Préliminaire 1 : En philosophie morale, les théories conséquentialistes sont les théories selon lesquelles la valeur morale d’une action doit s’apprécier à l’aune de ses conséquences sur le monde (par exemple : est-ce qu’elle produit plus de bien que de mal ?). Elles s’opposent notamment aux théories déontologistes, selon lesquelles la valeur morale d’une action doit s’apprécier en fonction de la manière dont elle respecte (ou non) des principes. La morale kantienne est un type particulier de morale déontologiste.
Préliminaire 2 : Il y a longtemps, j’avais essayé de montrer que le fondement de nos idées morales était, en dernière analyse, l’intuition. Je pense toujours que c’est largement vrai ; seulement, les intuitions morales étant parfois contradictoires entre elles, il n’est pas sûr qu’elles puissent suffire à nous permettre de valider ou d’invalider tel ou tel système moral. Si en revanche, on arrive à montrer qu’une théorie morale contient un vice interne, qu’elle est self-defeating ou auto-contradictoire, on possède alors contre elle un argument immanent, objectif et convaincant, qui ne repose pas sur quelque chose d’aussi fragile que l’intuition. Mon camarade G. l’avait bien compris : c’est en réponse à une tentative de se part pour prouver que toute morale non universaliste impliquait une contradiction performative que j’avais écrit l’article susmentionné. Je ne suis toujours pas convaincu par les arguments de G., mais je reprends à mon compte son principe méthodologique et épistémologique : je vais essayer d’attaquer un système moral (en l’occurrence, le conséquentialisme, et notamment sa variante utilitariste) en montrant qu’il repose sur une contradiction performative.
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J’ai fait une blague anti-conséquentialiste, l’autre jour, sur Facebook : « Comment rendre fou un conséquentialiste ? En le persuadant que le monde serait meilleur si tout le monde était kantien. » C’était une blague, mais pas seulement. La plaisanterie recèle au fond un argument qui me semble assez puissant.
Prenons la torture – c’est un très bon exemple, particulièrement saillant, mais qui peut être facilement étendu, mutatis mutandis, à d’autres situations. Marine Le Pen explique à Jean-Jacques Bourdin que bon, la torture, elle est plutôt contre, m’enfin, si y a une bombe qui va exploser et tuer des civil-e-s, tic-tac, tic-tac, et qu’on a sous la main un terroriste qui sait où est la bombe mais qui ne veut pas parler, on peut bien le torturer un petit peu pour lui faire cracher le morceau : elle adopte une position rigoureusement conséquentialiste, selon laquelle la valeur morale d’une action se définit par ses conséquences (prévisibles). Il est licite de torturer un terroriste si ça fait plus de bien que de mal à l’humanité.
En face, l’argument spontané contre la torture est de type kantien : la torture c’est mal, même s’il s’agit d’obtenir des renseignements précieux, parce que ça revient à traiter un être humain comme un moyen plutôt que comme une fin, et parce que ça attente à sa dignité d’être humain.
Mais on peut aussi adopter une position conséquentialiste pour condamner la torture, en faisant valoir, premièrement, que la torture est inefficace (dans quasiment tous les cas), et que, deuxièmement, la torture est souvent utilisée à des fins moralement douteuses. Même s’il est logiquement impossible d’arriver de la sorte à une condamnation de la torture aussi absolue que celle que formulerait un-e kantien-ne, on peut estimer qu’un-e conséquentialiste conséquent-e, si j’ose dire, la condamnerait 999 fois sur 1000. En pratique, on peut dire qu’il la condamnerait toujours.
Par définition, le but du/de la conséquentialiste opposé-e à la torture est que le monde soit sans torture. Mais a-t-on plus de chances d’y parvenir avec un monde rempli de kantien-ne-s, ou avec un monde rempli de conséquentialistes ? Dans un monde rempli de conséquentialistes, logiquement, la question de la légitimité ou non de la torture doit se reposer à chaque fois. À chaque fois, il faut se demander si le but poursuivi vaut la peine d’être poursuivi, si les moyens utilisés sont nécessaires et proportionnés, si la torture a une chance de fonctionner, etc. Et si l’on se pose ces questions, il y a de fortes chances que dans bien des cas, les conséquentialistes répondent oui ! Peut-être qu’ils/elles auront tort. Mais ils/elles auront essayé d’appliquer leurs principes à la situation, et, compte tenu d’un certain nombre de biais inévitables, ils/elles se retrouveront, dans un certain nombre de cas, à accepter, légitimer ou pratiquer eux/elles-mêmes la torture. Alors que dans un monde rempli de kantien-ne-s, la question de la légitimité de la torture est réglée une fois pour toutes : personne ne torture personne, et les objectifs du/de la conséquentialiste sont atteints. Certes, le/la conséquentialiste anti-torture est obligé-e d’admettre que peut-être, dans un très petit nombre de cas, la torture pourrait être légitime en vertu de ses conséquences globalement positives. Mais ces cas sont tellement rares que même d’un point de vue conséquentialiste, il vaut mieux ne pas torturer même quand il aurait fallu le faire, que torturer alors qu’il aurait fallu ne pas le faire.[1]
Je conclus de cela que le militantisme conséquentialiste est une contradiction performative : en répandant la bonne parole, le/la conséquentialiste précipite l’avènement d’un monde contraire à ses fins, et fait preuve d’anti-conséquentialisme caractérisé. Est-ce à dire alors que le/la conséquentialiste devrait se replier sur un conséquentialisme intime, à usage purement personnel, éloigné de tout prosélytisme ? C’est encore douteux, car le/la conséquentialiste sait bien qu’il/elle est lui-même faillible – parce qu’il y a dans chaque situation des données qui lui échappent, parce qu’il/elle a des biais cognitifs, etc. Et que par conséquent, si le/la conséquentialiste veut vraiment agir de sorte que le monde soit meilleur, il/elle a intérêt à se mettre rapidement en mode « kantien » pour être sûr-e de ne pas appliquer ses principes conséquentialistes à mauvais escient et à faire le mal sans le vouloir. En particulier, un-e conséquentialiste doit devenir kantien-ne s’il/elle veut limiter les risques de torturer à mauvais escient. Ce n’est donc pas le prosélytisme conséquentialiste qui est une contradiction performative, c’est la morale conséquentialiste en général.
[1] Reprenons les chiffres proposés plus haut, et supposons que d’un point de vue conséquentialiste la torture soit légitime dans 1 cas sur 1000, soit 10 cas sur 10000. Supposons en outre que dans l’appréciation des situations où la question de la torture se pose, on se trompe une fois sur 10 (c’est une hypothèse qui me paraît très charitable !). Dans les dix cas où la torture est légitime, on va torturer 9 fois et s’abstenir une fois de torturer (alors qu’on aurait dû torturer cette fois-là). Dans les 9990 autres cas, on va pratiquer à tort la torture dans 10% des cas, soit dans 999 cas. Par conséquent, sur 1008 cas de torture, seuls 9 seront légitimes, soit moins de 1% des cas… Le mal que l’on commet au nom des principes conséquentialistes fait plus qu’annuler le bien que l’on apporte !
Je ne sais pas si vous le savez, mais votre argument (que je trouve convaincant) est très semblable à un argument de Bernard Williams contre l’utilitarisme (Cf. La fortune morale, p. 91 -93)
Williams évoque également une variante de la « solution de repli » que que vous désignez comme « le conséquentialisme intime ». Je cite :
« Certains utilitaristes ont abouti quoique par un tout autre raisonnement à quelque chose qui ressemblait à cette conclusion, et ont pensé qu’elle montrait que la vérité de l’utilitarisme pouvait être connue d’une élite responsable, mais qu’elle ne devait pas être trop répandue dans les masses. Une telle proposition est nulle, et du point de vue individuel, et du point de vue social. Du point de vue individuel, parce que l’état d’esprit attribué à l’utilitariste réfléchi et l’attitude envers autrui que cet état d’esprit implique ne pourraient se rencontrer, et encore, que chez un homme très naïf (comme l’était peut-être Sidgwick), et aucun homme réfléchi de nos jours, ne peut être d’une semblable naïveté. Du point de vue social, parce que les institutions éducatives et autres qui seraient nécessaires à la mise en œuvre d’une telle conception devraient être tout à fait différente de tout ce que nous pouvons aujourd’hui imaginer ou supporter, ou de ce que l’utilitarisme lui même pourrait vouloir. »
« Je ne sais pas si vous le savez, mais votre argument (que je trouve convaincant) est très semblable à un argument de Bernard Williams contre l’utilitarisme »
Je l’ignorais (même si j’aurais été surpris que personne n’y ait jamais pensé !). Merci pour la référence !
J’ai jeté un oeil aux pages que vous indiquez. Il est vrai que la structure de l’argument de Williams est proche du mien ; il s’agit de montrer que l’adoption par les gens d’une morale utilitariste risque de produire des effets contradictoires avec ce qui est requis dans le cadre même de l’utilitarisme ; effectivement, Williams envisage une solution de repli « élitiste », qu’il écarte également. Mais son principal argument, à lui, c’est ce qu’il appelle la « loi de Gresham », qui, si je comprends bien, est une variation sur le dilemme du prisonnier (il y a un résumé de ce raisonnement là-dedans https://books.google.fr/books?id=-V4vbZDlPBQC&pg=PA119&lpg=PA119&dq=loi+de+gresham+bernard+williams&source=bl&ots=MbSAmbgASw&sig=IvgfmAMz1JvDiZW7aubs0E6oTC0&hl=fr&sa=X&ei=rUbrVNqQFM73ataJgDg&ved=0CCEQ6AEwAA#v=onepage&q=loi%20de%20gresham%20bernard%20williams&f=false, p. 119-120, moins allusif que dans La fortune morale). Je ne comprends pas bien le détail, mais je n’ai pas l’impression que ce soit tout à fait la même chose que l’argument que je propose. L’argument de Williams fonctionne à partir du moment où il y a des utilitaristes et des non-utilitaristes ; le mien fonctionne même s’il n’y a que des utilitaristes (plus quelques terroristes, il faut bien des gens pour mettre les bombes).