1.
Sur son blog Genre !, Anne-Charlotte Husson a publié le 30 avril dernier un article intitulé originellement « Pourquoi les hommes devraient-ils être féministes ? », sur la place des hommes dans le féminisme. L’article s’ouvrait sur un chapeau qui indiquait, en substance, que dans la suite de l’article il fallait entendre par homme « homme cisgenre », le propos de l’auteure n’étant selon elle pas valable pour les hommes trans. Suite à des commentaires de Rash et de Lou, l’auteure a modifié son titre, a précisé homme cis à chaque fois qu’utile dans le corps de l’article, et s’en est expliquée dans un nouveau billet publié le 3 mai.
Selon ses propres dires, la réaction qui l’a fait changer d’avis est moins celle de Rash que celle de Lou. Lou utilise un parallèle intéressant : elle signale que pour quelqu’un, comme Anne-Charlotte Husson, attachée à la féminisation du langage (c’est-à-dire au fait d’écrire : les militant-e-s plutôt que les militants, etc., lorsque le groupe considéré inclut des hommes et des femmes), il ne serait pas acceptable de se contenter d’un chapeau introductif précisant que le masculin est universel :
La petite note au début me semble similaire à l’inscription « le masculin est utilisé dans cet article pour alléger le texte; il inclut le féminin », qui si elle bien intentionnée, cause et participe des problèmes que l’on connaît… non? Ajouter « cis » après « homme » ne me semble pas plus répétitif que de féminiser l’ensemble d’un texte,
Cette analogie a porté ses fruits, mais à mon avis, comme je l’ai d’ailleurs signalé, elle manque une spécificité du problème de l’article du 30 avril. Et c’est justement pour cette raison qu’Anne-Charlotte Husson peut écrire, le 3 mai :
Je crois que le malentendu naît en partie du fait que j’ai l’habitude de la lecture des articles universitaires, dans lesquels il est non seulement admis mais même conseillé de préciser en note ou d’emblée le sens qu’on va donner à tel ou tel mot central. C’est ce que j’ai fait, et j’ai pensé que ce serait acceptable pour tout le monde, mais visiblement j’avais tort.
Mais quand, dans un article universitaire (ou autre), on précise au début la définition d’un terme, on se contente de choisir une définition possible parmi plusieurs définitions concurrentes, toutes vraisemblables. On ne peut pas opérer de coup de force, et donner à un mot un autre sens que ceux qu’il a (à moins bien sûr d’assumer de donner dans le néologisme). Or quand Anne-Charlotte Husson écrit que par homme elle entend « homme cis », elle propose une définition illégitime, inacceptable du mot homme. À moins de considérer que les hommes trans ne sont pas des hommes, ce que l’auteure ne fait pas, on ne peut pas considérer « homme cisgenre » comme une définition acceptable du mot homme. On ne peut pas arbitrairement décider qu’un mot renvoyant habituellement à un tout ne va, pour cette fois, renvoyer qu’à une de ses parties : on ne peut pas décider que jumeaux signifiera « vrais jumeaux », animal « mammifère » ou femme « femme blanche ». Décider de féminiser ou non un texte relève de la pure convention orthographique : un texte non féminisé n’est pas faux – il est moins précis, peut-être moins féministe, mais pas « faux ». Un texte où les mots sont utilisés à contresens est faux, et les chapeaux initiaux n’y changent rien. Voilà le problème de l’article du 30.
2.
Si, donc, l’approche de Lou n’est pas absolument convaincante dans le cas qui nous occupe, qu’en est-il de celle de Rash ? A priori, je serais plutôt d’accord avec lui quand il insiste sur le fait que dire homme pour « homme cis » invisibilise les trans. Mais le problème sous-jacent est bien, pour moi, un problème de vérité du discours, pas un problème d’inclusivité, contrairement à ce qu’il suggère explicitement (dans son second commentaire : « ce n´est pas hors de propos d´essayer d´être un minimum précis et inclusif-ve »). Cette idée d’inclusivité me gêne assez, parce qu’au fond je ne vois pourquoi dire homme cis serait tellement plus inclusif que dire homme.
Reprenons la substance des arguments. L’objet du premier article d’Anne-Charlotte Husson est d’interroger le rôle des hommes dans le féminisme, en pointant l’existence d’un privilège masculin, dont elle exempte les hommes trans. Donc pour elle :
-
tous les hommes bénéficient d’un privilège masculin… ;
-
… sauf les hommes trans, qui n’en bénéficient pas.
En réalité, quand on regarde ce qu’elle appelle « privilège masculin », on se rend compte, d’une part, que certains hommes trans peuvent très bien jouir de certains aspects du privilège masculin ; un homme trans qui a un bon « passing » (que les gens genrent spontanément comme un homme), et qui aurait des papiers en conformité avec son genre, est susceptible de jouir autant qu’un homme cis des privilèges salariaux masculins. Un homme trans avec un bon passing échappera au harcèlement de rue. Etc. Inversement, il y a beaucoup d’homme cis qui ne participent pas à au moins certains aspects du privilège masculin : pour bénéficier d’avantages salariaux ou de carrière, encore faut-il être salarié, ce qui n’est pas le cas de tous les hommes cis. On peut même imaginer des hommes cis qui ne participeraient pas du tout au privilège masculin : un homme cis dans le coma depuis dix ans, par exemple ; peut-être aussi certains handicapés très lourds.
Mon propos n’est pas de refaire le coup du not all men [en]. Ou plutôt si, mais alors seulement dans l’exacte mesure où Anne-Charlotte Husson et Rash le font lui/elle-mêmes[1]. Anne-Charlotte Husson elle-même conteste l’homogénéité de la catégorie « homme » au nom d’une toute petite minorité – les hommes trans. Mais si on conteste la pertinence de la catégorie « homme » pour penser la question du privilège masculin, au nom d’une minorité, il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin : on peut aussi contester la pertinence de la catégorie « homme cis » et de la catégorie « homme trans », qui subsument des expériences et des vécus très différents à cet égard même, et qui neutralisent les différences entre ceux des hommes trans qui ont un bon passing et les autres, ou entre ceux des hommes cis dont l’état de santé leur permet d’avoir accès aux privilèges masculins, et les autres. Mais on touche là à un fait qui est moins politique que linguistique : toute catégorie est par elle-même essentialisante. À moins de ne parler que d’objets individuels, ce qui marque la fin de toute réflexion politique, philosophique, sociologique, etc., on est nécessairement conduit-e par la structure même du langage, par le fait même d’associer un prédicat à un sujet, à faire violence aux exceptions – donc, en l’occurrence, aux minorités. À moins de demeurer dans la tautologie pure, rien de ce que je dirai sur une catégorie ne sera valable pour tou-te-s les membres de ladite catégorie, et il faut m’y résoudre.
Alors, Rash avait-il raison de râler contre l’article du 30 ? Je dirais : oui, mais seulement parce qu’Anne-Charlotte Husson avait écrit un chapeau introductif. Ce qu’elle prenait pour une précaution était en fait le problème même[2]. Car c’est bien dans le chapeau que l’auteure, par son coup de force définitionnel, assimile explicitement les hommes aux hommes cis, excluant du coup explicitement les hommes trans de la catégorie « homme ». Sans ce chapeau, la revendication d’inclusivité formulée par Rash aurait été illégitime, car elle aurait reposé (et, telle que formulée, elle reposait en fait) sur un principe menant à des conséquences absurdes : pour désinvisibiliser les minorités, refuser d’appliquer à des catégories des prédicats qui ne soient pas valables pour la totalité des membres de la catégorie. Ce qu’aurait dû faire l’auteure, c’est simplement supprimer son chapeau ; en corrigeant systématiquement (sur le conseil de Rash) homme par homme cis, elle pose autant de (nouveaux) problèmes qu’elle en résout.
On pourrait estimer que dans son état actuel, l’article sur le privilège masculin est plus précis que dans son état précédent. Certes, l’article n’est pas absolument inclusif (il ne peut pas l’être), mais il l’est tout de même davantage que précédemment. Somme toute, il est plus précis, donc meilleur. Mais s’il est permis de comparer les deux états du texte, et de préférer l’un à l’autre, il me paraît beaucoup plus discutable de considérer que le passage du premier état au second état relève d’une exigence morale, ou politique – parce qu’à ce compte-là, l’exigence morale/politique est infinie, donc absurde. Pour parler comme les catholiques et les philosophes moraux/ales, la correction apportée par Anne-Charlotte Husson à son article était surérogatoire : c’est bien de l’avoir fait, mais ce n’aurait pas été mal de ne pas le faire[3].
[1] Ce n’est pas très heureux, mais en toute logique, c’est comme ça que ça se féminise.
[2] Et je me demande même si Rash, dans son premier commentaire, n’effleure pas vaguement cette idée, lorsqu’il écrit, commentant le chapeau : « Cette simple précision me dérange beaucoup et tout le long de l´article on parle d´homme sans préciser cisgenre. » « Cette simple précision me dérange beaucoup » : Rash présente les choses comme si, spontanément, c’était le chapeau lui-même qui le gênait – le grief relatif à l’absence de précision dans le corps du texte ne vient que dans un second temps.
[3] De là découlent quelques éléments pour une théorie de la surérogation, dont je laisse le développement pour plus tard, mais à propos de laquelle on peut déjà suggérer des pistes : un acte A moralement positif est moralement requis si la situation S qu’il crée nous rapproche d’une situation S’, à laquelle on parvient par un acte ou un ensemble d’actes A’ eux-mêmes moralement requis – c’est-à-dire, puisque « devoir implique pouvoir », que la situation S’ est à la fois souhaitable et atteignable. Le caractère moralement obligatoire de A découle du caractère moralement obligatoire de A’, dont il est une partie. Inversement, si S’ est inatteignable, dans la mesure où A’ n’est pas moralement requis, toute partie de A’ n’est pas non plus moralement requise. Dans ce cas, S peut être, contrairement à S’, atteignable, mais A est surérogatoire (pas obligatoire).
La question soulevée dans cette réponse est évidemment très complexe : oui les limites d’une catégorie sont toujours compliquées, oui catégoriser c’est toujours un peu essentialiser. Mais si on commence à dire « il y a toujours des exceptions dans une catégorie donc on peut pas tenir de discours général », on dit plus rien, et ça fait rien avancer. Et c’est parfois un peu malhonnête, de mon point de vue.
Il me semble qu’il y a deux gros problèmes dans ce qui est dit ici dans cet article.
D’abord, tout l’article part du principe que ce qu’Anne Charlotte Husson entendait par son chapeau initial était
• tous les hommes bénéficient d’un privilège masculin… ;
• … sauf les hommes trans, qui n’en bénéficient pas.
Je ne peux évidemment pas parler à sa place, mais dire ce que je pense à ce sujet : si moi aussi j’aurais tendance à exclure les hommes trans du discours « les hommes doivent être féministes » c’est non pas parce que je pense qu’ils ne peuvent pas bénéficier de privilèges masculins mais parce que je pense que, en tant que trans, leur vécu et leur situation est absolument différente de celle des hommes cis : en tant que trans ils vivent des discriminations liées à ce qu’on attend d’un homme/d’une femme ou les ont forcément vécues à un moment de leur parcours, et de plus ont eu a priori une expérience de ce qu’est de vivre en tant que femme ET(puis) et en tant qu’homme au regard de la société. J’ai tendance à penser que cette expérience propre aux trans les rend sensibles aux questions féministes d’une façon que ne pourront jamais connaître les hommes cis. (Je pense d’ailleurs que chaque personne cis devrait pouvoir vivre au moins un jour dans la peau de quelqu’un de l’autre sexe, pour vivre de l’intérieur les privilèges ou les discriminations).
Deuxième chose : il y a un glissement très problématique quand tu dis dans ton article qu’un homme lourdement handicapé ou un homme non salarié ne jouira pas forcément du privilège masculin. Il y a une confusion entre plusieurs choses.
Un homme non salarié ne pourra évidemment pas bénéficier de ce privilège masculin au travail, et il pourra être discriminé au regard de la société en fonction de son statut de non salarié. Cela n’empêche en revanche absolument pas qu’il jouisse de privilèges masculins dans d’autres domaines (le privilège masculin ne se limite de loin pas à la question du travail). Un seul exemple qui j’espère suffira : un homme non salarié peut rentrer chez lui à trois heures du matin sans regretter d’avoir mis une mini jupe et sans avoir peur de se faire siffler / harceler / violer. Et d’ailleurs, il aura aussi peu de probabilités de se faire violer dans sa vie qu’un homme salarié.
Quant à l’homme handicapé, s’il subit des discriminations, c’est du fait de son handicap. Une femme lourdement handicapée les subira aussi. ça n’a donc rien à voir encore une fois avec le privilège masculin.
Quant à dire qu’un homme dans le coma (ou allons plus loin : un homme mort !)ne jouit pas du privilège masculin, je suis pas sûre que ça soit vraiment pertinent.
L’idée de l’article qui est en quelque sorte de compter le nombre de privilèges masculins et de pouvoir dire « ah oui celui là il l’a, mais pas celui là » pour finir par dire « cet homme là en fait jouit de très peu de privilèges masculins » me semble absolument non pertinente.
Dans ces exemples ce qui est en question ce n’est pas l’idée des limites d’une catégorie (ici en l’occurrence de la catégorie « homme ») mais le fait d’envisager d’autres paramètres. Alors évidemment dans la vie on peut pas tout séparer, mais conceptuellement il me semble important de pouvoir dire à un moment d’où viennent les discriminations et où sont les privilèges.
Pour ma part, je pense qu’on peut dire, et qu’on doit dire :
– TOUS les hommes cis jouissent du privilège masculin
-TOU-TE-S les blanc-he-s bénéficient du racisme
-TOU-TE-S les homosexuel-les ont de fortes probabilité de subir des discriminations liées à leur orientation sexuelle
-TOU-TE-S les trans ont de fortes probabilités d’être discriminé-es
etc.
Ce qui implique alors de pouvoir dire
-un homme noir subit le racisme mais jouit de privilèges masculins
-une femme bourgeoise pâtit de la domination masculine mais jouit de privilèges de classe
-etc.
Cet article a de mon point de vue fait fausse route quand il a revendiqué le « not all men » en mettant sur le même plan le cas « d’une toute petit minorité – les hommes trans » et celui d’autres minorités d’hommes handicapés/non salariés/etc. La question trans est liée au sexe et au genre et il est donc légitime de l’interroger quand on parle du genre et de privilèges liés au genre, et de féminisme. Le statut handicapé ou salarié ou autre d’un homme (ou d’une femme, hé) n’a rien à voir : laissons donc tout ça en dehors du débat.
Merci pour ton commentaire !
-OK pour le premier point – effectivement, c’est une interprétation à laquelle je n’avais pas pensé. A ma décharge, dans son second billet, Anne-Charlotte Husson écrit quand même :
« Dans ma tête (mais apparemment pas dans les faits) il était clair que le billet ne concernait que les hommes cis, puisqu’il concernait leur place dans le mouvement féministe et en particulier la question du privilège masculin. »
Ce qui laisse entendre qu’elle considère que les hommes trans ont un rapport au privilège masculin différent des hommes cis. Mais bon, soit.
-Pour le 2e point, je suis assez d’accord, mais justement c’est pour ça que j’ai écrit : « Inversement, il y a beaucoup d’homme cis qui ne participent pas *à au moins certains aspects* du privilège masculin ».
Tout seul, cet argument n’était effectivement pas très puissant. Mais il ne faisait que préparer l’argument suivant, sur l’homme handicapé, ou dans le coma. Et là, tu écris :
« Quant à l’homme handicapé, s’il subit des discriminations, c’est du fait de son handicap. Une femme lourdement handicapée les subira aussi. ça n’a donc rien à voir encore une fois avec le privilège masculin
Mais je ne parle pas de discriminations subies, là, je parle du fait de ne pas avoir accès aux « privilèges masculins ».
Or :
« »Dans ces exemples ce qui est en question ce n’est pas l’idée des limites d’une catégorie (ici en l’occurrence de la catégorie « homme ») mais le fait d’envisager d’autres paramètres. Alors évidemment dans la vie on peut pas tout séparer, mais conceptuellement il me semble important de pouvoir dire à un moment d’où viennent les discriminations et où sont les privilèges. »
Mais en fait, si on considère :
-qu’un homme handicapé jouit du privilège masculin ;
-mais que son handicap l’empêche de jouir de son privilège masculin,
autant dire tout de suite qu’il ne bénéficie pas du privilège masculin. On peut toujours dire, pour les besoins de l’analyse, que sa situation l’empêche de jouir de privilèges masculins « latents », ou des choses comme ça, mais je trouve ça tiré par les cheveux !
Et quant à la personne dans le coma, en fait, je ne vois pas de raison de l’exclure du débat. Je sais bien que c’est un cas extrême, minoritaire, choisi pour les besoins de la cause, etc. Mais précisément : même un cas comme ça peut suffire à montrer que quand on dit « les hommes », on exclut plein de sous-catégories minoritaires.
« -TOU-TE-S les homosexuel-les ont de fortes probabilité de subir des discriminations liées à leur orientation sexuelle »
Un homme homosexuel qui garderait son homosexualité secrète toute sa vie et qui deviendrait moine par vocation religieuse, et avec enthousiasme ?
« La question trans est liée au sexe et au genre et il est donc légitime de l’interroger quand on parle du genre et de privilèges liés au genre, et de féminisme. Le statut handicapé ou salarié ou autre d’un homme (ou d’une femme, hé) n’a rien à voir : laissons donc tout ça en dehors du débat. »
Mais je ne vois pas très bien en quoi cette distinction est pertinente dans cette discussion.
Merci pour ta réponse !
En fait je pense que nous sommes en désaccord sur la question de savoir si une situation particulière d’un homme le prive ou non de ses privilèges masculins.
D’ailleurs il est significatif il me semble que dans ta réponse tu reprennes ton exemple de l’homme handicapé et non de l’homme non salarié, car il est évident que le 2e jouit toujours du privilège masculin (ou de privilèges masculins, si tu préfères).
En ce qui concerne un homme handicapé (ce qui pose un autre problème de catégorie, mais passons) je reste convaincue que cela ne l’empêchera pas de jouir de ses privilèges masculins. Une amie à qui j’évoquais cette discussion a soulevé le débat sur l’assistance sexuelle pour les handicapés en disant que dans les pays où cela existe il y a de fortes chances que cela concerne plus les hommes que les femmes, car on a une représentation des « besoins sexuels » différente pour les hommes ou les femmes. Et je reprends encore une fois la question du viol, il me semble qu’une femme handicapée a plus de probabilités de se faire violer dans sa vie (et idem pour une femme dans le coma je pense) qu’un homme handicapé. Comme l’absence (ou quasi absence) de crainte du viol est une chose que j’englobe dans le privilège masculin, j’estime qu’il y a encore privilège masculin.
En fait il me semble que tu fais comme si le fait d’être « lourdement handicapé » finissait par totalement annuler la caractéristique d’être un homme ou une femme et la rendre non pertinente. Je pense que ce n’est pas le cas, que ce n’est jamais le cas.
Il ne suffit pas de se demander dans quelle mesure le handicap d’un homme peut l’empêcher de jouir ou non de son privilège masculin, la vraie question est de savoir si sa situation est exactement la même qu’une femme qui aurait exactement le même handicap. En fait dans cette discussion tu compares des hommes entre eux (valide ou handicapé) et l’étendue de leur privilège masculin, mais le sujet n’est pas là : il faut comparer avec les femmes !
Si donc l’on considère qu’un homme et une femme ayant le même handicap seront traités absolument de la même façon par la société, alors oui on peut dire que le handicap empêche à cet homme de jouir de ses privilèges masculins.
Mais personnellement j’en doute… Je persiste à croire qu’on ne traitera pas une femme handicapée et un homme handicapé de la même façon car on y est habitué socialement (il y a plein de petites choses qui rentrent en jeu, même inconscientes, jusqu’à la façon de s’adresser à une personne), et que cela implique que l’homme handicapé jouit de privilèges masculins par rapport à sa consœur. Le privilège masculin, ce n’est pas simplement une série de choses qu’on peut quantifier (et dire celui là il l’a, celui là il l’a pas parce qu’il est handicapé) c’est être traité différemment parce qu’on est un homme et favorisé par rapport à une femme.
Tout l’enjeu de la question du privilège masculin est bien là selon moi : d’accepter de dire que tous les hommes en bénéficient, que naître homme aujourd’hui dans le monde leur garantit des privilèges qu’ils n’auraient pas en naissant femme, indépendamment de tout ce qu’ils peuvent subir par ailleurs. (C’est pas une question de bonheur ou malheur, on peut dire qu’un homme handicapé très lourdement aura une vie peut être plus difficile ou malheureuse qu’une femme valide, mais ça n’empêche pas qu’il garde son privilège masculin).
Pour ton exemple de l’homme homosexuel qui garderait son homosexualité secrète toute sa vie et qui deviendrait moine par vocation religieuse, et avec enthousiasme, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’est pas dans la même situation qu’un collègue hétérosexuel (là encore il faut en passer par cette comparaison là, pas comparer avec un autre homosexuel!), ne serait-ce que parce que la religion a précisément des relations très complexes avec l’homosexualité ! Il n’y aura peut être pas de discrimination directe (insultes, etc.) mais un mal-être possible que n’aurait pas un hétérosexuel (tout comme pour les homosexuel-les qui restent dans le placard : pas de discrimination effectivement, mais très probablement un mal-être important!)
Je reviens aussi sur mon dernier point (désolée je suis très bavarde..) parce qu’il me semble en fait vraiment crucial dans cette discussion.
J’ai un problème avec ta notion de « sous catégorie ». Si je comprends bien ton point de vue il y aurait une catégorie « homme » peu pertinente dans ce débat parce qu’elle est divisée en de nombreuses « sous catégories » comme « homme trans » ou « homme handicapé », et que pour certaines de ces sous-catégories le privilège masculin ne joue pas.
Mon propos est de dire qu’il n’y a pas de « sous catégorie » d’homme (ou de femme) mais différents paramètres : on est homme ou femme (pour simplifier), on est handicapé ou non, etc. Ces paramètres jouent à différents niveaux, ont des enjeux différents. On est homme : on jouit de privilèges. On est handicapé : on a d’autres problèmes, qui n’ont rien à voir avec le fait d’être homme ou femme.
Le fait d’être handicapé ou non ne modifie en rien le fait d’être un homme, n’a aucun lien avec ce « paramètre ».
En revanche la distinction homme cis/homme trans me semble différente car en tant qu’homme trans, on a pu vivre socialement en tant que petite fille/femme à un moment de son existence (plus ou moins longtemps), et donc avoir eu un rapport à la masculinité, à la féminité et à leur construction sociale différent. Un homme cis handicapé l’aura vécu depuis sa naissance au même titre qu’un homme cis valide. Le seul paramètre qui est pertinent pour parler de la question du genre et éventuellement du privilège masculin et qui peut créer une distinction entre les hommes est donc celui d’être trans ou cis, car seuls les hommes trans peuvent ne pas avoir toujours appartenu au cercle « homme » aux yeux de la société.
« On ne peut pas arbitrairement décider qu’un mot renvoyant habituellement à un tout ne va, pour cette fois, renvoyer qu’à une de ses parties : on ne peut pas décider que jumeaux signifiera « vrais jumeaux », animal « mammifère » ou femme « femme blanche ». »
Cette pratique est cependant assez répandue dans certains domaines scientifiques. En informatique théorique ou en mathématiques, quand on définit les termes qu’on emploie, il est relativement fréquent de faire de tels raccourcis. Par exemple, écrire « Cet article ne s’intéresse qu’aux monoïdes commutatifs. Un monoïde (commutatif) est … », et écrire simplement « monoïde » dans tout ce qui suit. Ou bien, « Dans tout cet article, quand il sera question de fonctions L^1, on supposera implicitement que les conditions de régularité de Duschmoll sont satisfaites. » En cherchant par exemple « we only consider commutative monoids » sur un moteur de recherche on peut se convaincre que la pratique est courante.
Bien entendu, tu pourras me rétorquer qu’à partir du moment où « monoïde » est souvent employé pour signifier « monoïde commutatif », la définition choisie est une des définitions couramment utilisées pour le terme, et que c’est donc acceptable ; cependant, « monoïde » est quand même majoritairement (et historiquement) utilisé pour parler du concept sans imposer la commutativité, je crois, donc il a bien fallu que cette pratique commence quelque part… Du reste, lorsque l’on fait de tels abus pour des notions plus exotiques, on ne se sent pas trop obligé de justifier que c’est un abus « courant », il suffit qu’il soit clair et qu’il semble judicieux dans le contexte.
Cette pratique est bien sûr critiquable si on a l’impression qu’elle vise à cacher une hypothèse, à dissimuler des faiblesses du travail, ou plus généralement à tromper, mais quand c’est bien fait on considère souvent que c’est utile pour simplifier la présentation et que ce n’est donc pas problématique en soi. Ainsi, si tu penses que c’est inconditionnellement faux de faire cela (et que c’est seulement un problème de vérité du discours et pas d’invisibilisation ou autre), sois conscient qu’en sciences ce n’est pas une opinion universellement partagée. 🙂