Tentative de clarification sur les blagues X-phobes

Il me semble qu’en général, les gens qui critiquent les blagues X-phobes* (sexistes, racistes, homophobes, etc.) ont l’idée que la qualité de la blague (son degré de drôlerie) et son caractère politiquement problématique sont deux variables à peu près indépendantes. Il peut y avoir des blagues racistes et drôles, racistes et pas drôles, pas racistes et drôles, pas racistes et pas drôles. Au mieux, ces personnes suggèreront que le caractère X-phobe d’une blague l’empêche d’être drôle, ou du moins pas drôle pour tout le monde : les dominé-e-s visé-e-s sont supposé-e-s trop affecté-e-s pour pouvoir profiter de l’humour de la blague.

Or j’ai sur la question une intuition très différente, que je voudrais expliciter. Il me semble que non seulement la valeur humoristique et la valeur politique d’une blague ne sont pas du tout indépendantes l’une de l’autre, mais que c’est plutôt la drôlerie, ou la non-drôlerie, de la blague, qui détermine son caractère X-phobe ou pas (et non l’inverse).

Il y a quelques jours, en soirée, on m’a raconté une blague raciste :

Un noir, un juif et un arabe sautent d’une falaise.

Question : Qui s’écrase en premier ?

Réponse : On s’en fout !

Je trouve cette blague complètement raciste, parce qu’elle n’a aucun autre intérêt que de mobiliser un cliché raciste (à savoir : la vie d’un noir, d’un juif ou d’un arabe ne compte pas). À part ça, elle ne se caractérise par aucune finesse ; il n’y a pas d’astuce, pas de subtilité de construction, pas de jeu de mots amusant. La personne qui énonce une telle blague ne peut donc pas chercher à séduire autre chose que de basses passions.

Je voudrais mettre cette blague en regard avec un bon mot que j’ai lu il y a quelques jours sur Facebook. Laurent Bouvet, un intellectuel gravitant autour (ou au sein ?) du Parti socialiste, a ainsi commenté un article du Figaro sur le camarade Razzy Hammadi, récemment passé « de l’aile gauche à l’aile droite du PS » :

Une nouvelle preuve qu’on peut changer de trottoir sans changer de métier.

Blague « putophobe » ? Peut-être ! (On va voir). Mais surtout, quelle manière absolument magnifique de traiter Razzy Hammadi de pute ! Je n’approuve pas la stigmatisation des prostitué-e-s, ni, donc, l’assimilation d’un comportement moralement honteux à de la prostitution. Mais quelles sont au juste les émotions qui m’envahissent à la lecture de ce statut ? À vrai dire, une très grande satisfaction intellectuelle. Le trait de Laurent Bouvet est une véritable merveille. Il est toujours difficile d’analyser et d’expliquer une blague ou un bon mot, mais on peut tout de même essayer, pour voir en quoi, en l’occurrence, l’exercice est très réussi. La prostitution est évoquée non seulement sans être nommée, mais sans que la moindre référence explicite soit faite à la sexualité : la seule chose qui y fait penser, c’est le rapprochement entre les mots trottoir et métier. De ces deux mots, c’est trottoir le plus spécifique, mais c’est seulement à la fin de la phrase, avec le mot métier, si anodin, qui n’a tellement l’air de rien, que l’on peut réinterpréter l’ensemble : le trait est d’autant plus violent qu’il se cache sous des termes neutres. Je n’insiste pas sur la remarquable concision de la phrase, permis par les tours impersonnels de l’infinitif ; je ne reviens pas sur le saisissant parallèle changer de trottoir / changer de métier, qui juxtapose un simple déplacement spatial de quelques mètres (resémantisant au passage la métaphore politique de la « droite » et de la « gauche ») et une reconversion professionnelle. Il y aurait encore sans doute beaucoup à dire, mais pour faire bref, cette phrase est un bijou.

Ce mot d’esprit est un chef-d’œuvre, et c’est d’abord ce qui me frappe quand je le lis. Je me dis qu’il aurait été dommage que Bouvet en privât l’humanité. Et puis je me dis qu’il y a tellement de bonnes raisons linguistiques, littéraires, poétiques, stylistiques d’aimer cette phrase que le mépris des prostitué-e-s n’entre finalement pour rien, ou pour pas grand-chose, dans notre satisfaction. Contrairement à la blague citée plus haut, qui ne peut marcher qu’en sollicitant chez son auditeur/trice, au pire une adhésion au sous-entendu raciste, au mieux une jouissance malsaine de l’interdit enfreint, celle-ci peut fort bien ne reposer que sur sa qualité formelle intrinsèque. Bien sûr, il faut que le cliché sous-jacent (le cliché « putophobe ») soit reconnaissable, qu’il appartienne à un univers de référence partagé par l’énonciateur/trice et l’auditeur/trice (ici, le/la lecteur/trice), mais il n’a pas besoin d’être positivement accepté ou approuvé. L’usage qui est en fait, du coup, me semble largement citationnel. (Cf. à ce propos ce que j’écrivais dans cet article).

Voilà mon point : non pas que le contenu X-phobe d’une blague la rend moins drôle, ni que la drôlerie d’une blague permet d’excuser son caractère X-phobe. Je pense en fait que la drôlerie d’une blague est précisément ce qui fait qu’elle n’est pas X-phobe, car la jouissance esthétique qu’elle sollicite alors ne laisse plus de place aux passions mauvaises. On pourrait me faire une objection : la « drôlerie » d’une blague, c’est tout de même très subjectif ; or on aimerait bien pouvoir dénoncer de manière objective le caractère X-phobe d’une blague. Mais peut-être est-ce justement à cette illusion rassurante qu’il faut renoncer : le caractère objectif des jugements politiques. À cet égard, du reste, pas de différence entre une blague et un film, ou n’importe quelle œuvre d’art, comme je l’ai déjà montré.

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11 commentaires

  1.  » la jouissance esthétique qu’elle sollicite alors ne laisse plus de place aux passions mauvaises » : c’est être bien optimiste… !

    1. Non, je ne crois pas. Peut-être que le mouvement d’annihilation des « passions mauvaises » ne va jamais tout à fait jusqu’au bout, mais il me paraît absolument clair qu’il y a au moins concurrence entre deux types de raison qui font qu’on apprécie une blague : parce qu’elle flatte l’esprit, ou parce qu’elle flatte nos croyances (ou nos préjugés).

      La façon dont on réagit à une blague (ou à une insulte, etc.) dépend de l’intention qu’on attribue à son auteur-e. C’est clair pour une insulte : il peut y avoir des cas où l’insulte est neutralisée, parce qu’on sait que l’auteur-e de l’insulte plaisante, entre en complicité avec l' »insulté-e », l’utilise sur un mode citationnel, retourne un stigmate, etc. Mais c’est pareil pour une blague : une blague est d’autant plus blessante que j’ai l’impression qu’elle est faite pour blesser.

      Or mon interprétation d’une blague « X-phobe » ne peut pas être la même selon que :
      -j’ai l’impression que le/la blagueur/se a principalement envie de faire passer un message blessant ;
      -j’ai l’impression que le/la blagueur/se a principalement envie de faire montre de son esprit brillant.

      Dans le 1er cas, on pourra être blessé-e parce que, de fait, la blague était purement un acte d’hostilité. Dans le 2nd cas, c’est beaucoup plus subtil : on peut reconnaître au/à la blagueur/se une motivation innocente pour sa blague – même si, par ailleurs, celle-ci repose sur des clichés X-phobes.

  2. Ok, je comprends l’idée et la distinction que tu fais me semble exister. Mais cela ne permet selon moi pas d’accepter le 2e type de blague.
    Cela suppose d’admettre que pour blesser il faut une intention de blesser, et que si l’intention est ailleurs (montrer son esprit brillant) il n’y a plus de risque de blesser ou en tout cas que c’est moins grave. Je pense que ce n’est pas le cas, et que d’ailleurs beaucoup de personnes font des blagues sexistes ou homophobes ou racistes sans même s’en rendre compte (parce qu’ils utilisent des préjugés sexistes ou homophobes ou racistes sans en être conscients). Ces blagues, même si l’intention n’est pas de blesser, peuvent blesser une femme/un-e homosexuel-le une personne racisée qui se trouve en face. Et c’est donc un problème et il faut que ces blagueurs en prennent conscience (et ceux-ci sont bien plus nombreux que ceux du premier type !).
    Ce qui est problématique dans ton argumentation aussi c’est que ça légitime en quelque sorte les réponses de blagueurs qui disent « mais non c’est pas ce que j’ai voulu dire, mon intention n’est pas là » qui est en somme un refus d’admettre qu’une blague peut blesser même quand ce n’était pas l’objectif, une façon de dire « tu n’as pas le droit d’être blessé-e puisque ce n’est pas mon intention, je ne suis pas comme le raciste de la blague 1er degré ». Or s’il y a bien une chose qui ne se discute pas c’est le sentiment qu’a quelqu’un d’être blessé. (D’ailleurs, si tu avait été pute, tu n’aurais peut être pas d’abord été frappé par le mot d’esprit de ton exemple. Quand on est pas visé par une blague X-phobe, c’est facile de la trouver innocente et drôle, donc excusable).
    La « motivation innocente », selon moi, n’excuse rien. Les blagues qui reposent sur des clichés X-phobes peuvent blesser, renforcer un système d’oppression, et à ce titre sont à éviter. Et parce qu’elles sont, comme tu le dis, plus « subtiles », je les trouve finalement aussi plus dangereuses, car elles entretiennent des clichés sans en faire l’objet de leur blague, comme si c’était finalement des choses admises par tout le monde, et c’est ça qui est grave.

    1. « Cela suppose d’admettre que pour blesser il faut une intention de blesser, et que si l’intention est ailleurs (montrer son esprit brillant) il n’y a plus de risque de blesser ou en tout cas que c’est moins grave. Je pense que ce n’est pas le cas, et que d’ailleurs beaucoup de personnes font des blagues sexistes ou homophobes ou racistes sans même s’en rendre compte (parce qu’ils utilisent des préjugés sexistes ou homophobes ou racistes sans en être conscients). Ces blagues, même si l’intention n’est pas de blesser, peuvent blesser une femme/un-e homosexuel-le une personne racisée qui se trouve en face. Et c’est donc un problème et il faut que ces blagueurs en prennent conscience (et ceux-ci sont bien plus nombreux que ceux du premier type !). »

      Je reformulerais mon point de vue de la manière suivante : pour qu’une blague soit blessante, il faut que le/la destinataire de la blague puisse repérer dans le comportement ou le discours du/de la blagueur/se quelque chose qui relève de l’hostilité au sens large. Le cas le plus criant, le plus pur et le plus grave, c’est l’intention de blesser. Mais ce que tu appelles « faire une blague sexiste [etc] sans s’en rendre compte », cela peut à la limite être interprété comme une forme atténuée d’hostilité, celle-ci prenant alors la « simple » forme du mépris ou de l’indifférence (en gros : « je me fiche de ton ressenti »). Le mot « hostilité » est mal choisi, parce que trop fort en l’occurrence, mais je n’en vois pas tellement d’autre qui convienne.

      Toute la question est : quand X entend une blague X-phobe de la part de de Y, que peut-il imaginer sur l’état d’esprit de Y ? Il y a des cas où X supposera que Y a l’intention de blesser, est un beauf de base, se moque de son ressenti, manifeste lourdement une complicité excluante avec ses ami-e-s qui rient avec lui ou elle, etc. Bref, des cas où X identifiera de l' »hostilité » dans le comportement de Y. Et puis il y a des cas où X supposera que Y a avant tout, et surtout, voulu faire un mot d’esprit, ou une blague drôle, pour la pure beauté du geste. Et c’est cette alternative qui déterminera la réaction de X. (Naturellement, il y a des cas intermédiaires, qui sont peut-être les plus nombreux.)

      « Ce qui est problématique dans ton argumentation aussi c’est que ça légitime en quelque sorte les réponses de blagueurs qui disent « mais non c’est pas ce que j’ai voulu dire, mon intention n’est pas là » qui est en somme un refus d’admettre qu’une blague peut blesser même quand ce n’était pas l’objectif, une façon de dire « tu n’as pas le droit d’être blessé-e puisque ce n’est pas mon intention, je ne suis pas comme le raciste de la blague 1er degré ». »

      Mais en fonction des situations, une telle réponse est plus ou moins crédible. Et la drôlerie de la blague est un élément d’appréciation (ou de preuve).

      Tout cela étant dit, il est juste de préciser qu’au-delà de l’intention supposée de l’auteur-e de la blague, il y a un autre facteur qui peut jouer dans le sentiment d’être blessé-e : la simple *énonciation* du cliché peut être désagréable, parce qu’elle ramène le/la dominé-e à une réalité sociale elle-même désagréable (c’est-à-dire : il est désagréable de se voir rappeler qu’on est dans une société qui véhicule un cliché qui nous offense.) Le problème, c’est que cet élément-là ne suffit pas à rendre condamnable une blague jouant sur un cliché, parce que le même argument pourrait valoir pour n’importe quel discours citationnel relayant un cliché sans le prendre à son compte (voire le dénonçant).

      Autrement dit : si une femme est blessée par une blague sur les blondes, ça peut être :
      -parce qu’elle considère que le/la blagueur/se est méprisant-e, indélicat-e, idiot-e ou hostile ;
      -parce qu’elle n’aime pas se voir rappeler qu’il y a des clichés sur les blondes qui circulent.

      Mais moralement, seule la première de ces deux raisons me semble digne d’être prise en compte. Parce que si le problème, c’est qu’on lui rappelle qu’il y a des clichés sur les blondes, alors cette personne aurait aussi un problème avec le fait qu’on commente, mentionne ou même dénonce les blagues sur les blondes – ce qui n’est pourtant pas moralement condamnable.

      Donc je ne sais pas ce qu’aurait pensé une prostituée de la blague de Laurent Bouvet ; mais même en admettant qu’elle en ait été offensée, ça aurait pu être pour la seconde raison (je n’ose pas dire pour une mauvaise raison, mais je dirais volontiers : pour une raison moralement non pertinente).

  3. Ok, je comprends mieux ton point de vue, mais je reste en désaccord avec toi 🙂

    « Toute la question est : quand X entend une blague X-phobe de la part de de Y, que peut-il imaginer sur l’état d’esprit de Y ? » En fait, j’essaye de dire que non. L’enjeu peut être pour Y de dire à X : « je sais que ce n’était sûrement pas ton intention, mais ta blague est X-phobe et peut blesser des gens (et/ou elle me blesse en l’occurrence) donc ce serait bien que tu évites ça à l’avenir. » Et l’état d’esprit de Y ou la drôlerie de la blague ne change rien à tout ça.

    « il est désagréable de se voir rappeler qu’on est dans une société qui véhicule un cliché qui nous offense » : je trouve que le terme de « désagréable » est un peu léger, mais passons, idem pour « offense » : ce n’est pas qu’une question d’offense mais de discrimination systématique, dans une société construite sur des schémas de domination. C’est pour ça que c’est important, et qu’il faudrait renoncer aux blagues qui les perpétuent et les inscrivent comme des évidences admises.

    « Le problème, c’est que cet élément-là ne suffit pas à rendre condamnable une blague jouant sur un cliché, parce que le même argument pourrait valoir pour n’importe quel discours citationnel relayant un cliché sans le prendre à son compte (voire le dénonçant).  » Non, il y a une différence entre reprendre un cliché pour dire « c’est un cliché, il est condamnable » et un discours qui le reprend sans aucune distance et qui du coup tend à le montrer comme évident et légitime. Toute la différence est justement là !

    Je suis un peu gênée quand tu passes de blague X-phobe à blague sur les blondes. Quand tu dis « elle n’aime pas se voir rappeler qu’il y a des clichés sur les blondes qui circulent. » ça me parait un peu minorer l’enjeu de ces blagues et des blagues X-phobes qui est plutôt, par exemple : « il est insupportable en tant que femme d’entendre sans cesse des blagues qui prétendent que nous sommes superficielles hihi et que notre place est à la maison »

    « Parce que si le problème, c’est qu’on lui rappelle qu’il y a des clichés sur les blondes, alors cette personne aurait aussi un problème avec le fait qu’on commente, mentionne ou même dénonce les blagues sur les blondes – ce qui n’est pourtant pas moralement condamnable. » Le problème n’est pas de rappeler « qu’il y a des clichés sur les blondes », le problème est de transmettre les clichés sur les blondes, ou plutôt des stéréotypes sur les femmes qui s’inscrivent dans une société qui les discrimine (il y a pas de blagues sur les blonds, tiens). Donc quand on commente ou dénonce ces clichés, pas de problème ! Au contraire ! Quand on les véhicule sans autre discours, c’est là que c’est un problème et personnellement je pense que oui c’est moralement condamnable. Rire aux dépens des femmes/des putes/des homos/des noirs c’est moralement condamnable. Dénoncer les clichés sexistes/etc. dans notre société, c’est ce à quoi on devrait s’atteler. En commençant par ne pas les perpétuer dans nos blagues.

    Peut être que ce qui t’as poussé à entamer cette réflexion c’est de montrer que le rire ne peut pas exister s’il y a un sous-bassement problématique/raciste/etc. dans une blague (quand on combat ces discriminations par ailleurs) ? Mais je pense qu’il faut pouvoir admettre, que parfois, on rit d’une blague raciste, etc. Voilà, ça arrive (en tout cas ça m’est arrivé), ça ne fait pas nous des salauds. On peut être dans une situation contradictoire. Et c’est ça qui nous permet de ne pas perpétuer ces blagues.

    Pour prolonger, je te conseille si tu ne l’as pas déjà lu, cet article qui est la chose la plus claire et la plus pertinente que j’ai pu lire sur l’humour oppressif : http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/08/lhumour-est-une-chose-trop-serieuse.html

    1. Merci pour le lien, que je connaissais. En fait, dès qu’on parle d’humour et de politique, sur Internet l’article de Denis Colombi devient vite incontournable… ^^ Ce qui m’ennuie, parce que je ne suis pas d’accord avec lui, même si j’ai eu du mal, et j’en ai encore, à cerner exactement ce qui me gêne dans sa démonstration. J’avais d’ailleurs déjà eu l’occasion, sous un autre billet de son blog, de revenir sur cette question de l' »intention » : http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/10/assumer-son-humour-la-con.html?showComment=1384715248655#c8225481943201226511

      « Non, il y a une différence entre reprendre un cliché pour dire « c’est un cliché, il est condamnable » et un discours qui le reprend sans aucune distance et qui du coup tend à le montrer comme évident et légitime. Toute la différence est justement là ! »

      Il y a une différence entre « évident » et « légitime » ! Les clichés sur lesquels s’appuient les blagues sont forcément, en un certain sens, « évidents », au sens où tout le monde les reconnaît sans difficulté comme des clichés. Mais ça, ce n’est pas la faute de la personne qui fait la blague : c’est lié à un état du monde, et du langage, qui préexiste à la blague ! En revanche, je ne pense pas que manipuler un cliché contribue nécessairement à le faire passer pour « légitime ».

      « Je suis un peu gênée quand tu passes de blague X-phobe à blague sur les blondes. Quand tu dis « elle n’aime pas se voir rappeler qu’il y a des clichés sur les blondes qui circulent. » ça me parait un peu minorer l’enjeu de ces blagues et des blagues X-phobes qui est plutôt, par exemple : « il est insupportable en tant que femme d’entendre sans cesse des blagues qui prétendent que nous sommes superficielles hihi et que notre place est à la maison » »

      Je ne sais pas si je minore l’enjeu – ce que j’essaye de faire, c’est de distinguer les raisons fondamentales pour lesquelles ces blagues sont désagréables (je maintiens le mot, qui me paraît neutre, et qui me paraît le seul adéquat à ce stade de la discussion : tout adjectif plus précis, comme « offensant », « sexiste », etc., supposerait déjà acquises certaines des conclusions auxquelles il s’agit, ou non, d’arriver). Il me semble vraisemblable que l’une des raisons qui font que ces blagues sont désagréables, c’est qu’elles attirent l’attention de la réceptrice sur un fait objectif qui lui est désagréable. Mais ce n’est pas la seule raison ! La manière dont tu reformules les choses ne permet pas de se livrer à cette même opération d’analyse.

  4. « Les clichés sur lesquels s’appuient les blagues sont forcément, en un certain sens, « évidents », au sens où tout le monde les reconnaît sans difficulté comme des clichés. Mais ça, ce n’est pas la faute de la personne qui fait la blague : c’est lié à un état du monde, et du langage, qui préexiste à la blague ! En revanche, je ne pense pas que manipuler un cliché contribue nécessairement à le faire passer pour « légitime »

    Je ne pense pas que tout le monde reconnaisse les clichés des blagues comme des « clichés », justement. Tu dis toi même dans la phrase suivante : « c’est lié à un état du monde ». Or un cliché n’est pas lié à un état du monde, c’est une vision caricaturale, abusive et non soumise à examen critique d’un état du monde. Quand tu dis ça, tu passes justement de « c’est un cliché » à « mais bon c’est tout de même fondé sur des trucs vrais ». C’est ce glissement opéré par les blagues (ou autres discours fondés sur des clichés) qui me parait hautement problématique.
    Il me semble que c’est exactement l’enjeu du dialogue du billet de Colombi : pour que l’humour fonctionne, il faut qu’on considère le ressort de la blague comme fondé dans le monde (« it’s funny because it’s true », sinon on rirait de femmes bleues à pois verts). Si le ressort de la blague est « les femmes aiment se faire belles et mettre du rose », la blague est perçue comme drôle parce qu’on va se dire « c’est un cliché, c’est exagéré mais bon ça part quand même d’une réalité ». Et le problème est là, quand on passe du cliché à l’idée que c’est la réalité, un « état du monde ». Et dans une blague qui utilise le ressort « les femmes sont comme ci hihi » on passe à l’idée 1) qu’il y a une nature féminine à quelques exceptions prêts 2) que cette nature féminine est liée à la beauté (par ex). Et il y a prêt à bondir 3) donc il est logique que la société fasse peser sur les filles et les femmes un impératif de beauté. On ne peut arriver au 3) que parce qu’on reconnait 1) et 2), et la blague qui véhicule 1) et 2) permet de dire 3). Et c’est ce 3e point qui est problématique, et, je maintiens, plus que simplement « désagréable » parce qu’il rappellerai un état du monde désagréable : il est problématique car il légitime une structure d’oppression.

    « elles attirent l’attention de la réceptrice sur un fait objectif qui lui est désagréable » – si l’on considère que l’oppression vécue au quotidien est « un fait objectif qui lui est désagréable »‘, d’accord. Mais il me semble que ce « fait » est suffisamment « désagréable » pour dire que ces blagues sont à combattre, tout comme le « fait objectif » qu’elles mettent en évidence.

    J’ai lu ton commentaire du billet de Denis Colombi et je suis en fait assez d’accord avec la réponse qu’il te fait :
    « Le problème, me semble-t-il, c’est que vous rabattez la question à une relation entre deux personnes, un locuteur et un auditeur. La scène sociale est en fait bien plus complexe, et met en jeu non seulement un public plus grand, mais aussi des rapports sociaux qui disparaissent d’autant moins dans l’humour qu’ils en sont au fondement.  »

    Je pense aussi que c’est pour cette raison que « l’intention » n’est pas une donnée pertinente quand il s’agit de ces blagues, car on évolue dans cette scène sociale où, intention ou pas, les clichés sont perpétués et légitiment des rapports d’oppression, et c’est cela qu’il faut combattre. Ce qui importe, c’est la scène sociale dans laquelle on fait une blague. Faire une blague sexiste entre trois potes militantes féministes qui se connaissent très bien : pas de mal. Faire un blague sexiste au boulot face à dix personnes qu’on ne connait absolument pas, ou lors d’une prise de parole publique, à la télé, à la radio, sur internet : à bannir.

  5. @Zoé – si je puis me permettre de m’immiscer dans la conversation
    « pour que l’humour fonctionne, il faut qu’on considère le ressort de la blague comme fondé dans le monde (« it’s funny because it’s true », sinon on rirait de femmes bleues à pois verts). »

    Vous pensez que les gens qui racontent des blagues sur les belges ou les portugais croient vraiment que les belges sont stupides ou que les portugaises ont effectivement une pilosité surabondante ? J’ai tendance à penser que dans ces cas (qui ne sont bien entendus pas généralisables à toutes les blagues sur les X) le cliché finit par fonctionner comme support d’un exercice de style…
    Il y a une multitude de blagues sur les belges et les portugais expriment elles de la belgophobie ou de la portophobie?

    1. @Patertaciturnus : Merci pour cet ajout qui me pousse à affiner ma pensée.
      En fait, je pense que les blagues sur les belges et les portugaises restent un bon exemple de ce que je veux dire. Évidemment personne ne pense au 1er degré que les belges sont tous stupides et les portugaises pleines de poils, tout comme personne ne pense que toutes les filles mettent du rose. Mais je pense que le mécanisme de ces blagues repose de près ou de loin sur une forme de patriotisme voire nationalisme français qui implique en somme « les belges sont pas comme nous les français » « ils sont des faux français » (ou quelque chose de cet ordre) et « les portugaises sont pas des femmes comme chez nous », « sont pas vraiment des femmes » (ce qui au passage est aussi sexiste).
      Ou en tout cas qu’à force d’être utilisés comme un ressort comique, cela vient peut être aussi à créer quelque part ce sentiment, à créer un sentiment de communauté, « aha nous les français on se moque bien des belges ».
      Sinon, pourquoi se moquerait-on des belges ? Quel intérêt, en quoi est-ce drôle si ça ne dit pas quelque chose de prêt ou de loin des sentiments des français sur les belges ? Si ça ne finit pas par créer un sentiment de supériorité culturelle/etc. ? Tout comme les blagues sur les québécois par exemple et leur accent ont comme idée sous-jacente que c’est nous qui parlons le bon français.
      Je pense qu’un mécanisme de blague de ce genre n’est jamais gratuit et anodin. Et les belges ne font probablement pas de blagues sur eux-mêmes mais sur nous, preuve que la blague existe parce qu’elle crée une différenciation eux/nous au profit d’un groupe (cf. Denis Colombi encore une fois). Et les blagues sur les nationalités, à coup de stéréotypes plus ou moins caricaturaux, sont bien une façon de dire qu’il y a une différence profonde entre les habitants de différents pays, au profit du notre.
      Donc peut être pas de « belgophobie » ou « portophobie » mais il me semble que le mécanisme latent peut bien être rapproché d’une certaine xénophobie. Même si, je l’accorde volontiers, cela reste relativement inoffensif… mais potentiellement offensant pour un belge ou une portugaise.

      1. 1.

        « Je pense qu’un mécanisme de blague de ce genre n’est jamais gratuit et anodin. Et les belges ne font probablement pas de blagues sur eux-mêmes mais sur nous, preuve que la blague existe parce qu’elle crée une différenciation eux/nous au profit d’un groupe (cf. Denis Colombi encore une fois). »

        Reste à expliquer, alors, pourquoi certains groupes font des blagues sur eux-mêmes (cf. l’humour juif). Les deux solutions évidentes possibles à ce paradoxe, c’est l’argument du retournement de stigmate (qui va dans mon sens plutôt que dans le tien : le cliché est récupéré mais « désactivé »), et l’argument de l’intériorisation du stigmate. Le problème dans ce cas, c’est que :
        -quand on a un cliché dont on peut penser que les gens le prennent au 1er degré, c’est censé être la preuve qu’il passe pour vrai ;
        -quand on a un cliché dont on ne peut pas penser que les gens le prennent au 1er degré, c’est quand même un cliché sur autrui, donc c’est la preuve que ça sert à identifier un « eux » et un « nous » ;
        -quand on a un cliché sur soi-même, c’est de l’intériorisation de stigmate (j’anticipe ta réponse, là, désolé si tu n’es pas d’accord avec cette analyse ^^)…

        En fait, si on a besoin d’une solution ad hoc pour chaque contre-exemple, c’est peut-être que le modèle de base n’est pas satisfaisant ! En tout cas, ça rend ton hypothèse infalsifiable, donc improuvable. Et quand tu écris :

        « Sinon, pourquoi se moquerait-on des belges ? Quel intérêt, en quoi est-ce drôle si ça ne dit pas quelque chose de prêt ou de loin des sentiments des français sur les belges ? Si ça ne finit pas par créer un sentiment de supériorité culturelle/etc. ?  »

        On voit bien le côté circulaire de ton raisonnement : le fait qu’on se moque des Belges devient ici la preuve qu’on prend au sérieux le cliché sur les Belges; alors que c’est précisément ce qu’il s’agissait d’établir !

        Je pense que mon hypothèse d’une « désactivation » du cliché (au moins relative, et au moins dans certains cas – je n’ai jamais dit que c’était un phénomène général et universel… Il y a des blagues qui reposent sur l’activation d’un cliché perçu comme vrai) est beaucoup plus compatible avec les contre-exemples évoqués par Pater Taciturnus, ainsi qu’avec le contre-exemple de l’humour juif. Ce que je propose, au fond, c’est de voir le cliché comme un « code » – un lieu commun qui garantit la « bonne » réception de la blague. Il peut s’agir d’un cliché (sur les femmes, les Belges, les juif/ve-s…), mais aussi d’un trope narratif (« un type entre dans un bar… »), d’une récurrence thématique (une contrepèterie est forcément obscène ou scatologique), d’un nom de personnage (Toto…). La question de savoir si ces codes-là sont « vrais » ou pas (« Un homme entre dans un bar… ») n’a pas de sens – celle de savoir si le cliché est vrai ou pas n’en a sans doute pas vraiment non plus. Du moins, il faut faire une différence entre les blagues qui neutralisent cette question, et qui arrivent à le neutraliser parce qu’elles sont… drôles, et les blagues qui n’y parviennent pas (ou n’essaient pas d’y parvenir) et reposent du coup sur une activation réelle du contenu du cliché.

        Donc en gros, pour te citer à nouveau et pour résumer mon point de vue :
        « Il me semble que c’est exactement l’enjeu du dialogue du billet de Colombi : pour que l’humour fonctionne, il faut qu’on considère le ressort de la blague comme fondé dans le monde (« it’s funny because it’s true », sinon on rirait de femmes bleues à pois verts). »
        Je dirais que :
        -dans certains cas, c’est vrai, il y a des blagues qui reposent sur cette connivence (et qui sont en gros les blagues « pas drôles ») ;
        -mais il y a aussi des blagues qui ne reposent pas là-dessus (cf. les contre-exemples proposés), et qui sont les blagues drôles.

        Et les blagues « pas drôles » ne sont pas « pas drôles » parce qu’elles reposent sur une connivence X-phobe ; c’est l’inverse ; elles reposent sur une connivence « X-phobe » parce qu’elle ne sont pas drôles, et qu’elles n’ont que cela pour se tenir.

        2.

        Sinon, une précision. Zoé, tu écris :

        « Je ne pense pas que tout le monde reconnaisse les clichés des blagues comme des « clichés », justement. Tu dis toi même dans la phrase suivante : « c’est lié à un état du monde ». Or un cliché n’est pas lié à un état du monde, c’est une vision caricaturale, abusive et non soumise à examen critique d’un état du monde. Quand tu dis ça, tu passes justement de « c’est un cliché » à « mais bon c’est tout de même fondé sur des trucs vrais ». C’est ce glissement opéré par les blagues (ou autres discours fondés sur des clichés) qui me parait hautement problématique. »

        Quand je dis qu’un cliché est lié à un état du monde, je ne veux pas dire que le contenu du cliché correspond à l’état du monde, mais que l’état du monde inclut l’existence du cliché comme cliché. L’ « état du monde » correspondant au cliché « les femmes sont bêtes » n’est pas « les femmes sont bêtes » mais « il existe dans le monde (dans la société) un cliché selon lequel les femmes sont bêtes ». Ca ne remet pas en cause l’essentiel de nos argumentations respectives, mais je tenais à préciser ce point !

        3.

        Dernière chose, enfin, par rapport à mon ancienne discussion avec Denis Colombi :
        « Le problème, me semble-t-il, c’est que vous rabattez la question à une relation entre deux personnes, un locuteur et un auditeur. La scène sociale est en fait bien plus complexe, et met en jeu non seulement un public plus grand, mais aussi des rapports sociaux qui disparaissent d’autant moins dans l’humour qu’ils en sont au fondement. » (D.C.)
        « Je pense aussi que c’est pour cette raison que « l’intention » n’est pas une donnée pertinente quand il s’agit de ces blagues, car on évolue dans cette scène sociale où, intention ou pas, les clichés sont perpétués et légitiment des rapports d’oppression, et c’est cela qu’il faut combattre. » (Zoé)
        Mais je ne vois pas en quoi l’existence d’une « scène sociale » empêche de s’intéresser à l’intention du/de la blagueur/euse – la drôlerie de la blague étant bel et bien un indice de cette intention. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que même une blague drôle, extrêmement spirituelle, etc., peut être reçue par autrui comme une blague pas drôle ; je peux toujours me demander si l’autre rit parce qu’il/elle trouve la blague drôle, ou si c’est parce qu’il/elle est flatté-e par le cliché qu’elle véhicule. Cela dit :
        -la drôlerie ou non d’une blague peut, dans un grand nombre de cas, faire l’objet d’un consensus au moins relatif : la drôlerie d’une blague n’est pas objectivable, mais les procédés formels et linguistiques sur lesquels elle repose le sont (je m’y suis essayé, dans mon article, à propos du bon mot de Laurent Bouvet), ce qui fait qu’il peut souvent y avoir un accord assez large sur le fait que « oui, OK, ce mot est quand même très spirituel » ou que « non, vraiment, c’est de l’humour à deux balles » ;
        -l’idée d’associer « drôlerie » et « intention de l’auteur » permet de passer, pour l’évaluation de la blague, d’un critère purement subjectif (la « drôlerie ») à un critère objectif (l’intention de l’auteur). Trouver une blague drôle ou pas, cela ne peut probablement pas être « vrai » ou « faux » ; en revanche, attribuer une certaine intention à un certain auteur, cela peut relever de l’erreur ou non. Par conséquent, toutes les réceptions ne se valent pas ; à la limite, on peut parler de contresens sur une blague, si on rit en croyant (à tort) que l’auteur de la blague a voulu simplement flatter nos clichés X-phobes, ou si on ne rit pas, en croyant (à tort) que l’auteur de la blague a voulu offenser une catégorie donnée, parce qu’on n’a pas perçu l’astuce de la blague. Mais c’est paradoxal (et injuste !) d’évaluer politiquement une blague à l’aune des contresens qui sont possibles sur elle – à ce compte-là, il faudrait évaluer de la même façon tout film, tout texte, tout tract, tout essai, et évaluer Darwin ou Nietzsche à l’aune de leurs réceptions nazies, etc. ;
        -quand l’intention de l’auteur-e est indécidable ou pas claire (admettons que l’auteur-e n’ait pas les idées claires sur sa propre blague), la réception de la blague peut encore faire l’objet d’un débat : ceux et celles qui la trouvent drôle peuvent essayer de convaincre ceux et celles qui ne la trouvent pas drôle, et éventuellement qui la trouvent offensante, qu’en réalité elle est drôle, et qu’elle présente donc un intérêt (formel, linguistique) qui excède et minore sa portée politique. Et l’auditeur/trice offensé-e peut très bien cesser de l’être (offensé-e), s’il/elle perçoit dans la blague une astuce qu’il/elle n’avait pas perçue, et qui lui semble la rendre légitime.

        Un commentaire réflexif, pour finir :
        -dans le dernier paragraphe (et lmes trois tirets, là), je ne suis pas trop sûr de moi… ce sont des idées que j’improvise un peu, que je formule sans doute maladroitement, et que je n’avais pas encore émises dans toutes les réponses précédentes – il y a sûrement des choses à y revoir ;
        -je suis de plus en plus frappé par la proximité de cette question de l’évaluation politique des blagues avec celle de l’évaluation politique des œuvres d’art (ou des interprétations que j’en fais). Il faudra que je creuse ce parallèle ^^

        (Désolé pour le pavé…)

  6. Bon, je ne suis pas sûre d’avoir compris tout ce que tu dis dans ce dernier commentaire, je pense qu’on commence à tourner en rond, toi et moi, puisqu’on finit chacun un peu par reformuler les mêmes choses.

    Effectivement sur l’exemple des blagues des belges j’interroge le fait qu’il s’agit de blagues qui visent une nationalité (et pas Toto, puisque tu l’évoques) et je pars du présupposé que ce n’est pas anodin et qu’il est impossible de ne pas lier ça à une réflexion sur les relations entre nationalités dans la société. Je t’accorde que ça ne prouve rien, ce n’était pas mon but (de prouver quoi que ce soit), mais je voulais questionner le réflexe un peu facile « on y croit pas aux clichés ». Je pense qu’il faut tout de même se questionner : pourquoi on ne se contente pas de blagues « Un type » / »Toto » ? Pourquoi on remplace par « Un belge » ? Ce qui est drôle c’est ce qui suit (le jeu de mots, les situations) pas l’identité de la personne. C’est sa bêtise ! Donc passer de « la bêtise de quelqu’un » à « la bêtise du belge » je me dis qu’il y a peut être une raison à chercher ailleurs. (Toto c’est les blagues d’enfant, les belges des blagues d’adulte, d’ailleurs, ça dit peut être quelque chose aussi).

    Pour ce qui est de l’humour juif (ou faire des blagues sexistes entre femmes) je pense que c’est moins une intériorisation du stigmate qu’un espace de détente autorisé par l’entre-soi et une façon, pour le coup, de se moquer des gens qui utilisent ces clichés et de retourner ce cliché contre eux (un peu du même ordre que la réappropriation des insultes). Je n’ai pas bien compris tes deux autres remarques donc je ne m’étendrai pas là dessus.

    Par contre oui je comprends ce que tu veux dire de l’utilisation du cliché comme code et lieu commun qui permet une réception facile, parce que le cliché existe. Je ne remets pas en question l’existence du principe mais critique ses effets : utiliser ces ressorts, c’est, je l’ai assez dit, perpétuer ces clichés et c’est donc pour moi « moralement condamnable » (ce que tu interrogeais je ne sais plus dans quel commentaire). Utiliser un cliché facile sur les femmes c’est continuer à les enraciner. C’est justement trop facile de rire toujours aux dépens des mêmes. Il vaut mieux faire des blagues sur Toto (ou sur des tropes narratifs), ça ne stigmatise personne.

    « il faut faire une différence entre les blagues qui neutralisent cette question, et qui arrivent à le neutraliser parce qu’elles sont… drôles, et les blagues qui n’y parviennent pas  » : nous sommes toujours en désaccord la dessus (et je pense qu’on ne va se convaincre ni l’un ni l’autre 😉 : je pense qu’aucune blague ne neutralise un cliché.

    Tu continues à lier intrinsèquement le fait de rire ou non à une blague, de la trouver drôle, à l’intention Xphobe qu’on y décèle ou non. Et que pour toi le décodage de l’intention entre forcément en ligne de compte dans la réception. En fait c’est un peu comme ce que tu me reproches : c’est ce que tu veux démontrer, mais ça reste un présupposé de ton argumentation et pas quelque chose auquel tu parviens. Et je reste absolument non convaincue du fait que l’  » intérêt (formel, linguistique) excède et minore la portée politique ». Pour moi un propos politiquement très problématique ne sera jamais minoré par un bon mot, aussi bon soit-il. Parce qu’un bon mot existe dans une société qui existe dans des rapports d’oppression (j’insiste parce que c’est relativement absent de tes remarques, comme si l’évaluation d’une blague Xphobe en était détachée) et qu’on ne peut pas en faire abstraction. (Sinon rions des extra-terrestres. Pourquoi eux ne sont-ils pas la cible de nos blagues ? Il faut s’interroger sur ceux qui sont visés dans les blagues !)

    D’ailleurs ce caractère de « drôle » ou « pas drôle » reste très personnel.

    Pour faire un petit point provocateur (j’ai ça en tête depuis ma première lecture de l’article), si on cherche, on peut dire pourquoi la 1e blague est « drôle », même si elle casse pas trois pattes à un canard, je l’accorde.. La blague fonctionne sur un mécanisme certes simplet mais qui peut être très efficace (avec un autre contenu) qui est de présenter 3 personnages, de poser une question qui demande d’en identifier un, et qui finalement par une pirouette (raciste en l’occurrence) ne répond pas à sa question. Il y a donc un décalage, une chute entre ce qu’on fait attendre et ce qu’on dit finalement. Alors oui c’est raciste et le message « aucun n’a d’importance et leur mort nous est égale » n’est effectivement pas risible. Mais il y a bien un mécanisme de blague qu’on peut juger drôle voire réussi, si on s’affranchit de son contenu. Un petit côté absurde. Allez, j’avoue : j’ai pouffé en la lisant. ça ne m’empêche pas de la trouver odieuse, et il est évident que je ne la raconterai pas. Pour moi c’est la preuve par l’expérience que le caractère drôle d’une blague et son caractère Xphobe ne sont pas liés.
    Tout ça pour dire qu’à mon avis les choses sont plus complexes et qu’on ne peut pas dire qu’une blague drôle neutralise le caractère Xphobe d’une blague, ni l’inverse. Il y a parfois des choses qui font rire spontanément, en 1ere réaction, et puis (et en même temps) on se dit « mais bon ça craint !! ».

    D’ailleurs une autre chose en passant qui me titille aussi depuis ma 1ere lecture de ton article : toute ta démonstration est fondée sur un exemple « de bon mot », que tu juges réussi, comme un chef d’œuvre de maniement de la langue. Il me semble que cet exemple particulier n’est pas tellement représentatif de ce qu’on entend habituellement par « blague ». Une blague, me semble-t-il, ne vise pas avant tout à ce qu’on admire un bon mot mais à susciter le rire (même si effectivement il y a toujours une sorte de fierté dans une blague réussie, et de légère honte quand une blague tombe à plat). Finalement tu déplaces quelque peu le curseur avec ce cas qui me semble absolument différent du mécanisme d’une blague « standard ». Tu passes de quelque chose qui me semble plutôt être, dans la blague, de l’ordre de la surprise (une blague prend souvent au dépourvu, c’est pour ça que ton 1er exemple finalement fonctionne assez bien en ce sens) à l’admiration, ce qui n’est pas exactement la même chose !
    Et je dois dire que la démarche intellectuelle dans ton évaluation de la blague (admiration du jeu de mot, du mécanisme, etc.) est loin de pouvoir englober ce qu’on entend habituellement dans des blagues, Xphobes ou non. Et est aussi à distinguer du pur rire spontané, puisque cela nécessite un léger recul analytique. Donc, finalement, quand bien même ça me convaincrait, ça reste un cas assez particulier, car « mot d’esprit » et « blague » ne sont pas synonymes.
    (Et d’ailleurs je suis désolée de te dire aussi que je n’ai pas trouvé ce « mot » particulièrement brillant.. preuve que lorsqu’on en arrive à l’évaluation du caractère « drôle » ou non d’une blague, l’objectivité est difficile…)

    Pour finir :
     » je ne vois pas en quoi l’existence d’une « scène sociale » empêche de s’intéresser à l’intention du/de la blagueur/euse » : en fait, je pense comme Denis Colombi je crois : c’est pas que ça empêche de s’intéresser à l’intention, c’est que c’est de mon point de vue secondaire et peu intéressant. Quand une blague même bien intentionnée perpétue dans une scène sociale large (et internet en est le meilleur exemple) des clichés offensants, c’est de mon point de vue un problème (qui va entrainer des « vous m’avez mal compris/e blabla ne soyez pas blessés).

    C’est comme en littérature quand on fait un commentaire de texte : on s’intéresse pas tant à ce qu’a voulu dire l’auteur mais à ce qu’il dit, à la / aux manière/s dont on le reçoit. Parce que comme on a rarement l’auteur (de littérature ou de blague) à côté de nous, ce qui reste c’est le message (idem pour l’art et les films du coup).
    Quand le message est offensant et offense effectivement dire « ce n’était pas mon intention » ne règle rien, en fait. (La métaphore du coup de poing : je veux pas te faire mal mais je te frappe, tu as moins mal ? non. Alors ne frappe pas.). (Si on est brillant, faisons un autre jeu de mot brillant ! Si Laurent Bouvet est si brillant, il trouvera sans peine un moyen de rire qui n’utilisera pas la stigmatisation de personnes opprimées. C’est cela qu’il faudrait souhaiter).

    Je te rejoins sur l’idée qu’il y a un lien entre la réception des blagues et des œuvres d’art… Avec pour ma part donc ce point commun : l’intention d’auteur n’est qu’un des paramètres et pas forcément le plus pertinent pour analyser la réception d’une œuvre. Une œuvre dépasse son auteur/e. Une blague dans une scène sociale étendue aussi, car cela fait écho à d’autres choses (un système d’oppression, car c’est toujours de ça dont il s’agit, pas des clichés ! c’est pour ça que ce n’est pas anodin) et il faut en être conscient.

    Bon, je voulais répondre rapidement et j’ai finalement aussi écrit un pavé, désolée ! On peut s’arrêter là si tu veux, je pense qu’on va finir par tourner en rond… (enfin je dis ça, mais si tu me réponds je te lirai bien sûr, et rien ne dit que j’aurais pas encore des choses à te répondre!).

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