Comment une révolution peut-elle être légitime ? La question ne se pose guère quand elle vise à renverser un dictature : prendre les armes est alors le seul moyen, en l’absence d’élections, qu’ont les gens pour faire valoir leurs droits à prendre part à la marche des affaires. Mais en démocratie ? On pourrait être tenté-e de croire qu’à partir du moment où l’on est en démocratie, et où le peuple dispose d’un moyen pacifique de provoquer le changement, la révolution n’a plus aucune légitimité possible. C’était, par exemple, la position de Victor Hugo : l’instauration du suffrage universel au lendemain de la Révolution de 1848 avait, selon lui, supprimé le droit moral à l’insurrection. Dans Les Misérables, il se justifie rétrospectivement sur son attitude anti-révolutionnaire pendant les journées de juin 1848 : l’insurrection ouvrière ne peut pas être une insurrection véritable, mais une émeute, car elle s’en prend à un gouvernement légitimement élu, donc, indirectement, au peuple qui l’a élu ; elle ne peut donc pas être le fait du peuple, mais seulement d’une fraction du peuple contre une autre. 1832 (Gavroche), c’est oui, parce qu’on est en régime censitaire ; juin 1848, c’est non, parce que le suffrage est universel[1].
Mais cette distinction repose sur l’idée que la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Or la démocratie souffre à cet égard d’un vice fondamental qui l’empêche irrémédiablement de se conformer à son beau programme : la procédure électorale ne représente jamais l’état réel de l’opinion du peuple qu’au prix d’une trahison, dans la mesure même où elle accorde un poids égal à des opinions qui diffèrent à tout point de vue, et notamment en intensité et en maturité. Si 53% des gens votent pour Tartempion, et 47% pour Machinchouette, alors Tartempion est élu. Mais pour pouvoir dire que la volonté populaire s’est efficacement exprimée, il faut admettre que l’opinion du peuple est valablement décrite par un énoncé du type : « 53% des gens préfèrent Tartempion à Machinchouette, et 47% l’inverse ». Or cet énoncé est parfaitement inadéquat, parce que gravement lacunaire : il ne dit pas, notamment, à quel point les partisan-e-s de Tartempion le préfèrent à son adversaire, et vice versa. L’opinion du peuple n’est exprimée par le vote qu’au prix d’une énorme altération.
Or la révolution, par rapport à la démocratie électorale, constitue pour choisir ses gouvernant-e-s une procédure alternative qui règle en partie ce problème. Une révolution, en effet, c’est coûteux en temps et en énergie ; de plus, c’est risqué. La procédure révolutionnaire sélectionne d’elle-même les gens les plus motivés, puisque ceux-là seuls accepteront de consentir pour la cause aux sacrifices qu’elle requiert. Elle constitue, en un sens élargi du mot démocratie, une forme de démocratie immanente, et corrige ce qu’il peut y avoir d’injuste dans la procédure électorale.
Serait-il possible d’inventer une réforme de la procédure électorale qui la rende plus conforme à sa fonction – représenter la volonté du peuple ? On peut l’imaginer, pour rire, mais on va vite voir que les solutions possibles n’apparaissent pas très sérieuses. On pourrait ainsi pondérer le vote par le temps que chaque électeur/trice a passé dans l’isoloir (certain-e-s pourraient sans doute tenir plusieurs heures !), la quantité de temps sacrifiée étant alors considérée comme une approximation acceptable de la motivation. Un ami suggère une variante : on pourrait accorder plus de poids aux votes exprimés tôt dans la journée, la hâte à se rendre au bureau de vote étant supposée être un indice de l’abnégation du/de la votant-e.
Il n’empêche que la révolution semble une solution bien plus réaliste. Certes, elle ne corrige les déficiences de la procédure électorale que sur un seul point : elle prend en compte la motivation des individus. Elle ne permet pas de corriger l’indifférence électorale à, mettons, la maturité, l’approfondissement, la solidité des opinions, ce que l’on pourrait pourtant trouver souhaitable (ou alors, elle ne le permet qu’indirectement, dans la mesure où la motivation d’un individu peut être fonction de la maturité ou de la solidité d’une opinion. Mais ce n’est pas forcément le cas, semble-t-il.) Mais enfin, on ne peut pas tout avoir.
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La critique de la démocratie que je viens de formuler me paraît pouvoir être rapprochée de deux traditions très différentes.
Tout d’abord, on aura peut-être constaté que je reproche à la procédure électorale à peu près la même chose que Pierre Bourdieu reproche aux sondages d’opinion dans son texte fameux « L’opinion publique n’existe pas ».
Mais on peut également être frappé-e par le caractère libéral de mon développement. En effet, la révolution joue dans ma prose un rôle analogue à celui du marché pour les libéraux/ales, celui d’une manière immanente, résumable au fond à un pur rapport de force, de résoudre un problème et de créer un nouvel état de choses. En effet :
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les deux types de procédure (révolutionnaire et marchande) reposent sur l’idée que l’ordre légitime est celui que produit une combinaison des désirs non médiés (non institutionnellement médiés, c’est-à-dire non transformés, par le jeu d’un système institutionnel complexe, en une série de bulletins de vote). Le désir du/de la consommateur/trice, immédiatement traduit en achat, ou le désir de l’insurgé-e, immédiatement traduit en acte révolutionnaire, sont à cet égard homologues ; il n’y a pas besoin d’inventer une fonction de choix sociale (une procédure électorale) pour les rendre efficaces ;
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les deux types de procédure ont le même rapport ambivalent à la démocratie : elles en contestent la forme (électorale), et peut-être même l’essence, au nom de son propre principe de représentativité populaire. En prenant le mot démocratie dans un sens large, et en jouant un peu sur les mots, on pourra même dire que la révolution et le marché ne contestent la démocratie qu’au nom d’une conception supérieure et plus authentique de la démocratie. Sur la barricade, je vote avec mon fusil, pour une certaine option politique parmi plusieurs possibles ; quand je fais mes courses, je vote avec mon porte-monnaie pour ou contre un produit ;
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les deux types de procédure reposent sur le même principe élitiste et aristocratique d’indifférence aux indifférent-e-s : les choses sont faites par ceux et celles qui sont motivé-e-s, qui y ont un intérêt subjectif. Si le destin de mon pays m’indiffère, je ne serai ni d’un côté ni de l’autre de la barricade. Et si je n’ai aucune envie de m’acheter un smartphone, je ne participerai pas à la procédure qui va, in fine, décider si c’est plutôt Apple, Nokia ou Samsung qui va conquérir le monde. Les deux types de procédure reposent sur l’idée qu’il est mauvais que la masse indifférente décide pour les autres ; ma critique rejoint là une vieille tradition libérale de critique de la démocratie comme tyrannie (possible) de la majorité sur la minorité (voire sur l’élite), qui court de Tocqueville à Hayek, en passant certainement par beaucoup d’autres.
Tout cela étant dit, la démocratie a sans doute aussi ses avantages. Mais peut-être sont-ils plus pragmatiques que principiels : il n’est pas si mauvais, au fond, de vivre sous un régime de paix civile où les désaccords politiques se règlent d’une manière douce, pacifique, toujours partiellement prévisible, et sans bain de sang. Mais cela n’empêche pas que la procédure démocratique électorale échoue largement à faire ce qu’elle prétend faire : permettre à la volonté populaire de s’exprimer.
[1] Pour purifier le problème, je considère pour le moment que le contenu de la révolution n’est pas en débat – admettons qu’il soit positif. Admettons qu’il s’agisse, par exemple, de remplacer un régime néo-libéral par un régime de gauche. Mes lecteur/trice-s de droite sont autorisé-e-s à intervertir mentalement, s’ils/elles le souhaitent, les termes du problème.
Je trouve assez étrange de parler de la révolution comme d’une procédure, comme si elle pouvait être une forme durable de gouvernement plutôt qu’un état transitoire entre deux formes de gouvernement. Merleau-Ponty, je crois évoque cette question dans un passage des Aventures de la dialectique où il discute la notion de révolution permanente.
Sur le caractère libéral de votre propos, je me permets d’apporter une nuance, (dont je pense vous êtes conscient même si vous n’en parlez pas). La critique de la tyrannie de la majorité est certes un lieu commun de la pensée libérale, mais la critique du paternalisme l’est tout autant. Or qui sont les révolutionnaires qui jugeraient légitime de se soulever contre la démocratie, sinon une minorité de gens convaincus de savoir mieux que la majorité des indifférents ce qui est bon pour eux. La limite du rapprochement entre révolution et marché est là : les libéraux sont pour le marché, mais pas lorsqu’il s’agit de choisir son gouvernement; pour eux, lorsque je fais un choix sur un marché je choisis ce qui est bon pour moi je ne cherche pas à imposer mon choix aux autres (le problème bien sûr c’est que l’agrégation de choix à visée strictement personnelle aura des effets sur les autres : s’il n’y a plus assez de gens qui achètent des produits qui me plaisent ils ne seront plus commercialisés etc. ), en revanche choisir ses gouvernants c’est faire un choix qui par définition a vocation à s’imposer à tous.
Votre description repose implicitement sur une valorisation des motivés par rapport aux indifférents. On pourrait s’amuser à inverser les signes en faisant valoir que les plus motivés sont souvent des fanatiques persuadés de détenir la vérité et prêts à l’imposer aux autres sans égard pour leur liberté, alors qu’inversement les « indifférents » sont des personnes faisant preuve d’un sain scepticisme, et moins dangereuse pour la liberté d’autrui que les premières. A partir de là on pourrait faire au système démocratique actuelle un reproche inverse du vôtre : il accorderait déjà aux minorités motivées une influence disproportionnée par rapport à leur poids démographique : qu’on pense au problème du lobbying, aux pressions contradictoires sur les élus des lobbys industriels (motivés par la défense de leur intérêt particulier) et d’associations militantes autoproclamées porteuses de l’intérêt général.
Oups, désolé pour les fautes d’orthographe.
« Je trouve assez étrange de parler de la révolution comme d’une procédure, comme si elle pouvait être une forme durable de gouvernement plutôt qu’un état transitoire entre deux formes de gouvernement. »
Mhhh… si c’est une procédure, ça implique que ce n’est plutôt pas quelque chose de durable. Enfin, je l’envisage plutôt comme un moyen en vue d’une fin : une procédure, au même titre que le vote.
Pour la suite de votre commentaire, je dirais :
1. OK, je tords un peu le bâton ^^ ;
2. Tout de même, il ne faut pas négliger la capacité que les libéraux/ales reconnaissent aux mécanismes de marché de façonner la société. C’est par le marché que tel produit va être « sélectionné », se répandre, façonner les modes de vie, etc. Vous écrivez :
« les libéraux sont pour le marché, mais pas lorsqu’il s’agit de choisir son gouvernement; pour eux, lorsque je fais un choix sur un marché je choisis ce qui est bon pour moi je ne cherche pas à imposer mon choix aux autres (le problème bien sûr c’est que l’agrégation de choix à visée strictement personnelle aura des effets sur les autres : s’il n’y a plus assez de gens qui achètent des produits qui me plaisent ils ne seront plus commercialisés etc. ) »
mais il ne faut pas sous-estimer la portée de votre parenthèse !
Ah oui, aussi : on m’a justement fait remarquer que le problème du poids excessif des indifférent-e-s en démocratie serait encore aggravé par le fait de rendre le vote obligatoire, comme certain-e-s parlementaires (notamment l’écolo François de Rugy, je crois) l’ont proposé récemment. La possibilité de s’abstenir permet de maintenir hors de la procédure ceux et celles qui s’en fichent ; si on les oblige à voter, ce tri naturel ne pourra plus fonctionner.