Mois: mai 2015

La pensée comme un vêtement…

…et le débat comme une cabine d’essayage.

Jadis, sur une question d’importance, un sage se trouva hésiter entre deux opinions contraires. Plutôt que d’examiner froidement leurs mérites et leurs torts respectifs, il se pénétra de la première et la défendit, avec vigueur et mauvaise foi, pendant toute une journée. Le lendemain, il changea de parti et soutint avec la même force les vues qu’il avait auparavant dénigrées. Le troisième jour il médita, et finit par choisir comme sienne l’opinion qui lui convenait le mieux, c’est-à-dire celle dans laquelle il s’était senti le plus à son aise – celle qui avait le mieux épousé la forme naturelle de ses pensées, de ses gestes, de ses respirations.

À présent, glosons.

1.

Peut-on échapper au relativisme ? Si j’adopte les idées qui me conviennent à moi (qui me « vont », qui fit to me), il n’y a a priori guère de raison qu’elles soient partageables. De même, un vêtement qui me va sera trop grand ou trop petit pour mon voisin. Si cette diversité de points de vue s’exprime en un désaccord explicite, il n’y a peut-être aucune raison de le résorber, puisque chacun-e des interlocuteur/trice-s est très satisfait-e de sa propre idée.

Heureusement, nous avons tou-te-s quelque chose en commun : la raison. Il est possible, et même vraisemblable, que les opinions qui piquent et qui démangent soit justement celles qui s’accordent mal aux exigences de notre raison – celles qu’on ne peut défendre qu’au prix de contradictions avec nos idées fondamentales, ou qu’au prix d’un peu de mauvaise foi. Dès lors, et même si nous ne nous en rendons pas compte immédiatement, il est possible que nous ayons tou-te-s, fondamentalement, les mêmes aversions et les mêmes gênes. Il est possible, pour le dire autrement, que notre préférence subjective pour une opinion plutôt qu’une autre, étant fondée sur une disposition universelle, nous donne accès à une préférence objective.

(De la pensée comme un vêtement à la pensée comme un uniforme…)

Mais ce postulat universaliste et rassurant est improuvable. Peut-être faut-il se résoudre à admettre l’existence au moins possible de désaccords irréductibles, de conflits dialectiquement inépuisables. Le cas échéant, peut-être est-il tout de même possible de se mettre d’accord sur l’inéluctabilité des désaccords, sur le caractère statutairement et nécessairement incertain des opinions émises. Alors, et grâce à la raison encore, l’accord se ferait à un niveau supérieur.

2.

Une autre conséquence : corollairement, il n’y a pas de raison de changer de point de vue tant que l’actuel nous convient – c’est-à-dire tant qu’on peut le soutenir sans de hideuses et désagréables contorsions de l’esprit. En particulier, on ne peut pas, et l’on n’a pas à, changer d’opinion pour faire plaisir, ou parce qu’entre deux opinions également cohérentes, également convaincantes, l’autre serait plus politiquement correcte que la sienne. Pour changer d’idée, il faut que la motivation à changer soit interne à l’idée elle-même, et tienne à son incohérence, à son insuffisance, à ses limites – non point, donc, constatées rationnellement d’emblée, mais par la médiation d’un ressenti affectif et intuitif qui constitue une voie d’accès à la raison universelle.

Autrement dit : si je veux qu’autrui renonce à une idée que je juge réactionnaire, je ne dois pas seulement le convaincre de la solidité de mon point de vue, mais aussi réussir par mon discours à l’ébranler, à faire s’emmêler ses propres idées, et le séduire et le persuader qu’il sera plus à l’aise chez moi, c’est-à-dire dans mon camp. Mais aucune raison externe n’y suffira.

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L’inclusivité jusqu’où ?

1.

Sur son blog Genre !, Anne-Charlotte Husson a publié le 30 avril dernier un article intitulé originellement « Pourquoi les hommes devraient-ils être féministes ? », sur la place des hommes dans le féminisme. L’article s’ouvrait sur un chapeau qui indiquait, en substance, que dans la suite de l’article il fallait entendre par homme « homme cisgenre », le propos de l’auteure n’étant selon elle pas valable pour les hommes trans. Suite à des commentaires de Rash et de Lou, l’auteure a modifié son titre, a précisé homme cis à chaque fois qu’utile dans le corps de l’article, et s’en est expliquée dans un nouveau billet publié le 3 mai.

Selon ses propres dires, la réaction qui l’a fait changer d’avis est moins celle de Rash que celle de Lou. Lou utilise un parallèle intéressant : elle signale que pour quelqu’un, comme Anne-Charlotte Husson, attachée à la féminisation du langage (c’est-à-dire au fait d’écrire : les militant-e-s plutôt que les militants, etc., lorsque le groupe considéré inclut des hommes et des femmes), il ne serait pas acceptable de se contenter d’un chapeau introductif précisant que le masculin est universel :

La petite note au début me semble similaire à l’inscription « le masculin est utilisé dans cet article pour alléger le texte; il inclut le féminin », qui si elle bien intentionnée, cause et participe des problèmes que l’on connaît… non? Ajouter « cis » après « homme » ne me semble pas plus répétitif que de féminiser l’ensemble d’un texte,

Cette analogie a porté ses fruits, mais à mon avis, comme je l’ai d’ailleurs signalé, elle manque une spécificité du problème de l’article du 30 avril. Et c’est justement pour cette raison qu’Anne-Charlotte Husson peut écrire, le 3 mai :

Je crois que le malentendu naît en partie du fait que j’ai l’habitude de la lecture des articles universitaires, dans lesquels il est non seulement admis mais même conseillé de préciser en note ou d’emblée le sens qu’on va donner à tel ou tel mot central. C’est ce que j’ai fait, et j’ai pensé que ce serait acceptable pour tout le monde, mais visiblement j’avais tort.

Mais quand, dans un article universitaire (ou autre), on précise au début la définition d’un terme, on se contente de choisir une définition possible parmi plusieurs définitions concurrentes, toutes vraisemblables. On ne peut pas opérer de coup de force, et donner à un mot un autre sens que ceux qu’il a (à moins bien sûr d’assumer de donner dans le néologisme). Or quand Anne-Charlotte Husson écrit que par homme elle entend « homme cis », elle propose une définition illégitime, inacceptable du mot homme. À moins de considérer que les hommes trans ne sont pas des hommes, ce que l’auteure ne fait pas, on ne peut pas considérer « homme cisgenre » comme une définition acceptable du mot homme. On ne peut pas arbitrairement décider qu’un mot renvoyant habituellement à un tout ne va, pour cette fois, renvoyer qu’à une de ses parties : on ne peut pas décider que jumeaux signifiera « vrais jumeaux », animal « mammifère » ou femme « femme blanche ». Décider de féminiser ou non un texte relève de la pure convention orthographique : un texte non féminisé n’est pas faux – il est moins précis, peut-être moins féministe, mais pas « faux ». Un texte où les mots sont utilisés à contresens est faux, et les chapeaux initiaux n’y changent rien. Voilà le problème de l’article du 30.

2.

Si, donc, l’approche de Lou n’est pas absolument convaincante dans le cas qui nous occupe, qu’en est-il de celle de Rash ? A priori, je serais plutôt d’accord avec lui quand il insiste sur le fait que dire homme pour « homme cis » invisibilise les trans. Mais le problème sous-jacent est bien, pour moi, un problème de vérité du discours, pas un problème d’inclusivité, contrairement à ce qu’il suggère explicitement (dans son second commentaire : « ce n´est pas hors de propos d´essayer d´être un minimum précis et inclusif-ve »). Cette idée d’inclusivité me gêne assez, parce qu’au fond je ne vois pourquoi dire homme cis serait tellement plus inclusif que dire homme.

Reprenons la substance des arguments. L’objet du premier article d’Anne-Charlotte Husson est d’interroger le rôle des hommes dans le féminisme, en pointant l’existence d’un privilège masculin, dont elle exempte les hommes trans. Donc pour elle :

  • tous les hommes bénéficient d’un privilège masculin… ;
  • … sauf les hommes trans, qui n’en bénéficient pas.

En réalité, quand on regarde ce qu’elle appelle « privilège masculin », on se rend compte, d’une part, que certains hommes trans peuvent très bien jouir de certains aspects du privilège masculin ; un homme trans qui a un bon « passing » (que les gens genrent spontanément comme un homme), et qui aurait des papiers en conformité avec son genre, est susceptible de jouir autant qu’un homme cis des privilèges salariaux masculins. Un homme trans avec un bon passing échappera au harcèlement de rue. Etc. Inversement, il y a beaucoup d’homme cis qui ne participent pas à au moins certains aspects du privilège masculin : pour bénéficier d’avantages salariaux ou de carrière, encore faut-il être salarié, ce qui n’est pas le cas de tous les hommes cis. On peut même imaginer des hommes cis qui ne participeraient pas du tout au privilège masculin : un homme cis dans le coma depuis dix ans, par exemple ; peut-être aussi certains handicapés très lourds.

Mon propos n’est pas de refaire le coup du not all men [en]. Ou plutôt si, mais alors seulement dans l’exacte mesure où Anne-Charlotte Husson et Rash le font lui/elle-mêmes[1]. Anne-Charlotte Husson elle-même conteste l’homogénéité de la catégorie « homme » au nom d’une toute petite minorité – les hommes trans. Mais si on conteste la pertinence de la catégorie « homme » pour penser la question du privilège masculin, au nom d’une minorité, il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin : on peut aussi contester la pertinence de la catégorie « homme cis » et de la catégorie « homme trans », qui subsument des expériences et des vécus très différents à cet égard même, et qui neutralisent les différences entre ceux des hommes trans qui ont un bon passing et les autres, ou entre ceux des hommes cis dont l’état de santé leur permet d’avoir accès aux privilèges masculins, et les autres. Mais on touche là à un fait qui est moins politique que linguistique : toute catégorie est par elle-même essentialisante. À moins de ne parler que d’objets individuels, ce qui marque la fin de toute réflexion politique, philosophique, sociologique, etc., on est nécessairement conduit-e par la structure même du langage, par le fait même d’associer un prédicat à un sujet, à faire violence aux exceptions – donc, en l’occurrence, aux minorités. À moins de demeurer dans la tautologie pure, rien de ce que je dirai sur une catégorie ne sera valable pour tou-te-s les membres de ladite catégorie, et il faut m’y résoudre.

Alors, Rash avait-il raison de râler contre l’article du 30 ? Je dirais : oui, mais seulement parce qu’Anne-Charlotte Husson avait écrit un chapeau introductif. Ce qu’elle prenait pour une précaution était en fait le problème même[2]. Car c’est bien dans le chapeau que l’auteure, par son coup de force définitionnel, assimile explicitement les hommes aux hommes cis, excluant du coup explicitement les hommes trans de la catégorie « homme ». Sans ce chapeau, la revendication d’inclusivité formulée par Rash aurait été illégitime, car elle aurait reposé (et, telle que formulée, elle reposait en fait) sur un principe menant à des conséquences absurdes : pour désinvisibiliser les minorités, refuser d’appliquer à des catégories des prédicats qui ne soient pas valables pour la totalité des membres de la catégorie. Ce qu’aurait dû faire l’auteure, c’est simplement supprimer son chapeau ; en corrigeant systématiquement (sur le conseil de Rash) homme par homme cis, elle pose autant de (nouveaux) problèmes qu’elle en résout.

On pourrait estimer que dans son état actuel, l’article sur le privilège masculin est plus précis que dans son état précédent. Certes, l’article n’est pas absolument inclusif (il ne peut pas l’être), mais il l’est tout de même davantage que précédemment. Somme toute, il est plus précis, donc meilleur. Mais s’il est permis de comparer les deux états du texte, et de préférer l’un à l’autre, il me paraît beaucoup plus discutable de considérer que le passage du premier état au second état relève d’une exigence morale, ou politique – parce qu’à ce compte-là, l’exigence morale/politique est infinie, donc absurde. Pour parler comme les catholiques et les philosophes moraux/ales, la correction apportée par Anne-Charlotte Husson à son article était surérogatoire : c’est bien de l’avoir fait, mais ce n’aurait pas été mal de ne pas le faire[3].


[1] Ce n’est pas très heureux, mais en toute logique, c’est comme ça que ça se féminise.

[2] Et je me demande même si Rash, dans son premier commentaire, n’effleure pas vaguement cette idée, lorsqu’il écrit, commentant le chapeau : « Cette simple précision me dérange beaucoup et tout le long de l´article on parle d´homme sans préciser cisgenre. » « Cette simple précision me dérange beaucoup » : Rash présente les choses comme si, spontanément, c’était le chapeau lui-même qui le gênait – le grief relatif à l’absence de précision dans le corps du texte ne vient que dans un second temps.

[3] De là découlent quelques éléments pour une théorie de la surérogation, dont je laisse le développement pour plus tard, mais à propos de laquelle on peut déjà suggérer des pistes : un acte A moralement positif est moralement requis si la situation S qu’il crée nous rapproche d’une situation S’, à laquelle on parvient par un acte ou un ensemble d’actes A’ eux-mêmes moralement requis – c’est-à-dire, puisque « devoir implique pouvoir », que la situation S’ est à la fois souhaitable et atteignable. Le caractère moralement obligatoire de A découle du caractère moralement obligatoire de A’, dont il est une partie. Inversement, si S’ est inatteignable, dans la mesure où A’ n’est pas moralement requis, toute partie de A’ n’est pas non plus moralement requise. Dans ce cas, S peut être, contrairement à S’, atteignable, mais A est surérogatoire (pas obligatoire).

Éloge du débat suspendu

Je ne suis pas d’accord avec toi, mais je ne sais pas pourquoi. Il faudra qu’on en reparle dans quelques heures, quelques jours, quelques semaines, pour laisser le temps aux idées de venir, aux arguments de s’organiser, aux rencontres de se faire ; alors nous pourrons reprendre cette discussion à nouveaux frais et plus efficacement.

Cette phrase toute simple, si naturelle, on l’entend pourtant assez peu. Je voudrais, ici, m’en étonner, et me demander pourquoi ; qu’est-ce qui nous retient, souvent, de suspendre un débat pour cette raison que l’on n’arrive plus à mettre les mots sur ce qu’on veut dire, ou que l’on perçoit confusément qu’il y a, dans le raisonnement de notre interlocuteur/trice, une faille mais sans trop savoir où. Car de telles situations de blocage argumentatif sont possibles : ceux et celles qui ont lu ce billet le savent déjà.

Il se pourrait que notre conception du débat soit soumise à deux modèles contradictoires, en vertu desquels, l’un et l’autre, cette remise à plus tard de la discussion est impossible : le modèle agonistique et le modèle délibératif.

Le modèle agonistique, ou débat-combat, ou débat-contre : le but est d’emporter la victoire sur l’adversaire, de lui prouver qu’il a tort. Le but est atteint quand l’adversaire ne sait plus quoi répondre à nos arguments : inversement, concéder qu’on ne sait plus quoi répondre à ses arguments à lui/elle, c’est lui concéder la victoire. Et avouer qu’on ne sait plus quoi répondre, tout en exigeant de reprendre le débat ultérieurement, donc tout en refusant de perdre, c’est dérober à l’autre sa victoire ; c’est, dans cette perspective, presque aussi déloyal ou saugrenu, qu’un match nul demandé par un-e joueur/se d’échecs en train de perdre la partie.

Le modèle délibératif, ou débat-avec : j’appelle, sans originalité je crois, délibération toute discussion qui a pour but de parvenir à une décision ; délibération démocratique, judiciaire, dans un jury de concours, ou dans une réunion syndicale. Alors, les nécessités de l’action imposent leur temporalité à la discussion : il est impensable de remettre à plus tard une discussion qui se tient sous le régime de l’urgence – et toute décision pratique est urgente. Le modèle par excellence de cette discussion dans l’urgence, celui que je connais le mieux, c’est le débat militant : il faut décider ce qu’on vote sur tel texte de congrès, si l’on amende ou non tel tract, si l’on fait telle ou telle action. Le militantisme est le lieu de l’anti-skholè, au sens bourdieusien : structurellement, on n’y a jamais le temps, et les discussions ne sont jamais déchargées d’enjeux. Rapport étroit au monde, soumission à l’urgence.

Ces deux modèles, agonistique et délibératif, semblent s’opposer radicalement. Mais ils nourrissent, au fond, le même mythe : celui de la transparence de la conscience à soi-même. Ce mythe s’énonce ainsi : si tu penses quelque chose, alors tu dois savoir pourquoi tu le penses ; sinon, tu ne le penses pas vraiment. Et si tu soutiens quelque chose sans le penser vraiment, c’est que tu es de mauvaise foi, ou que tu t’accroches absurdement à une idée à laquelle, sous la force des arguments adverses, tu devrais renoncer. Mais ce mythe est peut-être, simplement, la cristallisation idéologique de pratiques sociales qui, certainement, ont leur intérêt et leur utilité : il faudrait voir s’il est plus répandu chez les militant-e-s qu’ailleurs, et plus répandu dans les sociétés démocratiques qu’ailleurs ! Je n’ai rien contre la délibération, contre la démocratie, contre le militantisme ; je n’ai rien contre la dispute éristique (j’ai eu l’occasion de dire qu’elle était parfois très propice à faire émerger les idées et les arguments, car le risque de l’humiliation est un aiguillon puissant) ; mais alors il faut voir que la pratique du débat qui y règne est régie par des impératifs qui le dénaturent, ou au moins, si l’on pense qu’il n’y a pas de nature du débat, qui lui donnent une forme bien particulière et qui ne va nullement de soi. Surtout, ils ne sont pas nécessairement toujours les plus propices à l’émergence de la vérité ; dans les cadres qui le permettent, il faudrait peut-être réhabiliter cette pratique du débat suspendu.