ainsi, et les réflexions de Margalit me donnent à penser que ce n’est vraisemblablement pas le cas. Au-delà du kantisme et de l’utilitarisme, on devrait peut-être essayer de penser une théorie de la morale qui soit fondée, donc, sur un pluralisme conceptuel adéquat à la pluralité de ses fonctions : agir, juger.

Et c’est peut-être encore trop simple (mais « pluralisme » ne veut pas dire « dualisme ») : on pourrait distinguer les jugements portés sur une action déjà accomplie par quelqu’un d’autre, les jugements portés sur un action déjà accomplie par soi-même, les jugements portés sur une action future que quelqu’un d’autre s’apprête à accomplir, etc. La mauvaise foi pourrait justement consister en ceci : prendre une fonction pour une autre ; utiliser comme outils moraux pour agir des outils moraux destinés à juger rétrospectivement des actes ; et, notamment, s’excuser par avance d’une action que l’on sait ou que l’on pressent injustifiable. Est de mauvaise foi celui ou celle qui, sachant qu’il/elle va mal agir, adopte frauduleusement la position du/de la spectateur/trice rétrospectif/ve de son propre acte, et s’octroie à lui/elle-même des excuses : « Je sais que je ne devrais pas me garer là, mais j’ai une excuse : je suis pressé-e, et je n’en ai pas pour longtemps… ».


[1] J’en ai déjà parlé dans une note de bas de page de ce billet. Dans mon article « Militer n’est pas un devoir moral », c’est aussi de cela que je parlais, même si alors je ne connaissais pas le terme technique : il s’agissait en fait pour moi d’établir le caractère surérogatoire du militantisme.

[2] Denoël, 2012 ; 1re éd. 2010 ; trad. de l’anglais par Frédéric Joly.

[3] Je soupçonne ici une imprécision dans la traduction. C’est « acquitter » plutôt qu’ « exempter » qu’il faudrait dire : mener une vie de saint n’est pas une manière d’échapper à son obligation morale, mais de s’y conformer.

[4] Sic. Là encore, problème de traduction ?

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Le droit à l’autodétermination

1.

Il y a en Catalogne un fort mouvement indépendantiste, qui se développe rapidement depuis quelques années. Les institutions politiques catalanes avaient voulu organiser un référendum d’indépendance à l’automne dernier, dont les autorités espagnoles avaient contesté la légalité. Les partis indépendantistes (sauf l’extrême gauche) comptent se présente ensemble aux élections du 27 septembre prochain, et déclarer unilatéralement l’indépendance en cas de majorité absolue.

Parmi les organisations politiques situées à gauche de la social-démocratie, il y en a qui sont pour l’indépendance, d’autres non. Mais même parmi celles qui ne sont pas pour l’indépendance (c’est le cas de Podem, l’équivalent catalan de Podemos), le « droit à l’autodétermination » est une revendication qui va de soi. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a déclaré [es] qu’il était personnellement contre l’indépendance de la Catalogne, mais favorable au droit à l’autodétermination : il est pour que les Catalan-e-s puissent se prononcer par référendum sur leur avenir institutionnel, mais, le cas échéant, en faisant campagne pour que (ou simplement en souhaitant que) l’option indépendantiste soit écartée.

Et la revendication du droit à l’autodétermination paraît tellement pleine de bon sens démocratique (les gens ont le droit de choisir, les peuples ont le droit d’être maîtres de leur destin, etc.) qu’elle semble largement aller de soi, et que s’y opposer relève de la malignité ou d’un cynisme absolu.

2.

Cependant, on n’est pas obligé-e de considérer qu’en politique, la démocratie soit toujours la valeur suprême. Parmi les choses qui me plaisent le plus dans le libéralisme, c’est la notion d’État de droit : même le souverain, c’est-à-dire le peuple, doit respecter des lois qui s’imposent à lui – et qui prennent notamment la forme d’une constitution. Naturellement, dans un régime démocratique, la constitution est elle-même issue du peuple : au mieux, elle est élaborée à l’issue d’un processus constituant lui-même démocratique ; au pire, elle est simplement approuvée par référendum après qu’un comité d’experts l’a élaborée (cas de la constitution de la Cinquième République, en France). Mais une fois votée, la Constitution ne peut pas être amendée facilement (il faut souvent, et c’est bien le cas en France et en Espagne, une majorité qualifiée au Parlement) ; elle constitue une expression cristallisée de la volonté du peuple ; à ce titre, elle est parfaitement susceptible d’entrer en conflit avec l’expression spontanée de la volonté populaire.

Il y a eu des régimes démocratiques sans constitution : la Troisième République, en France. Et ça n’a d’ailleurs pas si bien fini que cela[1]. Mais on pourrait se dire qu’après tout, pour un régime qui se veut démocratique, ne pas avoir de constitution est plutôt logique : le peuple, ou le parlement qui le représente, décide ce qu’il veut, quand il veut. Cependant, on voit aussi assez bien quelles peuvent être les raisons de vouloir faire primer une loi générale et abstraite sur une loi spécifique, de faire primer le principe sur le particulier. Il me semble qu’elles sont de deux ordres :

  • tout d’abord, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire démocratique. La constitution d’un État a souvent été choisie de manière plus démocratique que les lois courantes : en général, elle a au moins été approuvée par référendum ; dans certains cas, elle a été élaborée par une assemblée constituante élue spécialement à cette fin[2] ;
  • ensuite, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire libéral. Notons que mêmes les individus qui se conduisent mal, ou qui laissent libre cours à leurs passions mauvaises, sont généreux en principe : à l’heure d’énoncer leurs propres valeurs, peu d’individus se jugeront eux-mêmes mesquins, racistes, égoïstes, bien qu’ils le soient peut-être en réalité. Il s’agit de prendre au sérieux les valeurs énoncées par ces individus : si ceux-ci y adhèrent au moins théoriquement, cela vaut reconnaissance implicite de leur validité et de leur force normative, et cela nous autorise donc à juger leurs comportements ultérieurs à l’aune de ces propres valeurs. C’est un peu la même chose dans un corps politique : il faut prendre le peuple au sérieux au moment où il est le meilleur, c’est-à-dire au moment où il s’élève au-dessus de la contingence pour édicter ses valeurs générales au nom desquelles il accepte d’être jugé et éventuellement contraint. Cela s’appelle une constitution.

Un exemple évident d’utilité des constitutions, c’est lorsque celles-ci, au nom de valeurs extrêmement générales et consensuelles (le droit à ne pas être discriminé-e, le droit à un respect égal pour tou-te-s, l’égalité de tou-te-s devant la loi…), protège les droits des minorités, qui ont toujours besoin de l’être dans des régimes explicitement fondés sur la puissance de la majorité (coucou Tocqueville). Un exemple récent est fourni par l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis [en], obligeant chaque État à célébrer les mariages entre personnes de même sexe. Il est évident que ceux qui ont le premier énoncé le principe d’« égalité devant la loi » au nom duquel cette décision a été prise auraient été bien étonnés, et sans doute même un peu horrifiés, s’ils avaient su qu’elle servirait à légaliser le mariage homosexuel dans tous les États de l’Union. Mais les faits que les pères fondateurs n’aient pas prévu les conséquences des principes qu’ils édictaient, et qu’ils se seraient retrouvés en désaccord avec certaines de ces conséquences, n’implique pas qu’ils étaient en désaccord avec leurs propres principes : cela révèle simplement que la conscience humaine est contradictoire, et qu’un individu, ou qu’un peuple, peut avoir raison ou tort contre lui-même. D’où le possible conflit Loi vs. Constitution.

Et d’où, aussi, mon désaccord théorique avec le courant « originaliste » [en], représenté notamment par deux juges conservateurs de la Cour suprême américaine (Clarence Thomas et Antonin Scalia), qui prétend donner à la Constitution le sens exact, et surtout le contenu exact, que les pères fondateurs y auraient mis. Par exemple, la Constitution américaine interdit les « punitions cruelles et inhabituelles » [en] ; les originalistes refusent d’utiliser cette disposition pour interdire la peine de mort, car il est évident que les pères fondateurs n’avaient pas la peine de mort en tête quand ils ont fixé dans le marbre ce principe. Une telle attitude revient à mon avis à manquer la nature de ce qu’est un principe. Mais la position originaliste a toutefois une force incontestable : elle respecte la séparation des pouvoirs, en privant le pouvoir judiciaire (la Cour suprême) de tout rôle législatif. Car si on refuse cette position, ce sont les juges qui doivent interpréter et, ce faisant, se substituer au législateur élu. Et leur interprétation est parfois contestable, voire arbitraire – je pense, là, à la décision du Conseil constitutionnel français qui avait jugé inconstitutionnelle parce que « confiscatoire » la proposition de François Hollande d’instaurer un impôt exceptionnel de 75% sur les plus hauts revenus. On a envie de lui dire : mais pourquoi donc ? Mais le constat d’une telle marge d’appréciation dans les décisions des conseiller-e-s ou des juges constitutionnel-le-s ne suffit pas à me faire renoncer à l’État de droit et au constitutionnalisme, ni à me faire adopter la position originaliste : il souligne simplement le caractère éminemment politique des décisions judiciaires, et plaide, par exemple, en faveur de l’élection des juges (y compris des juges constitutionnel-le-s).

3.

Cela étant dit, revenons-en à la Catalogne.

Le peuple catalan veut s’exprimer par référendum sur son droit à l’autodétermination. Le gouvernement espagnol lui oppose l’État de droit et la Constitution. Je ne connais pas exactement la constitution espagnole, mais je ne crois pas qu’il soit discutable que les arguments juridiques soient du côté du gouvernement espagnol : la constitution interdit la sécession, ou bien interdit la sécession unilatérale, ou bien interdit la convocation de référendum du type de celui que les institutions catalanes ont essayé de convoquer, etc. Peut-être serait-il opportun, d’un point de vue politique, et à condition que cela soit légalement possible, de laisser le peuple catalan faire ce qu’il veut ; mais le lui refuser ne constitue pas pour autant un scandale. La constitution qui interdit aux Catalan-e-s de faire ce qu’ils/elles veulent faire aujourd’hui a été démocratiquement approuvée par référendum [es], en 1978, à une très large majorité, et les Catalan-e-s eux/elles-mêmes l’ont largement approuvée [cat]. En 1978, les Catalan-e-s ont eux-mêmes décidé de limiter leurs propres droits démocratiques, et c’est sur cette base que l’Espagne démocratique a été refondée. On peut juger que la constitution espagnole est imparfaite, qu’elle ne prend pas assez en compte les aspirations de ses minorités nationales, qu’elle manque de souplesse, etc., mais elle existe, et il n’y a rien de choquant à ce que la constitution d’un État règle le modus vivendi des parties (régions, minorités, nationalités…) qui le composent. Et le fait même de décourager ou d’empêcher la sécession (jusqu’à révision constitutionnelle, car cette possibilité est toujours ouverte) peut obéir à des objectifs politiques parfaitement louables : assurer la cohésion de l’État-nation, prémunir les régions pauvres contre l’égoïsme fiscal des régions riches qui auraient la tentation de mettre fin à l’union de transfert, etc. Par conséquent, il n’y a rien d’intrinsèquement choquant dans la constitution espagnole, et de même qu’en philosophie je suis pour qu’on s’en tienne aux principes qu’on a fixés, en l’occurrence je pense que la constitution espagnole devrait être respectée.

Je n’ai rien contre le « droit à l’autodétermination », pas plus que je n’ai quoi que ce soit contre la démocratie. Mais je proteste contre une certaine rhétorique en vertu de laquelle le « droit à l’autodétermination » serait une revendication naturelle, de bon sens, évidente, allant de soi. Si une telle position pro-démocratique procède d’un anti-constitutionnalisme de principe, alors il faut le dire. Sinon, il s’agit d’une manière facile et paresseuse d’envisager les rapports entre démocratie et État de droit, et d’un refus de penser leur contradiction tendancielle.

4.

Le fait d’avoir posé ces principes n’implique pas, cependant, qu’ils doivent être appliqués aveuglément dans n’importe quelle circonstance. Je n’ai fait qu’indiquer quelques bonnes raisons de faire primer l’État de droit sur la démocratie ; il peut aussi y avoir des raisons qui jouent en sens inverse, et qui peuvent éventuellement l’emporter sur celles que j’ai exposées ci-dessus. Peu de temps après la victoire de Syriza en Grèce, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avait déclaré qu’il ne pouvait pas y avoir de démocratie contre les traités européens. Ces déclarations ont provoqué un tollé. Mais elles ne devraient pas nous étonner outre mesure ; et, si l’on veut s’en indigner, encore faut-il concéder que la position de Juncker s’inscrit dans un cadre idéologique très cohérent, et en principe tout à fait respectable. Mais je ne suis pas prêt à défendre, au nom des traités européens, de l’État de droit, ou même éventuellement de la Constitution grecque, la mise en couple réglée de la Grèce, l’appauvrissement de sa population, la catastrophe sanitaire, l’explosion du taux de suicide, etc. Je n’ai pas de théorie à proposer pour dire dans quel cas l’État de droit doit l’emporter sur la démocratie, et dans quel cas la démocratie doit l’emporter sur l’État de droit. Mais je vois très bien quel genre de raisons pourrait me faire approuver une politique du gouvernement grec qui consisterait à sortir, même illégalement, des traités européens (et de l’union monétaire, par exemple). Ces raisons tiennent au sort infâme qui est fait à la population grecque, et qu’aucune « bonne raison » ne me semble pouvoir me faire accepter. Tout ce que je peux dire, c’est que la Catalogne n’en est pas là. Bien sûr, la Catalogne souffre de l’austérité – le reste de l’Espagne aussi. Mais on n’a aucun motif de croire que l’indépendance de la Catalogne pourrait significativement améliorer (ni dégrader, d’ailleurs) le niveau de vie de ses citoyen-ne-s. Les raisons matérielles qui pourraient faire pencher la balance dans le sens du respect de la démocratie plutôt que de celui de l’État de droit me semblent absentes ; c’est uniquement au nom de promesses et d’espoirs un peu vagues, et surtout du principe démocratique lui-même, que les Catalan-e-s réclament le droit à l’autodétermination. Ce n’est pas une raison pour le leur refuser, mais c’en est une pour ne pas considérer comme un scandale monstrueux de le leur refuser au nom d’une autre valeur.


[1] Je ne dis pas qu’une constitution aurait empêché que soient votés les pleins pouvoirs à Pétain, ce serait faire preuve d’un fétichisme juridique assez idiot, mais il n’empêche : la création de l’État français n’a enfreint aucune norme juridique pré-existante, si ce n’est la loi constitutionnelle disposant que la forme républicaine des institutions est intangible. Mais justement, comme le régime était fondé sur des lois constitutionnelles, et non sur une constitution en bonne et due forme, on n’avait pas pris la peine de créer un conseil constitutionnel ou une cour suprême…

[2] Ces raisons-là valent pour les constitutions adoptées démocratiquement ; elles ne valent pas pour les autres normes juridiques qui sont au-dessus des lois normales, et qui sont mêmes au-dessus des constitutions, comme les traités internationaux (qui sont rarement acceptés par référendum, et qui ne peuvent pas être modifiés unilatéralement par un des États contractants). Mais logiquement, pour un-e libéral-e, l’État de droit implique de respecter les traités internationaux.

Libertarianisme et esclavage : réponse à A3nm, Peter Vallentyne, Karen I. Vaughn et quelques autres

Note technique : jusqu’à la fin du mois de juillet, je fonctionne avec une connexion Internet très faiblarde, et je ne suis pas sûr du tout de pouvoir me connecter régulièrement. Les commentaires des articles sont toujours ouverts, mais ils n’apparaîtront qu’après validation. Je reviendrai au régime habituel lorsque j’aurai une meilleure connexion.

1.

Suite à mon récent billet sur « Libertarianisme et esclavage », une intéressante discussion s’est engagée avec quelques uns de mes lecteurs. Mon article visait à montrer que les principes mêmes du libertarianisme devaient nécessairement conduire à l’acceptation de l’esclavage, parce qu’il n’y a pas de raison que le principe selon lequel je suis propriétaire des produits de mon corps et des produits de mon travail ne s’applique pas aussi aux enfants auxquels je donne naissance. Il peut donc y avoir, d’après les principes libertariens eux-mêmes, propriété d’êtres humains sur d’autres êtres humains.

A3nm [edit 20/10/2015 : discussion typo-orthographique ici], et un autre lecteur avec qui j’ai discuté de manière privée, m’ont répondu qu’on pouvait tout à fait établir une clause d’exception stipulant qu’un être humain ne peut pas être propriété d’un autre être humain. En fait, la réponse d’A3nm à mon argumentation consistait simplement à dire qu’il ne voyait pas le problème, que ma reductio ad absurdum du libertarianisme reposait sur une prétendue difficulté qui n’en était pas une. Et A3nm pouvait s’appuyer sur l’attitude du libertarien Peter Vallentyne, dans un passage que je citais dans mon précédent article :

On pourrait, bien entendu, remettre en question l’existence de Dieu, mais même si son existence était acceptée, il y aurait malgré tout un problème quant au principe selon lequel les créateurs seraient propriétaires du produit de leur labeur, s’ils sont propriétaires de tous les facteurs de production. On pourrait remettre cela en question en termes généraux, mais le point central ici est que ce principe est peu plausible quand la chose créée est un être sensible et autonome. Les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants, du moins pas une fois que ceux-ci sont autonomes. Un inventeur ne serait pas propriétaire du robot qu’il a créé si le robot était sensible et autonome. Même si en général les créateurs sont propriétaires du fruit de leur travail, ce n’est pas le cas quand ce fruit a un statut moral indépendant.

Libertarisme, propriété de soi et homicide consensuel » )

On pourrait aussi invoquer la réponse de Karen I. Vaughn à Susan Moller Okin (philosophe qui, comme me le signalait Patertaciturnus, critique Nozick avec des arguments proches des miens). À la page 6 de cet article intitulé « Who owns the children? Libertarianism, feminism and property », Vaughn écrit en effet :

Even if libertarians reject the Judeo-Christian moral heritage that gives human beings a special status, they still may stipulate the categorical distinction that allows them to apply rules of justice to humans and not everything else. Indeed, such a stipulation is a move that would command widespread assent, including the assent of liberals such as Okin. The question isn’t « Why are people different from trees? » so much as « Given that people are different from trees, what does this imply about how we treat them? »

C’est-à-dire :

Même si les libertariens rejettent l’héritage moral judéo-chrétien qui donne un statut particulier aux êtres humains, ils peuvent tout de même édicter la distinction qualitative (catégorielle ?) qui leur permet d’appliquer les règles de justice aux humains et pas à n’importe quoi d’autre. En effet, une telle stipulation rencontrerait un large assentiment, y compris celui de libéraux comme Okin. La question n’est pas tant « Pourquoi les gens sont-ils différents des arbres ? » que : « Étant donné que les gens sont différents des arbres, qu’est-ce que ça implique quant à la manière dont il faut les traiter ? »

Bref, pour que le problème ne se pose pas, il n’y a qu’à décider qu’il ne se pose pas. L’argument d’A3nm est du même genre, mais plus raffiné, parce qu’il utilise à son profit une concession de ma part. J’écrivais en effet :

Et il ne suffit même pas de dire que les enfants sont émancipés à la mort de leurs parents. Sans doute, en l’absence de testament explicite, si la règle de transmission par défaut est que les biens des parents passent aux enfants, alors on peut dire que les enfants récupèrent à la mort de leurs parents une propriété sur eux-mêmes, et alors tout va bien. Mais s’il s’agit d’une véritable propriété, les parents peuvent l’aliéner, et en particulier la vendre ou la donner à autrui.

Ce qui a fait dire à A3nm la chose suivante : si j’accepte de reconnaître à un esclave, donc à un bien, la capacité d’acquérir une propriété, alors je dégage moi-même un critère permettant de ne pas lui appliquer la règle selon laquelle les produits sont la propriété de ceux/celles qui les ont produits. A3nm écrit ainsi, dans un commentaire :

En fait, quand tu dis que l’enfant est un agent qui est la propriété du parent, ça présuppose que tu as déjà remarqué que l’enfant est un agent, donc que tu disposes déjà d’une faculté qui te permettrait d’appliquer une version faible du principe : les productions corporelles que l’on a ainsi identifiées comme agents échappent à la règle qui voudrait que leur producteur en soit propriétaire.

Ces « solutions » méritent examen. Mais elles n’emportent pas ma conviction.

2.

Car la solution de Vallentyne, Vaughn ou A3nm n’a aucune nécessité intrinsèque. Elle constitue une solution commode, si l’on y tient, mais elle ne découle logiquement d’aucune prémisse. A3nm parle significativement d’une « faculté qui [m]e permettrait d’appliquer une version faible du principe » (je souligne). Encore faut-il que j’en aie envie. Or l’histoire m’en dissuade ! Car plusieurs sociétés esclavagistes, évidemment, admettaient tout à fait qu’un-e esclave pût être affranchi-e, et qu’il/elle pût donc être considéré-e, même avant son affranchissement, comme un agent susceptible de devenir plus tard un sujet de droit, etc. Cette « faculté », pour reprendre le terme d’A3nm, n’empêche nullement qu’il/elle soit, en attendant, un-e esclave, c’est-à-dire un bien. Il n’y a donc aucune espèce d’incompatibilité analytique ni historique entre servitude et statut d’agent.

Naturellement, mon précédent billet se présentait comme une reductio ad absurdum du libertarianisme : il serait donc malséant de ma part d’écarter autoritairement les solutions proposées pour empêcher le libertarianisme de mener à des conclusions absurdes. Mais le problème se pose sous un jour nouveau si on cesse de considérer que la légitimation de l’esclavage n’est pas une conséquence absurde du libertarianisme, mais simplement une conséquence très déplaisante – or des conséquences déplaisantes, le libertarianisme en a d’autres… La question devient celle-ci : si un-e libertarien-ne anti-esclavagiste discutait avec un-e libertarien-ne esclavagiste, que pourrait-il lui dire ? Réponse : rien. Il/elle n’aurait pas d’argument à lui opposer.

Dans le meilleur des cas, les deux ne pourraient que constater qu’ils/elles mobilisent deux principes d’égale importance dans la doctrine libertarienne : la propriété de soi, et la propriété sur les produits de son travail ou sur les productions corporelles. On peut à la limite faisant primer arbitrairement un principe sur l’autre. Mais alors, tant qu’on y est, puisque la propriété sur les produits de son travail est si fragile, à quel titre continue-t-elle à valoir dans tous les autres cas ? Pourquoi ne pas, au nom des « conséquences déplaisantes », refuser d’accorder aux agents la propriété sur les revenus de leur travail – pourquoi ne pas accepter l’impôt sur le revenu, que tou-te-s les libertarien-e-s, même de gauche, refuseraint ? Si l’on refuse de reconnaître le caractère absolu de la propriété sur les produits de son propre corps, pourquoi ne pas interdire la vente d’organes (ce que, là encore, tou-te-s les libertarien-ne-s refuseraient) ? On manque complètement d’un critère solide pour justifier l’exception réclamée par A3nm, Vallentyne et Vaughn. Si l’on accepte leur solution, alors il n’y a pas de raison de ne pas la faire jouer en général contre le libertarianisme lui-même.

Dans le pire des cas, on analysera le second principe comme une conséquence logique du premier (je crois que c’est la position de Nozick) ; auquel cas, tout conflit entre les deux principes est la preuve du caractère self-defeating du libertarianisme.

3.

Ces difficultés révèlent en réalité à quel point la prétendue rigueur des élaborations libertariennes ne sont que des justifications opportunistes, ad hoc et peu solides des prémices du capitalisme. Alors que les libertarien-ne-s sont parfaitement prêt-e-s, en général, à accepter les conséquences déplaisantes, voire répugnantes, de leur système, la plupart d’entre eux/elles reculent toutefois devant l’esclavage (en fait on pourrait se demander si ça a encore un sens d’appeler « libertarien-ne » un-e libertarien-ne favorable à l’esclavage). Mais ils/elles ne peuvent pas le faire autrement qu’en mobilisant une intuition morale, dont l’histoire nous enseigne pourtant le caractère extrêmement relatif et situé. Car si :

  1. il y a eu plein de sociétés esclavagistes dans l’histoire ;
  2. le libertarianisme ne peut pas rejeter l’esclavage autrement que par un coup de force (faire primer arbitrairement un principe sur un autre) ;
  3. ce coup de force menace les fondements mêmes du libertarianisme ;

alors on ne voit pas très bien ce qui empêche le libertarianisme d’être une doctrine complètement circulaire, qui naturalise au nom de l’intuition des préjugés du capitalisme libéral, pour en arriver in fine, miracle !, à la justification de ce même capitalisme libéral sous une forme particulièrement corsée.

Le cinéma est anti-breton

Le discours tenu par le film est peut-être plus ambivalent à ce niveau. Et le public peut y piocher ce qui l’arrange (ce qui, pour moi, reste politiquement tout aussi problématique).

Paul Rigouste, commentaire posté sur Le cinéma est politique, 1er juin 2015

*

J’ai vu il y a quelques semaines le film Un Français, qui raconte l’histoire d’un ancien skinhead néo-nazi qui rompt avec son passé. Et puis ensuite je suis tombé sur cet article de Philippe Argouarch, qui vise à démontrer que ce film relève de la propagande anti-bretonne. Pourquoi ? Parce qu’on voit un drapeau breton accroché au mur d’un bar d’extrême-droite. Mieux : parce que la séquence où l’on voit ce drapeau breton apparaît même dans la bande-annonce. « Bien sûr, ce n’est pas un hasard », mais bel et bien la preuve que les producteurs du film ont tenu à ce que leur injure au peuple breton soit accessible même à celles et ceux qui n’ont pas vu le film.

Ce genre de délires me rappelle évidemment les articles du genre de ceux qu’on trouve sur le site Le cinéma est politique (LCEP), dont j’ai déjà abondamment parlé sur ce blog. Mais ça me les rappelle… en pire ; je crois que là, on atteint un niveau tel que même les contributeur/trice-s les plus paranoïaques de LCEP seraient d’accord pour dire que peut-être, quand même, il ne faut pas pousser. Je n’en sais rien, je n’ai pas lu de réaction de Paul Rigouste à ce sujet, mais je formule sur la base de mon intuition cette hypothèse charitable.

Le problème, c’est qu’on ne voit pas très bien ce que Paul Rigouste, par exemple, aurait à répondre à un tel article, fût-il en désaccord avec lui. Comment attaquer la thèse de Philippe Argouarch, par quel angle la contester, par quel biais la réfuter ? On peut toujours essayer de dire que les éléments que relève Philippe Argouarch sont trop mineurs dans le film pour être vraiment significatifs, ou bien que la présence du drapeau breton dans un bar d’extrême-droite s’explique par la volonté de montrer une récupération illégitime des symboles de la culture bretonne par les skinheads, etc. Bref, on pourrait formuler à l’égard d’Argouarch des arguments exactement similaires à ceux que j’ai bien souvent envie de formuler contre Rigouste. Et c’est tout de même, du point de vue de Paul Rigouste, un problème : car s’il n’y a plus que le feeling ou l’intuition pour démaquer une critique paranoïaque d’une critique intelligente[1], je ne vois pas ce qui m’empêcherait, moi, de juger paranoïaque la critique où il explique que X-men: Days of Future Past est un film transphobe :

Si Mystique est construite par ce film comme une menace avant tout en tant que femme, il me semble que l’on peut également faire une autre lecture de ce personnage, qui la verrait plus comme une menace du fait de la relative indétermination de son identité sexuée et genrée. Elle a en effet la capacité de se transformer en n’importe quel humain, et ne se prive pas de prendre l’apparence d’hommes. En cela, son existence représente une menace pour l’ordre « hétéro-patriarcal-cis », puisqu’elle ne rentre pas dans ses cadres normatifs fondés sur l’idée d’une « différence des sexes et des genres » qui serait « fondée en nature dans le sexe biologique ». En effet, dans ces cadres opprimants, passer d’un sexe ou d’un genre à un autre constitue une « transgression » allant contre l’« ordre naturel ». […] En faisant de Mystique une méchante qui doit être matée, le film me semble donc véhiculer un discours que l’on pourrait qualifier de « transphobe »[2].

Ou bien, encore, de juger paranoïaque son interprétation selon laquelle le dernier Mad Max est islamophobe, parce que ça se passe dans le désert :

Pensez au public états-unien (et plus largement occidental) qui va dans les salles. On lui montre un peuple qui vit dans le désert (et qui se bat pour du pétrole et de l’eau), avec à sa tête un autocrate-dictateur, avec une armée de fanatique religieux kamikazes prêt à se faire exploser pour la religion qu’il incarne, des enfants qui se font exploiter, des femmes qui sont opprimées, un harem, etc. Est-ce que vous pensez franchement que le public occidental pense d’abord à l’occident quand il voit ça ?

(M’est avis que le « public états-unien » a bon dos, et qu’il permet surtout à Paul Rigouste d’étaler, en les faisant passer pour ceux d’autrui, ses propres préjugés. Mais bon.)

Il n’y a entre les analyses de Paul Rigouste et celles de Philippe Argouarch qu’une différence de degré, ce qui, si on accepte de considérer les secondes comme ineptes, rend les premières profondément suspectes. Je reviens sur cette question, même si le dossier LCEP était à peu près clos depuis quelques mois (mais sur ce blog, aucun dossier n’est jamais vraiment clos !), parce que l’article d’Argouarch me fournit en fait un excellent argument à l’appui de ma thèse centrale développée ici, relative au caractère fondamentalement non objectif et non objectivable des analyses politiques de films à la manière de LCEP. Bon, le (seul) problème, c’est qu’en réalité Paul Rigouste n’a pas, à ma connaissance, critiqué le caractère paranoïaque de l’article d’Argouarch. L’idéal pour moi serait de trouver un vrai débat (peut-être quelque part dans les méandres des commentaires de LCEP ?) où Paul Rigouste occuperait la position structurelle du type raisonnable, face à un-e interlocuteur/trice plus gauchiste que lui… Si je trouve ça, j’en dirai peut-être un mot.


[1] Et c’est peut-être cela, d’ailleurs, qui fait qu’il y a souvent, dans les commentaires de LCEP, des critiques un peu agressives contre les auteur/trice-s des articles, ou faisant preuve d’une ironie mordante. C’est que quand on est convaincu-e d’avoir raison et qu’on se laisse enfermer dans le piège d’une discussion, à laquelle on semble nous inviter, mais qui est en réalité sans objet, la frustration peut finir par nous faire réagir de cette manière.

[2] Liz Kro, du blog Lacets rouges et vernis noirs, avait déjà relevé cette perle.