De la pensée à l’action : problèmes

[Note technique : je risque d’être un peu occupé ces prochains mois, un certain ralentissement est à prévoir dans le rythme de mes publications.]

Dans un article d’octobre dernier, intitulé « Agir selon ce qu’on pense », j’avais souligné le caractère moralement contre-intuitif de l’exigence d’agir conformément à ce que l’on pense (ou de mettre ses actes en conformité avec ses idées). J’avais commencé mon billet en évoquant très rapidement un argument non moral, que j’avais volontairement laissé de côté à l’époque, et que je voudrais envisager à présent plus à fond :

Même si ce n’est pas essentiellement de cela que je vais parler dans ce billet, il ne va pas de soi que cela soit possible de « mettre ses actes en conformité avec ses idées : cela suppose une homologie structurelle entre les uns et les autres qui ne saute pas aux yeux.

Cette homologie structurelle, a mon sens, peut faire défaut pour deux raisons, qui ne sont peut-être au fond que deux manières de décrire le même phénomène. Les voici.

Version post-moderne

Il n’y a pas d’homologie structurelle entre ce que l’on pense et ce que l’on fait, car ce que l’on pense est susceptible, bien plus que ce que l’on fait, d’une variation de degré. Ainsi, on peut tout à fait être convaincu-e d’une thèse à 40%, à 70%, à 90% (ce type de quantification, naturellement, est une simplification, mais une simplification acceptable). On ne peut pas agir à 40%, 70%, 90% : l’entrée dans l’ordre de l’action implique un aplatissement total de ces nuances. Si je suis convaincu à 70% de la légitimité d’un mouvement social, comment puis-je traduire cela en pratique ? En participant à 70% des actions dudit mouvement ? Évidemment non – personne ne prétend que quiconque soutient le mouvement à 100% doive participer à la totalité de ses actions. Mes actions ne peuvent guère, en dernière analyse, être orientées que par deux buts contradictoires : la victoire du mouvement, ou sa défaite, chacune étant insusceptible de nuances. Bien entendu, un mouvement peut gagner sur 70% de ses revendications et perdre sur les 30 autres pourcent, ou bien je peux m’engager dans un mouvement en étant convaincu de la légitimité de 70% de ses revendications et beaucoup moins des 30 autres, mais ce n’est pas de cela que je parle.

Ce modèle quantitatif, intensif, de la pensée, me conduit à proposer un modèle encore un peu plus raffiné : il faut réussir à penser une dissociation possible entre le contenu d’une idée et son coefficient subjectif de validité. C’est-à-dire que le fait d’avoir une idée dans la tête (« Ce mouvement est légitime », « La révolution prolétarienne est nécessaire », « Il faut abolir la prostitution », « Militer n’est pas un devoir moral »…) ne nous dit encore rien de la validité qu’on lui attribue. Fondamentalement, cela revient à dire qu’il y a une différence entre le contenu sémantique d’une phrase et ses modalisateurs. À partir des éléments « Militer » et « Devoir moral », ou des éléments « Révolution prolétarienne » et « Nécessaire », je peux reconstruire un contenu sémantique, éventuellement exprimé sous la forme d’une phrase (« Militer est un devoir moral », « La Révolution prolétarienne est nécessaire »), mais qu’il faudrait plutôt, pour plus de rigueur, présenter sous une forme grammaticale moins actualisée (« Militer être un devoir moral », « La Révolution prolétarienne être nécessaire » ?), voire en soulignant l’autonomie respective du sujet, du prédicat et de la copule (« Militer + être + devoir moral », « La Révolution prolétarienne + être + nécessaire »). Dans un second temps, vient la modalisation : positive (« La Révolution prolétarienne est nécessaire »), négative (« La Révolution prolétarienne n’est pas nécessaire »), interrogative (« La Révolution prolétarienne est-elle nécessaire ? »), dubitative (« La Révolution prolétarienne est peut-être nécessaire »), etc. Le nombre d’adverbes et de tours syntaxiques dont on dispose est limité, et n’épuise pas les infinies nuances de la pensée. Ce pour quoi je plaide ici, et c’est pour cela que je parle, dans le titre de cette première partie, de « version post-moderne » de l’argument, c’est de traiter nos idées pour ce qu’elles sont : des discours. Et de reconnaître donc, la possibilité d’une dissociation analytique entre un contenu sémantique et une modalisation. Le drame, c’est que le réel, lui, n’est pas constitué de discours : il n’y a aucun moyen de faire passer dans le réel un contenu sémantique non modalisé. Il y a des grèves victorieuses et des grèves défaites, mais il n’y a pas quelque chose, en vue de quoi l’on voudrait pouvoir agir, comme une idée de grève librement associée à l’idée de victoire. Il n’y a pas non plus quelque chose comme une idée de grève associée à l’idée de victoire avec un autre coefficient que 0% ou 100%. À cet égard, le passage de la pensée à l’action, de l’idée au réel, implique une actualisation binaire, nécessairement vécue comme une trahison douloureuse et déchirante, dès lors que l’on est lucide, c’est-à-dire dès lors qu’on ne s’illusionne pas sur la structure de sa propre pensée et qu’on refuse d’étouffer ses incertitudes, voire ses contradictions internes ; dès lors qu’on ne se persuade pas soi-même que l’on opère sur toutes ses idées une modalisation binaire et non problématique[1].

Version dialectique

La seconde version de mon argument repose sur la prise en compte de la nature dialectique de la pensée. Je vais mobiliser une vieille distinction que j’avais faite sur ce blog entre énoncé et opinion. Comme il s’agit d’une distinction absolument centrale dans mon argumentation, et comme je sais que vous êtes des flemmard-e-s, je vais vous épargner la peine d’aller voir dans mon glossaire et recopier directement les définitions :

Énoncé (par opposition à « Opinion ») : Dans un parcours dialectique qui mène quelqu’un d’une opinion 1 à une opinion 3 en passant par une opinion 2, il est possible que les opinions 1 et 3, tout en étant différentes, s’énoncent plus ou moins de la même façon. L’opinion 1 et toujours différente de l’opinion 3, parce qu’une opinion (c’est la définition que je propose de donner à ce terme) contient toujours aussi, en plus de quelque chose d’énonçable et de prédicable, quelque chose qui n’est pas énonçable et qui relève de la manière dont cette opinion se situe par rapport aux autres – par exemple, l’opinion 3 contient le fait d’être ultérieure à l’opinion 2, et l’opinion 1 contient le fait d’être antérieure à l’opinion 2.

Le fond du problème, c’est que faire passer une idée dans le réel, c’est toujours faire passer un énoncé (au sens indiqué ci-dessus), jamais une opinion. Si j’en arrive à la conclusion qu’il faut soutenir un mouvement social, et que je souhaite transformer cette conviction en action pratique, mon attitude réelle sera absolument indifférente au parcours qui m’a conduit à faire mienne cette conviction. Cela n’a pas forcément l’air très grave, mais en réalité cela nous oblige à envisager à nouveaux frais les éventuelles relations de proximité entre les différentes positions possibles.

Voici un exemple, emprunté à l’actualité. Il y a quelques jours, un « meeting contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire » s’est tenu à Paris. Des organisations de gauche radicale, comme le NPA, Ensemble ! ou le PCF, y appelaient – ainsi que des organisations politiquement plus douteuses, comme PSM (Présence et Spiritualité musulmanes) ou l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), qui ont pris des positions réactionnaires sur le mariage homo ou sur le droit à l’avortement. Une polémique a éclaté quant à la légitimité, pour des organisations de gauche, d’appeler à ce meeting aux côtés de telles organisations. EELV a retiré sa signature.

Il y a au moins quatre positions possibles, que je restitue dans ce qui me semble être un ordre logique :

  1. être indifférent-e à l’islamophobie / croire que l’islamophobie n’existe pas ou qu’elle n’est pas un problème => je ne participe pas au meeting ;
  2. penser que l’islamophobie est un problème => je participe au meeting ;
  3. penser que l’islamophobie est un problème, mais que l’homophobie d’organisations comme l’UOIF ou PSM l’est aussi => je ne participe pas au meeting ;
  4. penser que l’islamophobie est un problème, et que l’homophobie de PSM et de l’UOIF l’est aussi, mais qu’appeler à un meeting avec elles n’est pas un acte d’alliance assez étroit pour être compromettant => je participe au meeting ;
  5. etc.

Du point de vue de la pensée, la position 1 est plus proche de la position 2 que de la position 3, et la position 4 est plus proche de la position 3 que de la position 2. Mais du point de vue de l’action, les conséquences pratiques des positions paires convergent, et les conséquences pratiques des positions impaires convergent. Pratiquement parlant, (1) est proche de (3) et (2) est proche de (4).

Ce qui veut dire, aussi, que quelqu’un qui basculerait de 2 à 3, ou de 3 à 4, devrait faire réorienter son comportement pratique dans des proportions démesurées par rapport à l’évolution de sa pensée. Ce qui veut dire, aussi, que quelqu’un qui basculerait de 1 à 2, puis de 2 à 3, conserverait la même attitude pratique alors que l’état de sa pensée serait considérablement différent.

J’écrivais plus haut :

Ce pour quoi je plaide ici, et c’est pour cela que je parle, dans le titre de cette première partie, de « version post-moderne » de l’argument, c’est de traiter nos idées pour ce qu’elles sont : des discours. Et de reconnaître donc, la possibilité d’une dissociation analytique entre un contenu sémantique et une modalisation. Le drame, c’est que le réel, lui, n’est pas constitué de discours.

Je rajoute donc, désormais : Ce pour quoi je plaide ici, c’est de prendre au sérieux la dimension dialectique de nos idées. Le drame, c’est que le réel, lui n’est pas dialectique. Il n’y a pas, dans le réel, de détour par le négatif qui vaille… La réalisation pratique de la position 3 n’intègre d’aucune façon le parcours dialectique qui a pu nous y mener ; elle se confond bêtement, sans faire aucune part à la contradiction, avec la réalisation pratique de la position 1.

(Naturellement, on pourra m’objecter qu’il est toujours possible de produire un discours, un tract par exemple, ou un communiqué, pour justifier son comportement pratique. Auquel cas la réalisation pratique de la position 3 sera différente de la réalisation pratique de la position 1, puisqu’elle incorporera la production d’un discours qui serait impossible à tenir depuis la position 1. Mais l’argument n’est pas décisif ; il ne l’est qu’autant que le discours en question peut légitimement être lui-même compté comme une action pratique, ce qui n’est pas toujours le cas. Faites tous les discours que vous voulez ; vous êtes d’un côté ou de l’autre de la barricade, et les raisons que vous invoquerez ne changeront pas la taille ou la puissance de vos fusils.)

Pirouette conclusive

Bien sûr, on hésitera à aller jusqu’au bout du mouvement amorcé ci-dessus, et à affirmer franchement qu’il n’y a pas un certain rapport de conformité, même lointain, même distendu, entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Il est patent que certaines idées prédisposent à certaines actions.

Bien sûr, on me répondra (on m’a répondu !) que le rapport entre pensée et action est lui-même dialectique, qu’il ne doit pas se penser sur le mode d’une simple homologie ou d’un simple parallélisme.

Mais tant qu’on ne m’expliquera pas exactement de quelle nature, alors, est ce rapport, on ne me convaincra pas de renoncer à une position maximaliste et aporétique – dont le but réel, comme souvent sur ce blog, est d’inquiéter mon/ma lecteur/trice, plus que de lui apporter des réponses.


[1] Je propose, pour plus de clarté sémantique, de distinguer modalisation, qui peut très bien n’être qu’une opération interne au discours, et actualisation, qui est le type spécifique de modalisation qui se produit quand on fait passer une idée dans le réel.

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