Éloge du débat suspendu

Je ne suis pas d’accord avec toi, mais je ne sais pas pourquoi. Il faudra qu’on en reparle dans quelques heures, quelques jours, quelques semaines, pour laisser le temps aux idées de venir, aux arguments de s’organiser, aux rencontres de se faire ; alors nous pourrons reprendre cette discussion à nouveaux frais et plus efficacement.

Cette phrase toute simple, si naturelle, on l’entend pourtant assez peu. Je voudrais, ici, m’en étonner, et me demander pourquoi ; qu’est-ce qui nous retient, souvent, de suspendre un débat pour cette raison que l’on n’arrive plus à mettre les mots sur ce qu’on veut dire, ou que l’on perçoit confusément qu’il y a, dans le raisonnement de notre interlocuteur/trice, une faille mais sans trop savoir où. Car de telles situations de blocage argumentatif sont possibles : ceux et celles qui ont lu ce billet le savent déjà.

Il se pourrait que notre conception du débat soit soumise à deux modèles contradictoires, en vertu desquels, l’un et l’autre, cette remise à plus tard de la discussion est impossible : le modèle agonistique et le modèle délibératif.

Le modèle agonistique, ou débat-combat, ou débat-contre : le but est d’emporter la victoire sur l’adversaire, de lui prouver qu’il a tort. Le but est atteint quand l’adversaire ne sait plus quoi répondre à nos arguments : inversement, concéder qu’on ne sait plus quoi répondre à ses arguments à lui/elle, c’est lui concéder la victoire. Et avouer qu’on ne sait plus quoi répondre, tout en exigeant de reprendre le débat ultérieurement, donc tout en refusant de perdre, c’est dérober à l’autre sa victoire ; c’est, dans cette perspective, presque aussi déloyal ou saugrenu, qu’un match nul demandé par un-e joueur/se d’échecs en train de perdre la partie.

Le modèle délibératif, ou débat-avec : j’appelle, sans originalité je crois, délibération toute discussion qui a pour but de parvenir à une décision ; délibération démocratique, judiciaire, dans un jury de concours, ou dans une réunion syndicale. Alors, les nécessités de l’action imposent leur temporalité à la discussion : il est impensable de remettre à plus tard une discussion qui se tient sous le régime de l’urgence – et toute décision pratique est urgente. Le modèle par excellence de cette discussion dans l’urgence, celui que je connais le mieux, c’est le débat militant : il faut décider ce qu’on vote sur tel texte de congrès, si l’on amende ou non tel tract, si l’on fait telle ou telle action. Le militantisme est le lieu de l’anti-skholè, au sens bourdieusien : structurellement, on n’y a jamais le temps, et les discussions ne sont jamais déchargées d’enjeux. Rapport étroit au monde, soumission à l’urgence.

Ces deux modèles, agonistique et délibératif, semblent s’opposer radicalement. Mais ils nourrissent, au fond, le même mythe : celui de la transparence de la conscience à soi-même. Ce mythe s’énonce ainsi : si tu penses quelque chose, alors tu dois savoir pourquoi tu le penses ; sinon, tu ne le penses pas vraiment. Et si tu soutiens quelque chose sans le penser vraiment, c’est que tu es de mauvaise foi, ou que tu t’accroches absurdement à une idée à laquelle, sous la force des arguments adverses, tu devrais renoncer. Mais ce mythe est peut-être, simplement, la cristallisation idéologique de pratiques sociales qui, certainement, ont leur intérêt et leur utilité : il faudrait voir s’il est plus répandu chez les militant-e-s qu’ailleurs, et plus répandu dans les sociétés démocratiques qu’ailleurs ! Je n’ai rien contre la délibération, contre la démocratie, contre le militantisme ; je n’ai rien contre la dispute éristique (j’ai eu l’occasion de dire qu’elle était parfois très propice à faire émerger les idées et les arguments, car le risque de l’humiliation est un aiguillon puissant) ; mais alors il faut voir que la pratique du débat qui y règne est régie par des impératifs qui le dénaturent, ou au moins, si l’on pense qu’il n’y a pas de nature du débat, qui lui donnent une forme bien particulière et qui ne va nullement de soi. Surtout, ils ne sont pas nécessairement toujours les plus propices à l’émergence de la vérité ; dans les cadres qui le permettent, il faudrait peut-être réhabiliter cette pratique du débat suspendu.

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3 commentaires

  1. Je trouve vos analyses très justes. Vous avez raison je crois de mettre l’accent sur les contraintes temporelles attachées au modèle agonistique comme au modèle délibératif. Au fond le problème n’est il pas celui de la synchronisation du ruthme de l’échdu problème n’est ce pas pas la synchronisatio

    1. oups, fausse manip …
      Au fond le problème n’est il pas celui de la synchronisation du rythme de l’échange et de celui de la maturation de la pensée propre ?
      Non seulement la réponse à l’objection ne vient pas toujours à temps – c’est le fameux problème dit de « l’esprit de l’escalier » – mais, de même, quand l’argumentation de l’interlocuteur nous fait changer d’avis c’est rarement sur le moment … il y a un temps de « digestion » des arguments. L’idéal n’est-il pas alors de pouvoir poursuivre l’échange sans limite de temps, ce qui suppose, évidemment des partenaires disposés à cela (à défaut d’amis disponibles, la rumination des « grands auteurs » joue un peu ce rôle). De même, on pourrait soutenir que le rythme de la correspondance favorise davantage la synchronisation de l’échange et de la maturation de la pensée que l’immédiateté de l’échange verbal.

      1. « De même, on pourrait soutenir que le rythme de la correspondance favorise davantage la synchronisation de l’échange et de la maturation de la pensée que l’immédiateté de l’échange verbal. »

        Oui. Pour tout dire, ce qui a donné naissance à l’idée de ce billet, c’est une conversation par chat Facebook, au cours de laquelle j’étais rarement en ligne en même temps que mon interlocuteur. Entre deux réponses, il pouvait s’écouler quelques heures, ce qui autorisait déjà un certain degré de maturation.

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