Je n’écris pas tous les articles de ce blog, et dans chaque article, tous les passages, avec le même degré de certitude. Une fois (et une seule, je crois), j’ai manifesté un changement de statut épistémologique par un changement de police : vers la fin de ce billet. Il m’est arrivé, un peu plus souvent, de signaler dans le cours de mon billet, que je n’étais pas absolument certain de mon fait, ainsi dans ce billet-là (fin de la section 4). Et puis parfois, je ne le signale pas, mais c’est le cas quand même. Par exemple, mes deux articles récents sur l’antispécisme et sur l’irresponsabilité de Charlie Hebdo sont caractérisés par un assez fort degré d’incertitude par rapport à certains autres (celui-ci, ou celui-là, ou celui-là…) qui sont caractérisés par un haut degré de certitude. Cela veut simplement dire qu’au moment où je les écris, j’ai plus au moins de doute quant au bien-fondé de ce que j’écris.
(Note méta : Le paragraphe qui précède est caractérisé par un très très haut degré de certitude.)
Et le contenu de ces billets, il m’arrive d’être amené à le défendre de vive voix, dans des discussions avec des ami-e-s par exemple. Dans le cas des billets « sûrs », il n’y a pas de problème particulier : je connais bien les détails de ma pensée, je peux mobiliser à chaque fois les arguments adéquats, je suis capable de les exposer sous leur meilleur jour. À la limite, il peut y avoir des problèmes contingents qui tiennent aux difficultés objectives de l’exposition d’une certaine position : toute défense sérieuse d’Exhibit B fondée sur les arguments exposés ici suppose ainsi de manier simultanément deux sens différents du mot racisme, ce qui risque d’être un exercice de haute voltige. Mais ce genre de cas mis à part, lorsque j’éprouve une idée avec un haut degré de certitude, ce n’est pas tellement un problème pour moi de débattre à son propos.
En revanche, le fait de défendre des idées dont je ne suis pas sûr pose des problèmes particuliers. Moins mes idées sont claires, plus ma défense est brouillonne ; dans de pareils cas, je suis plus facilement pris en défaut, les arguments m’échappent au moment où j’en aurais besoin, j’ai du mal à cerner avec précision ce que je veux dire et ce qu’il faut dire. Mais le premier problème est d’ordre moral : défendre face à d’autres gens des idées dont je ne suis pas sûr, n’est-ce pas se condamner à la mauvaise foi ? N’est-ce pas, en un sens très faible de ce mot, une sorte de mensonge ? Ne devrais-je pas simplement avouer mes doutes, apprécier honnêtement les arguments qu’on m’oppose pour ce qu’ils valent, considérer les choses avec froideur et impartialité sans m’engager dans la défense d’une cause ?
Une telle ligne de conduite a de quoi séduire. Cependant, on ne peut pas l’ériger en modèle sans faire offense à cette vérité psychologique toute simple : ce que l’on pense, ce que l’on croit, n’est pas toujours absolument transparent à la conscience. Il y a des choses qui se sentent mieux qu’elles ne se disent ; cela ne veut pas dire qu’elles relèvent du mystique, ou qu’elles soient intrinsèquement ineffables ; cela veut simplement dire qu’on n’a pas encore compris pourquoi on les croyait. Cela veut dire qu’on n’arrive pas (encore) à reconstituer le raisonnement sous-jacent à notre croyance. Mais il n’est pas du tout certain que notre intuition soit prise en défaut – parfois, on est même à peu près sûr qu’il existe de très bons arguments allant dans notre sens, et l’on est extrêmement frustré-e de ne pouvoir les exprimer de façon satisfaisante.
Cette situation légitime la mauvaise foi, et la rend même, peut-être nécessaire. Cela pour deux raisons. La première, Schopenhauer l’a énoncée mieux que je ne saurais le faire – c’est sur le blog de Pater Taciturnus que j’ai trouvé ça :
Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints, du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement.
Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison.
Résumons, paraphrasons : il serait sot de renoncer, au premier contre-argument venu, à défendre une thèse que l’on croit vraie ; il arrive bien souvent que notre croyance dans la véracité d’une certaine thèse ne tienne pas, en dernière analyse, aux arguments que l’on avance pour la défendre, mais à quelque chose de plus profond, et, pour le moment du moins, de plus inexprimable – une intuition. S’obstiner dans la mauvaise foi, dans ce cas, c’est encore servir, indirectement, la vérité. Pater Taciturnus écrit :
Ainsi l’entêtement à soutenir une thèse en dépit de la force des arguments adverses, qui semble faire prévaloir un autre intérêt sur celui de la vérité, serait-il relativement justifié par sa contribution indirecte au triomphe de la vérité.
La deuxième raison qui rend la mauvaise foi nécessaire, c’est ceci, qui à première vue a l’air paradoxal : on est d’autant plus susceptible d’abandonner une thèse que l’on en est plus sûr-e. Inversement, plus une thèse nous parait fragile et mal établie, plus elle est inébranlable. Car alors aucun coup n’est réellement capable de porter contre elle ! C’est une métaphore mécanique qu’il faut utiliser ici. Tant que ma théorie est malléable, les arguments portés contre elle peuvent la déformer ; elle résistera tant bien que mal, reprendra plus ou moins sa forme de départ ou une autre forme proche, et tiendra de toute façon debout. Quand elle est solidifiée, cristallisée, à chaque coup porté, c’est quitte ou double : soit elle résiste, soit elle casse. Si j’ai les idées très claires sur ce que je pense, on peut me montrer les limites de ma théorie, et je peux être amené à la changer pour une théorie supérieure, plus englobante ou moins imparfaite. Si j’ai les idées confuses, chaque argument apparemment décisif pourra au mieux me conduire à reprendre et corriger tel ou tel aspect de ma thèse, à ajouter une nuance quelque part, à procéder à des rectifications mineures ; mais je n’ai strictement aucune raison, à ce stade, de jeter aux orties l’essentiel de ma théorie.
Un exemple. Je discutais récemment, avec des ami-e-s, à propos de Charlie Hebdo ; je défendais à peu près les mêmes positions que dans cet article, à avoir que les dessinateur/trice-s de ce journal avaient eu raison de se montrer « irresponsable[s] ». Cet article, je ne sais trop moi-même jusqu’à quel point il me convainc ; sans doute est-il parfois un peu rapide. Cela n’empêche pas qu’il y ait en moi des intuitions morales qui résistent, pour le moment, aux doutes que pourrait faire naître en moi la prise de conscience de la faiblesse localisée de tel ou tel argument. Si j’échoue à convaincre mes ami-e-s, ou si, accidentellement, je ne trouve rien à répondre à certains de leurs arguments, c’est parce que je ne suis pas moi-même capable de faire le jour sur mes propres idées. Leurs arguments (condamnant l’attitude de Charlie Hebdo) ont beau être percutants, pertinents, intelligents, logiquement valables, pleins de bon sens ou d’esprit, ils ne peuvent pas tirer de moi autre chose qu’un « Certes, mais… ». Ainsi, lorsque l’on rétorque, à mon éloge de l’irresponsabilité, qu’il est contradictoire pour Charlie Hebdo de se proclamer « irresponsable » tout en défendant une certaine ligne politique (anticléricale, de gauche, contestataire…), cet argument ne peut pas purement et simplement mettre par terre mon éloge de l’irresponsabilité. Il m’invite seulement à élaborer (ou tenter d’élaborer) une conception plus fine de l’engagement politique et de la responsabilité, et à me demander ce qu’il faut exactement entendre par politique et par irresponsabilité, bref, à rectifier quelques points, importants certes, de ma théorie, à affiner ou préciser quelques définitions. Mais fondamentalement, ma position n’est pas ébranlée dans son fondement.
Par conséquent, quand je m’accroche avec mauvaise foi à une position fragile à laquelle on m’oppose de bons arguments, je fais, paradoxalement, par honnêteté. Ce serait succomber à un rationalisme naïf que de croire que, parce que mes arguments sont fragilisés, l’idée qu’ils soutiennent doive s’effondrer également. En réalité, l’idée en question peut reposer sur l’évidence, l’intuition, sur des formes particulièrement nébuleuses et embrumées de certitude logique. Auquel cas ce serait mentir, et me mentir à moi-même, que d’accepter comme convaincants les arguments d’autrui.
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Point à creuser : quel rapport entre une thèse dont on n’est pas sûr-e, et une thèse dont on est sûr-e mais qu’on n’arrive pas à justifier convenablement ? Dans cet article, j’ai tendance à faire comme si les deux étaient équivalentes. Je pense que c’est, en effet, largement vrai, mais ça mériterait d’être discuté et éclairci. J’ai commencé à essayer de me dépatouiller avec ça, et puis j’ai trouvé que c’était, pour le moment, trop compliqué. J’y reviendrai peut-être ; en tout cas, ça vaudrait le coup.
(J’espère que vous appréciez le caractère admirablement méta du paragraphe ci-dessus.)