Les parents chérissent en effet leurs enfants parce qu’ils sont, dans leur esprit, quelque chose d’eux-mêmes, et les enfants leurs parents parce qu’ils sont à l’origine de leur propre existence. Toutefois les parents connaissent mieux leur progéniture que celle-ci ne connaît ses origines. Et le sentiment d’intime affinité qui unit l’être d’origine à celui qu’il a engendré est plus fort que le sentiment qui unit celui-ci à son auteur. Car ce qui sort d’un être appartient proprement à l’être d’origine (par exemple, une dent, un cheveu, la moindre de ces choses est pour son possesseur quelque chose qui lui appartient), tandis que pour cette chose l’être d’origine n’est pas du tout quelque chose qui lui est attaché ou, en tout cas, il l’est moins.
L’idée que « ce qui sort d’un être appartient proprement à l’être d’origine », formulée de la sorte, rappelle la doctrine libertarienne de la propriété de soi. Pour Nozick, je suis propriétaire de mon corps, ce qui implique que je suis aussi propriétaire de ce que mon corps produit (comme mes sécrétions corporelles : urine, excréments, sang…), de ce que je produis moi-même à partir de mon corps (exemples : une ficelle que je tresserais avec mes propres cheveux, une sculpture que je ferais avec mes rognures d’ongles…), et de tout ce qui n’appartient à personne mais à quoi je mêle mon travail (exemple : une terre sans propriétaire que je commencerais à cultiver). Mais comme Aristote nous le suggère, la conséquence logique de cette position est que les parents sont propriétaires de leurs enfants.
On peut proposer deux versions différentes de l’argumentation qui mène à cette conclusion :
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soit on considère que les enfants appartiennent aux êtres qui ont fourni des parties de leur propre corps pour les produire, c’est-à-dire leurs deux parents. En effet, les enfants sont issus du développement d’une cellule-œuf elle-même issue de la fusion de deux cellules issues du corps des parents ;
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soit on envisage la grossesse et l’accouchement comme un travail, auquel cas le nouveau-né est le produit du travail de la mère, donc appartient à la mère (et éventuellement au père aussi si on considère qu’il a « travaillé » pour féconder la mère, mais c’est peut-être donner un sens un peu étendu au mot travail. Encore que : si le père est un prostitué… ?).
Je n’ai pas besoin, dans le cadre de cet article, de trancher entre ces deux versions. L’essentiel est que, dans un cas comme dans l’autre, les enfants se retrouvent esclaves. Voilà donc les libertarien-ne-s obligé-e-s d’accepter l’esclavage[1]. Et il ne suffit même pas de dire que les enfants sont émancipés à la mort de leurs parents. Sans doute, en l’absence de testament explicite, si la règle de transmission par défaut est que les biens des parents passent aux enfants, alors on peut dire que les enfants récupèrent à la mort de leurs parents une propriété sur eux-mêmes, et alors tout va bien. Mais s’il s’agit d’une véritable propriété, les parents peuvent l’aliéner, et en particulier la vendre ou la donner à autrui. Ou bien ils peuvent déshériter leurs enfants et prévoir par testament qu’à leur propre mort leurs enfants passeront à autrui. Donc on se retrouve bien dans un cas de figure où l’esclavage est complètement rétabli.
Il me semble qu’on peut réagir de deux manières face à cette conclusion :
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l’accepter, et inclure le rétablissement de l’esclavage dans le programme politique du libertarianisme[2]. Je ne sais pas si des libertarien-ne-s vont vraiment jusque là ; en tout cas, le souci de cohérence implique de renoncer à tout ce qu’il peut y avoir d’attirant dans l’utopie libertarienne, c’est-à-dire la revendication d’une liberté maximale des agents ;
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la refuser, et se servir de notre forte intuition morale anti-esclavagiste pour en venir à remettre en cause, soit le principe même de propriété de soi, soit la manière dont les libertarien-ne-s étendent la propriété de soi à la propriété sur les produits de notre corps ou de notre travail.
Il y a une troisième solution, mais elle consiste plutôt à évacuer la difficulté qu’à la résoudre. Le libertarien de gauche Peter Vallentyne, dans un article intitulé « Libertarisme, propriété de soi et homicide consensuel », écrit ainsi (p. 10-11) :
On pourrait, bien entendu, remettre en question l’existence de Dieu, mais même si son existence était acceptée, il y aurait malgré tout un problème quant au principe selon lequel les créateurs seraient propriétaires du produit de leur labeur, s’ils sont propriétaires de tous les facteurs de production. On pourrait remettre cela en question en termes généraux, mais le point central ici est que ce principe est peu plausible quand la chose créée est un être sensible et autonome. Les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants, du moins pas une fois que ceux-ci sont autonomes. Un inventeur ne serait pas propriétaire du robot qu’il a créé si le robot était sensible et autonome. Même si en général les créateurs sont propriétaires du fruit de leur travail, ce n’est pas le cas quand ce fruit a un statut moral indépendant.
Ici, la logique libertarienne bute sur l’intuition anti-esclavagiste. Mais on se demande au nom de quoi Vallentyne tire de cette intuition le principe « on n’est pas propriétaire d’un être sensible et autonome » plutôt que le principe « on n’est pas propriétaire des fruits de son labeur ». L’argument du « statut moral indépendant » invoqué in fine par Vallentyne, bien sûr, n’en est pas un, puisque Vallentyne présuppose ici ce qu’il s’agit de démontrer, à savoir que les enfants (et les robots doués de conscience) ont un statut moral indépendant. La décision de l’auteur est un choix arbitraire, d’autant plus gênant qu’en général, les libertarien-ne-s, même de gauche, refusent ce genre d’aménagement à la marge de leur système, et acceptent les conséquences désagréables. Nozick et Vallentyne sont prêts à accepter l’esclavage volontaire ; tou-te-s les libertarien-ne-s sont prêt-e-s à admettre qu’on a le droit d’exploiter des individus « libres » dans des conditions pires que dans l’Angleterre du XIXe siècle ; tous ces gens refuseraient, au nom de l’inflexible cohérence de leur système, de faire entorse à leurs principes au nom de la pitié ou de l’humanité ; et il faudrait consentir à une dérogation pour éviter d’avoir à rétablir l’esclavage ? Mais pourquoi donc ?
On peut faire crédit aux libertarien-ne-s de la grande cohérence de leur pensée, dont la radicalité même est la preuve – mais le prix à payer pour une telle cohérence et pour une telle radicalité, c’est qu’on ne peut pas s’en tirer aussi facilement en cas de problème !
[1] Et pas seulement l’esclavage volontaire. Ça, je sais que certain-e-s l’admettent. L’esclavage volontaire pose peut-être des problèmes de cohérence logique, mais reste moins contre-intuitif que l’esclavage forcé…
[2] On trouve, en français, les deux termes libertarianisme et libertarisme. Comme libertarisme est construit sur libertaire, je préfère libertarianisme pour parler de l’idéologie des libertarien-ne-s (Sébastien Caré fait pareil, et pour les mêmes raisons, dans son livre sur La pensée libertarienne). Cela dit, en anglais, on dit libertarian dans les deux cas…
« L’idée que « ce qui sort d’un être appartient proprement à l’être d’origine », formulée de la sorte, rappelle la doctrine libertarienne de la propriété de soi. […] Mais comme Aristote nous le suggère, la conséquence logique de cette position est que les parents sont propriétaires de leurs enfants. »
Susan Moller Okin dans Justice famille et genre se base sur la même idée pour produire un reductio ad absurdum de la philosophie de Nozick. Si les principes de la philosophie de Nozick sont vrais, les mères (et non les parents en général) sont les propriétaires des enfants …
Je ne suis pas vraiment convaincu.
La question de l’apparition de nouveaux agents est problématique dans n’importe quel système, et pas seulement le libertarianisme. Ça pose des questions de savoir quand ils sont constitués (cf tous tes billets sur l’avortement…), sur le degré de responsabilité que leurs parents ont sur eux (j’imagine que les systèmes non libertariens reconnaissent tout de même aux parents certains droits sur l’enfant jusqu’à un certain âge), etc.
Les libertariens essaient de formaliser un principe raisonnable selon laquelle les fruits du corps de quelqu’un lui appartiennent, mais ça ne me semble pas très gênant qu’il faille l’ajuster pour gérer le problème important de quand de nouveaux agents sont formés. D’ailleurs, la solution de la transmission par héritage ne marche pas du tout, parce que dans ton modèle, si on ne reconnaît aucune qualité d’agent aux enfants, si on les voit juste comme la propriété de leurs parents (et, en quelque sorte, une extension de leur corps), alors il n’y a pas de liberté à « rendre » aux enfants à la mort des parents. Éventuellement, les enfants héritent de la « qualité d’agent » des parents, mais ça nécessite de devoir la partager, et en fait on ne voit pas bien entre qui on la partagerait, ou pourquoi les parties disjointes survivantes du corps de l’agent seraient considérées comme différentes de lui, et traitées indépendamment.
Je trouve assez judicieux de la part de Vallentyne d’observer que le problème s’étend à la création d’un objet conscient même non biologique. Si ça ne te convient toujours pas, tu peux formaliser le système différemment. On a besoin d’un mécanisme (difficile à définir, dans tous les systèmes) qui identifie les objets conscients (les agents) quand ils apparaissent dans le monde, et étant donné ce critère tu peux reformuler le principe de la propriété de soi comme le fait que t’appartient tout ce que tu crées s’il ne peut pas revendiquer sa propre propriété (i.e., tout, à l’exception de ce que le critère identifie comme agent).
Merci pour ton commentaire !
« La question de l’apparition de nouveaux agents est problématique dans n’importe quel système, et pas seulement le libertarianisme. Ça pose des questions de savoir quand ils sont constitués (cf tous tes billets sur l’avortement…), sur le degré de responsabilité que leurs parents ont sur eux (j’imagine que les systèmes non libertariens reconnaissent tout de même aux parents certains droits sur l’enfant jusqu’à un certain âge), etc. »
D’abord, les problèmes posés ne sont pas de même nature dans tous les systèmes. Par exemple, je pense que certaines formes d’utilitarisme doivent pouvoir produire des règles assez claires pour résoudre les problèmes que tu poses. Ca ne veut pas dire que *concrètement* on peut forcément résoudre les problèmes que tu poses, mais on peut quand même exhiber les règles qu’on devrait théoriquement appliquer pour les résoudre. Le problème est alors un problème d’application des principes, mais il ne concerne pas la cohérence même des principes de base. Alors que dans le cas du libertarianisme, il me semble que si.
Ensuite, il y a un moyen d’échapper au risque que tu soulèves : ne pas prétendre avoir un système, ou en tout cas un système aussi cohérent, général dans son application et parcimonieux dans ses fondements que le libertarianisme. Si tous les systèmes sont susceptibles d’une critique semblable à celle-ci, alors cela veut probablement dire qu’aucun système n’est bon, et qu’il ne faut pas prétendre en avoir un… (ce qui n’est pas forcément grave !)
« D’ailleurs, la solution de la transmission par héritage ne marche pas du tout, parce que dans ton modèle, si on ne reconnaît aucune qualité d’agent aux enfants, si on les voit juste comme la propriété de leurs parents (et, en quelque sorte, une extension de leur corps), alors il n’y a pas de liberté à « rendre » aux enfants à la mort des parents. Éventuellement, les enfants héritent de la « qualité d’agent » des parents, mais ça nécessite de devoir la partager, et en fait on ne voit pas bien entre qui on la partagerait, ou pourquoi les parties disjointes survivantes du corps de l’agent seraient considérées comme différentes de lui, et traitées indépendamment. »
Je n’ai pas été assez clair dans mon billet, je pense 😉 La solution de la transmission par héritage marche bel et bien si on considère qu’un même agent peut être à la fois propriété et propriétaire, ou au moins propriétaire en puissance. Du coup, si tu as un parent P et un enfant E, alors la propriété initiale de P sur E peut passer à E à la mort de P, de sorte que E devient propriétaire de E (il devient libre).
Après, il peut y avoir des raffinements amusants s’il y a plusieurs enfants, ou si on prend en compte le fait qu’il y a deux parents… Mais je simplifie.
Au vu de ta réponse, j’ai l’impression que la principale raison pour laquelle tu considères que le problème que tu soulèves concerne en premier lieu le libertarianisme, c’est parce que ces gens seraient plus arrogants et prétendraient plus fort que les autres qu’ils ont un système simple et cohérent. Pour qui n’a pas accès à cette information de contexte, c’est moins clair, et on ne comprend pas pourquoi tu t’acharnes spécialement sur eux. 🙂
Pour l’héritage, je ne comprends toujours pas. Tu écris « si on considère qu’un même agent peut être à la fois propriété et propriétaire, ou au moins propriétaire en puissance ». Ceci suppose déjà qu’on considère que l’enfant né est un agent (esclave). Cependant, de ce que j’en comprends, si on suit une application rigoureuse du principe de propriété de la production corporelle, l’enfant est un bien du parent comme une autre, ce n’est pas un agent. En fait, toute la définition de l’héritage est à revoir, parce qu’à la mort de l’argent, la plupart de ses productions corporelles (notamment, sa dépouille) ne nécessitent pas qu’on les gère de façon spéciale, alors que pour certaines de ses productions (les enfants), il faut découvrir qu’il s’agit en fait de nouveaux agents, qu’ils hériteraient de la propriété d’eux-mêmes, et du reste des possessions du défunt. En fait, quand tu dis que l’enfant est un agent qui est la propriété du parent, ça présuppose que tu as déjà remarqué que l’enfant est un agent, donc que tu disposes déjà d’une faculté qui te permettrait d’appliquer une version faible du principe : les productions corporelles que l’on a ainsi identifiées comme agents échappent à la règle qui voudrait que leur producteur en soit propriétaire.
Autrement dit, parler d’héritage, c’est supposer qu’on a défini une notion de parents et d’enfants, et que les enfants sont donc déjà identifiés comme productions corporelles disposant d’un statut spécial. Si on s’est autorisé à considérer que ceci était bien défini, je ne vois pas où est le problème à modifier le principe de propriété de la production corporelle d’une manière qui en tienne compte.
« Au vu de ta réponse, j’ai l’impression que la principale raison pour laquelle tu considères que le problème que tu soulèves concerne en premier lieu le libertarianisme, c’est parce que ces gens seraient plus arrogants et prétendraient plus fort que les autres qu’ils ont un système simple et cohérent. Pour qui n’a pas accès à cette information de contexte, c’est moins clair, et on ne comprend pas pourquoi tu t’acharnes spécialement sur eux. 🙂 »
Mais je ne m' »acharne » pas sur eux, j’écris juste un article contre eux. Je ne dis même pas que le problème que je soulève concerne *en 1er lieu* le libertarianisme – je me contente de dire qu’il concerne le libertarianisme. Et effectivement, je pense que c’est plutôt un bon client pour cette critique, pas parce que les libertarien-ne-s seraient plus arrogant-e-s que les autres, mais parce que c’est de fait un système qui prétend proposer une philosophie politique cohérente à partir de principes très simples. Et que d’autre part c’est une philosophie qui a tendance à accepter parfois jusqu’au cynisme les conséquences « désagréables » de ses prémisses, sans chercher à introduire des aménagements qui dérogeraient au principe de base.
Pour l’héritage : OK, je comprends ce que tu veux dire. Je suis partagé entre deux réponses :
-la première consisterait à dire : OK, si tu veux, il n’y a pas d’affranchissement automatique possible à la mort des parents. Si je te concède ça, je ne fais que ruiner ma propre concession, et ma thèse globale en est renforcée d’autant.
-seulement, tu écris : « En fait, quand tu dis que l’enfant est un agent qui est la propriété du parent, ça présuppose que tu as déjà remarqué que l’enfant est un agent, donc que tu disposes déjà d’une faculté qui te permettrait d’appliquer une version faible du principe : les productions corporelles que l’on a ainsi identifiées comme agents échappent à la règle qui voudrait que leur producteur en soit propriétaire ». Mais pourquoi cette faculté-là m’autoriserait-elle à appliquer une version faible du principe ? Dans les sociétés esclavagistes, les esclaves pouvaient être affranchi-e-s, ce qui veut dire qu’on leur reconnaissait la qualité d’agent ; or ça n’empêchait pas qu’ils/elles soient la propriété d’autrui avant leur affranchissement. La tradition historique atteste que le fait de reconnaître la qualité d’agent à un bien n’empêche pas logiquement (ni juridiquement…) d’en être propriétaire. Donc la solution que tu proposes est, à la rigueur, possible, mais pas logiquement nécessaire. Donc il faut la justifier plus précisément, sans quoi le critère que tu proposes (le fait d’être un agent) pour échapper au principe de propriété des fruits de son travail est arbitraire !
Si on tient à tout prix à sauver le libertarianisme, OK, on peut invoquer cette « faculté » pour déroger au principe de propriété des fruits de son travail ; mais quitte à faire des dérogations, pourquoi ne pas aussi reconnaître un faculté spéciale aux êtres humains en vertu de laquelle ils ne pourraient pas vendre, non seulement leur être, mais aussi leur force de travail ? D’où la fin du salariat… et du libertarianisme. Donc ce n’est pas tout d’exhiber des critères de dérogation, il faut aussi montrer pourquoi ce sont de bons critères, et pourquoi ils permettent de faire des exceptions jusqu’à tel point et pas jusqu’à tel autre.
Cela dit, effectivement, tu réagis un peu comme Vallentyne (« je ne vois pas le problème à décider que les êtres humains ne peuvent pas être des biens »), ou comme Karen I. Vaughn dans cet article : http://reasonpapers.com/pdf/18/rp_18_16.pdf où elle critique la critique d’Okin contre Nozick (merci à Pater Taciturnus pour la référence !). C’est une discussion un peu bizarre, parce que chaque camp semble rejeter sur l’autre la charge de l’argumentation…
Mais à mon avis, ça témoigne bien du fait que les libertarien-ne-s, sous couvert de rigueur analytique et d’invocation du droit naturel, sont en fait complètement soumis-es à des *préjugés* libéraux (les hommes naissent libres…), qui n’ont en fait rien d’évident si on considère l’histoire (et même l’histoire assez proche) et dont ils/elles ne prennent *même pas* la peine de se demander si par hasard il n’y aurait pas besoin de les justifier… 😉
OK, je comprends mieux en quel sens ça concerne le libertarianisme, et je suis d’accord avec la suite. Merci d’avoir clarifié !