1.
Sur son blog Genre !, Anne-Charlotte Husson a publié le 30 avril dernier un article intitulé originellement « Pourquoi les hommes devraient-ils être féministes ? », sur la place des hommes dans le féminisme. L’article s’ouvrait sur un chapeau qui indiquait, en substance, que dans la suite de l’article il fallait entendre par homme « homme cisgenre », le propos de l’auteure n’étant selon elle pas valable pour les hommes trans. Suite à des commentaires de Rash et de Lou, l’auteure a modifié son titre, a précisé homme cis à chaque fois qu’utile dans le corps de l’article, et s’en est expliquée dans un nouveau billet publié le 3 mai.
Selon ses propres dires, la réaction qui l’a fait changer d’avis est moins celle de Rash que celle de Lou. Lou utilise un parallèle intéressant : elle signale que pour quelqu’un, comme Anne-Charlotte Husson, attachée à la féminisation du langage (c’est-à-dire au fait d’écrire : les militant-e-s plutôt que les militants, etc., lorsque le groupe considéré inclut des hommes et des femmes), il ne serait pas acceptable de se contenter d’un chapeau introductif précisant que le masculin est universel :
La petite note au début me semble similaire à l’inscription « le masculin est utilisé dans cet article pour alléger le texte; il inclut le féminin », qui si elle bien intentionnée, cause et participe des problèmes que l’on connaît… non? Ajouter « cis » après « homme » ne me semble pas plus répétitif que de féminiser l’ensemble d’un texte,
Cette analogie a porté ses fruits, mais à mon avis, comme je l’ai d’ailleurs signalé, elle manque une spécificité du problème de l’article du 30 avril. Et c’est justement pour cette raison qu’Anne-Charlotte Husson peut écrire, le 3 mai :
Je crois que le malentendu naît en partie du fait que j’ai l’habitude de la lecture des articles universitaires, dans lesquels il est non seulement admis mais même conseillé de préciser en note ou d’emblée le sens qu’on va donner à tel ou tel mot central. C’est ce que j’ai fait, et j’ai pensé que ce serait acceptable pour tout le monde, mais visiblement j’avais tort.
Mais quand, dans un article universitaire (ou autre), on précise au début la définition d’un terme, on se contente de choisir une définition possible parmi plusieurs définitions concurrentes, toutes vraisemblables. On ne peut pas opérer de coup de force, et donner à un mot un autre sens que ceux qu’il a (à moins bien sûr d’assumer de donner dans le néologisme). Or quand Anne-Charlotte Husson écrit que par homme elle entend « homme cis », elle propose une définition illégitime, inacceptable du mot homme. À moins de considérer que les hommes trans ne sont pas des hommes, ce que l’auteure ne fait pas, on ne peut pas considérer « homme cisgenre » comme une définition acceptable du mot homme. On ne peut pas arbitrairement décider qu’un mot renvoyant habituellement à un tout ne va, pour cette fois, renvoyer qu’à une de ses parties : on ne peut pas décider que jumeaux signifiera « vrais jumeaux », animal « mammifère » ou femme « femme blanche ». Décider de féminiser ou non un texte relève de la pure convention orthographique : un texte non féminisé n’est pas faux – il est moins précis, peut-être moins féministe, mais pas « faux ». Un texte où les mots sont utilisés à contresens est faux, et les chapeaux initiaux n’y changent rien. Voilà le problème de l’article du 30.
2.
Si, donc, l’approche de Lou n’est pas absolument convaincante dans le cas qui nous occupe, qu’en est-il de celle de Rash ? A priori, je serais plutôt d’accord avec lui quand il insiste sur le fait que dire homme pour « homme cis » invisibilise les trans. Mais le problème sous-jacent est bien, pour moi, un problème de vérité du discours, pas un problème d’inclusivité, contrairement à ce qu’il suggère explicitement (dans son second commentaire : « ce n´est pas hors de propos d´essayer d´être un minimum précis et inclusif-ve »). Cette idée d’inclusivité me gêne assez, parce qu’au fond je ne vois pourquoi dire homme cis serait tellement plus inclusif que dire homme.
Reprenons la substance des arguments. L’objet du premier article d’Anne-Charlotte Husson est d’interroger le rôle des hommes dans le féminisme, en pointant l’existence d’un privilège masculin, dont elle exempte les hommes trans. Donc pour elle :
-
tous les hommes bénéficient d’un privilège masculin… ;
-
… sauf les hommes trans, qui n’en bénéficient pas.
En réalité, quand on regarde ce qu’elle appelle « privilège masculin », on se rend compte, d’une part, que certains hommes trans peuvent très bien jouir de certains aspects du privilège masculin ; un homme trans qui a un bon « passing » (que les gens genrent spontanément comme un homme), et qui aurait des papiers en conformité avec son genre, est susceptible de jouir autant qu’un homme cis des privilèges salariaux masculins. Un homme trans avec un bon passing échappera au harcèlement de rue. Etc. Inversement, il y a beaucoup d’homme cis qui ne participent pas à au moins certains aspects du privilège masculin : pour bénéficier d’avantages salariaux ou de carrière, encore faut-il être salarié, ce qui n’est pas le cas de tous les hommes cis. On peut même imaginer des hommes cis qui ne participeraient pas du tout au privilège masculin : un homme cis dans le coma depuis dix ans, par exemple ; peut-être aussi certains handicapés très lourds.
Mon propos n’est pas de refaire le coup du not all men [en]. Ou plutôt si, mais alors seulement dans l’exacte mesure où Anne-Charlotte Husson et Rash le font lui/elle-mêmes[1]. Anne-Charlotte Husson elle-même conteste l’homogénéité de la catégorie « homme » au nom d’une toute petite minorité – les hommes trans. Mais si on conteste la pertinence de la catégorie « homme » pour penser la question du privilège masculin, au nom d’une minorité, il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin : on peut aussi contester la pertinence de la catégorie « homme cis » et de la catégorie « homme trans », qui subsument des expériences et des vécus très différents à cet égard même, et qui neutralisent les différences entre ceux des hommes trans qui ont un bon passing et les autres, ou entre ceux des hommes cis dont l’état de santé leur permet d’avoir accès aux privilèges masculins, et les autres. Mais on touche là à un fait qui est moins politique que linguistique : toute catégorie est par elle-même essentialisante. À moins de ne parler que d’objets individuels, ce qui marque la fin de toute réflexion politique, philosophique, sociologique, etc., on est nécessairement conduit-e par la structure même du langage, par le fait même d’associer un prédicat à un sujet, à faire violence aux exceptions – donc, en l’occurrence, aux minorités. À moins de demeurer dans la tautologie pure, rien de ce que je dirai sur une catégorie ne sera valable pour tou-te-s les membres de ladite catégorie, et il faut m’y résoudre.
Alors, Rash avait-il raison de râler contre l’article du 30 ? Je dirais : oui, mais seulement parce qu’Anne-Charlotte Husson avait écrit un chapeau introductif. Ce qu’elle prenait pour une précaution était en fait le problème même[2]. Car c’est bien dans le chapeau que l’auteure, par son coup de force définitionnel, assimile explicitement les hommes aux hommes cis, excluant du coup explicitement les hommes trans de la catégorie « homme ». Sans ce chapeau, la revendication d’inclusivité formulée par Rash aurait été illégitime, car elle aurait reposé (et, telle que formulée, elle reposait en fait) sur un principe menant à des conséquences absurdes : pour désinvisibiliser les minorités, refuser d’appliquer à des catégories des prédicats qui ne soient pas valables pour la totalité des membres de la catégorie. Ce qu’aurait dû faire l’auteure, c’est simplement supprimer son chapeau ; en corrigeant systématiquement (sur le conseil de Rash) homme par homme cis, elle pose autant de (nouveaux) problèmes qu’elle en résout.
On pourrait estimer que dans son état actuel, l’article sur le privilège masculin est plus précis que dans son état précédent. Certes, l’article n’est pas absolument inclusif (il ne peut pas l’être), mais il l’est tout de même davantage que précédemment. Somme toute, il est plus précis, donc meilleur. Mais s’il est permis de comparer les deux états du texte, et de préférer l’un à l’autre, il me paraît beaucoup plus discutable de considérer que le passage du premier état au second état relève d’une exigence morale, ou politique – parce qu’à ce compte-là, l’exigence morale/politique est infinie, donc absurde. Pour parler comme les catholiques et les philosophes moraux/ales, la correction apportée par Anne-Charlotte Husson à son article était surérogatoire : c’est bien de l’avoir fait, mais ce n’aurait pas été mal de ne pas le faire[3].
[1] Ce n’est pas très heureux, mais en toute logique, c’est comme ça que ça se féminise.
[2] Et je me demande même si Rash, dans son premier commentaire, n’effleure pas vaguement cette idée, lorsqu’il écrit, commentant le chapeau : « Cette simple précision me dérange beaucoup et tout le long de l´article on parle d´homme sans préciser cisgenre. » « Cette simple précision me dérange beaucoup » : Rash présente les choses comme si, spontanément, c’était le chapeau lui-même qui le gênait – le grief relatif à l’absence de précision dans le corps du texte ne vient que dans un second temps.
[3] De là découlent quelques éléments pour une théorie de la surérogation, dont je laisse le développement pour plus tard, mais à propos de laquelle on peut déjà suggérer des pistes : un acte A moralement positif est moralement requis si la situation S qu’il crée nous rapproche d’une situation S’, à laquelle on parvient par un acte ou un ensemble d’actes A’ eux-mêmes moralement requis – c’est-à-dire, puisque « devoir implique pouvoir », que la situation S’ est à la fois souhaitable et atteignable. Le caractère moralement obligatoire de A découle du caractère moralement obligatoire de A’, dont il est une partie. Inversement, si S’ est inatteignable, dans la mesure où A’ n’est pas moralement requis, toute partie de A’ n’est pas non plus moralement requise. Dans ce cas, S peut être, contrairement à S’, atteignable, mais A est surérogatoire (pas obligatoire).