1.
Charlie Hebdo avait jadis publié en une un excellent dessin de Charb, L’invention de l’humour. On y voyait un homme préhistorique avec de l’huile dans une main, du feu dans l’autre… Le sous-titre l’indique : Charlie Hebdo est un « journal irresponsable », un journal qui n’a pas peur de mettre de l’huile sur le feu, un journal qui agit (c’est-à-dire : qui publie) sans se soucier des conséquences de ses actions – sans estimer devoir en répondre. C’est pour cela que les appels à la responsabilité (de Dominique Vidal dans cette vidéo, de beaucoup de gens ailleurs) sonnent un peu faux. Ils ont l’air de faire la leçon aux gens de Charlie, mais ceux-ci leur ont répondu par avance. Oui, comme le dit David Fassin, il y a bien deux logiques qui s’affrontent ; mais plutôt que de reprendre à Max Weber la distinction entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », faite pour penser l’action politique, on ferait mieux d’opposer ici à l’éthique de la responsabilité une éthique de le gratuité et de l’indifférence aux conséquences.
La question de la responsabilité s’est posée à l’occasion de la parution du Charlie Hebdo du 14 janvier, le fameux « numéro des survivants », avec sa caricature de Mahomet (d’ailleurs pas méchante du tout) en couverture. Elle se pose, en fait, depuis des années ; on avait déjà fait grief à Charlie d’avoir fait une couverture polémique en 2012, alors qu’il y avait dans plusieurs pays musulmans des protestations contre un court-métrage islamophobe diffusé sur Internet. Charlie Hebdo, clairement, avait alors mis de l’huile sur le feu. Et la une du 14 janvier a également offensé des musulman-e-s[1]. Je voudrais expliquer dans cet article pourquoi Charlie a quand même eu raison. Mais pour et avant cela, je voudrais commencer par critiquer un argument pro-Charlie que l’on entend partout : Charlie Hebdo n’offenserait pas les musulman-e-s, ne serait pas islamophobe, parce qu’il taperait autant contre toutes les religions (variante : il taperait surtout sur les cathos). Du coup, les musulman-e-s qui prennent la mouche seraient exagérément susceptibles, fanatiques, pas démocrates, etc.
Admettons le présupposé statistique, je n’ai aucune raison de le mettre en doute. Reste que cet argument, si on s’y arrête, n’est pertinent que dans un monde neuf. Dans un monde sans antécédent, où il n’y aurait en particulier jamais eu de caricature de Mahomet, le/la musulman-e qui s’énerverait à cause d’une caricature serait effectivement un-e con-ne, un-e réac, un-e pisse-froid, bref une personne qu’on pourrait légitimement blesser sans scrupule excessif – après tout, c’est de sa faute. Seulement, il y a eu, au moins, l’épisode des caricatures de 2006. Peu importe à la limite si ces caricatures étaient islamophobes ou non (il me semble que oui, au moins pour certaines d’entre elles) ; il se trouve qu’elles ont été accusées de l’être, et que du coup, à partir de ce moment-là, le fait pour Charlie Hebdo de représenter une caricature de Mahomet se chargeait nécessairement d’une connotation d’islamophobie. Admettons que ces caricatures n’aient pas été islamophobes, et qu’elles aient été accusées à tort de l’être. Quelques années plus tard, Charlie republie une caricature de Mahomet. Que le musulman moyen doit-il en conclure ? Les gens de Charlie savent qu’il y a un antécédent – qu’ils ont déjà été accusés d’islamophobie pour ça. Ils savent que, les mêmes causes produisant parfois les mêmes effets, cela risque encore d’arriver. Et surtout, de son côté, le musulman moyen sait que les gens de Charlie le savent. Il ne peut pas ne pas se demander si c’est consciemment ou non que Charlie Hebdo fait de la provocation. Et comme il sait que Charlie sait, comme il sait que Charlie connaît aussi bien que lui ou elle la situation objective dans laquelle sa publication prend place, il est nécessairement amené à conclure que oui, c’est consciemment que Charlie Hebdo fait de la provocation. Et même s’il est ouvert, même s’il est progressiste, laïque, même à la limite s’il est athée mais se sent solidaire de sa famille musulmane, il ne peut pas ne pas recevoir la publication comme une offense. La publication est nécessairement suspecte, et Charlie Hebdo, sachant très bien qu’elle est suspecte et s’en satisfaisant, légitime la suspicion à son égard. L’argument selon lequel Charlie Hebdo traite identiquement toutes les religions est non pertinent, car ce n’est pas le contenu objectif des dessins qui est en cause, mais leur connotation subjective telle que la construit une situation objective.
2.
Après avoir dit ça, on a envie de conclure à l’islamophobie, et d’appeler Charlie Hebdo à la responsabilité. Seulement, la limite de ce raisonnement – non pas ce par quoi il s’effondre, mais ce par quoi il est insuffisant –, c’est qu’il peut marcher non seulement à propos des caricatures de Mahomet, mais encore à propos d’à peu près n’importe quoi. Supposons que Charlie Hebdo publie un dessin de jambon, et qu’un musulman fou affirme que c’est islamophobe. Dès lors, que ce soit vrai ou non, tout dessin de jambon pourra être assimilé à de l’islamophobie – et même sera effectivement islamophobe dès lors qu’un journal conscient de ce risque le publiera quand même. Même des musulman-e-s très ouvert-e-s, même des athées de culture ou de famille musulmane, pourront légitimement en être offensé-e-s.
Faut-il, dans ce cas, s’abstenir de dessiner des jambons ? Ce ne serait encore pas trop grave. Mais que dire de ce dessin, intitulé « L’amour plus fort que la haine », qui représente un imam roulant une pelle à un dessinateur de Charlie ? Ce dessin non plus n’arrive pas dans un monde neuf. Il arrive dans un monde où les autorités religieuses sont réputées conservatrices en matière de mœurs (ce qui est largement vrai), mais aussi dans un monde où la défense des droits sexuels et de l’homosexualité est utilisée à des fins racistes contre les musulman-e-s et, au-delà, les Arabes. Un-e musulman-e, un-e Arabe, même progressiste, même homo, pourrait très bien se dire : « Charlie Hebdo représente un imam qui roule une pelle à un homme. Ils savent très bien qu’il y a des musulman-e-s conservateur/trice-s que ça va heurter. Ils savent très bien que ces réactions de musulman-e-s conservateur/trice-s vont être utilisées pour stigmatiser les musulman-e-s en général. Ils savent très bien que ce dessin, au-delà de son contenu explicite, comporte la possibilité d’une campagne anti-musulman-e-s. Autrement dit, ils me méprisent. » Et comme les gens de Charlie Hebdo sont eux-mêmes capables d’anticiper ce genre de réactions, en publiant un tel dessin en connaissance de cause, ils sont eux-mêmes islamophobes – au sens où ils provoquent consciemment un sentiment d’offense chez des musulman-e-s innocent-e-s.
C’est déjà beaucoup plus embêtant, n’est-ce pas ? Attendez. La mécanique à l’œuvre dans tout ça n’est pas sans rappeler le chantage à l’antisémitisme auquel se livrent régulièrement les défenseur/euse-s d’Israël. Leur ligne d’attaque habituelle, c’est de souligner que l’antisionisme est un cache-sexe métonymique pour l’antisémitisme. Mais parbleu, ils/elles n’ont pas tort ! Admettons les prémices des apôtres de la « responsabilité ». Le message tient moins à son contenu explicite qu’aux connotations dont l’histoire a chargé ? Mais le mot antisionisme a été investi par d’authentiques antisémites – Soral, Dieudonné… L’utiliser en connaissance de cause, l’utiliser en sachant que des juif/ve-s même de bonne volonté sont légitimes à avoir un mouvement de recul en entendant ce mot suspect, c’est antisémite. Au même sens, en tout cas, que la publication d’une caricature de Mahomet est islamophobe[2].
3.
Faut-il s’interdire de se dire antisioniste ? Faut-il s’interdire de représenter un imam roulant une pelle à un dessinateur de presse ? Évidemment non. Il y a, dans l’indifférence aux conséquences négatives de ce que l’on dessine ou dit, une protestation éthique admirable contre les contraintes objectives de la situation. Il se peut que tel dessin, tel discours, soit suspect d’islamophobie ou d’antisémitisme, et devienne coupable de ce seul fait. Mais ce n’est pas notre faute, nous n’en sommes pas responsable, et nous continuons à agir comme si le monde était neuf. Sans quoi, ce sont toujours les connards qui gagnent.
L’argument, dans le cas spécifique de Charlie Hebdo, est certes un peu plus difficile à manier, car Charlie Hebdo n’est pas exactement pour rien dans le fait que les caricatures de Mahomet connotent l’islamophobie. Mais le débat, en 2006, s’était concentré sur la caricature représentant Mahomet avec une bombe en guise de turban. C’est cette caricature-là qui avait valu un procès au journal, c’est celle-là qui avait surtout fait scandale et qui avait été accusée d’être directement raciste. Les autres caricatures ont surtout été accusées d’être blasphématoires – et c’est à ce titre seulement qu’elles sont peut-être indirectement islamophobes. Le procès des caricatures de 2006 me paraît un élément faiblement pertinent pour comprendre pourquoi la simple représentation de Mahomet, le 14 janvier 2015, a suscité la controverse.
On pourrait objecter que dans le cas du bisou imam/dessinateur, ou dans le cas de la critique de l’antisionisme, les effets négatifs sont compensés par les effets positifs : le dessin de Charb représente, avec les moyens propres qui sont ceux d’un dessinateur de presse, un soutien militant à la reconnaissance sociale de l’homosexualité ; la critique de l’antisionisme est nécessaire à la défense des droits du peuple palestinien. C’est discutable. Si le mot antisionisme a été sali, on pourrait fort bien en changer, ou reformuler les mêmes revendications sans les associer à une étiquette précise. Quant à l’incidence réelle du dessin de Charb sur le cours des choses, elle est nulle. Eût-il renoncé la veille à le publier, aucun-e homosexuel-le n’en aurait été affecté, puisque aucun-e ne l’aurait su. Et la loi sur le mariage homo n’en aurait pas moins été adoptée en France un peu plus d’un an plus tard. Dans un cas et dans l’autre, ce qui se joue, c’est le fierté de celui ou celle qui fait face aux intimidations, qui lance un grand et bruyant : « Je vous emmerde ! » aux forces conservatrices et répressives. C’est une réaction qui est émancipatrice en soi, qui fait du bien, qui soude un groupe (un camp militant, les antisionistes ; une communauté dominée, les homosexuel-le-s) et qui exprime un message politique : on a raison, on ne va pas s’excuser.
Dans le cas des représentations de Mahomet, le problème est un peu le même. Pour ne parler que de la une du 14 janvier, il y a naturellement un côté jubilatoire à narguer les assassins[3], à refaire cela même pour quoi Charb, Tignous, Wolinski et les autres sont morts. C’est bien un message politique qu’il s’agit d’exprimer, en assumant paradoxalement une ligne d’irresponsabilité et de gratuité (et c’est par là, seulement, que l’ « éthique de gratuité » rejoint l’ « éthique de conviction » : on peut s’adonner à la gratuité avec beaucoup de conviction, l’irresponsabilité peut être affaire de conviction politique) : « Vos attentats ne nous ferons pas changer, nous résisterons à la barbarie. »
Protestation éthique d’une part, diffusion d’un message politique de l’autre : voilà deux raisons qui suffiraient à justifier que même si Charlie Hebdo, en publiant une caricature de Mahomet le 14 janvier, a été islamophobe (et compte tenu de ce que j’ai dit dans la première section de cet article, il serait absurde de le nier), il a cependant eu raison de l’être. Il ne pouvait pas faire autrement sans s’écraser, sans être lâche, sans envoyer un message de faiblesse aux barbares. Choix terrible ; mais si vraiment, comme je le pense, les dessinateur/trice du journal n’avaient le choix qu’entre la lâcheté, l’humiliation et la soumission d’une part, l’islamophobie d’autre part ; si c’est bien en ces termes que se posait l’alternative ; alors je comprends et j’approuve qu’ils/elles aient choisi la seconde option. Reste une troisième raison, peut-être plus puissante encore : en publiant un tel dessin dans de telles circonstances, Charlie Hebdo resémantise toutes les caricatures de Mahomet à venir. L’histoire a chargé de sédiments sémantiques toute caricature de Mahomet, comme elle a chargé de sédiments sémantiques le mot antisionisme. Mais cette chose et ce mot peuvent fort bien être lavé-e-s des dépôts de l’histoire : il suffit pour cela de les utiliser. De les utiliser dans des contextes où les interprétations offensantes soient très improbables, où leur usage se justifie immédiatement et évidemment par des raisons contingentes. Il n’y a pas de meilleur moment, pour se dire antisioniste, que quand Israël bombarde Gaza, car le mot alors commence à cesser d’être suspect : il trouve une justification suffisante dans les horreurs de la situation. Il n’y a pas de meilleure raison, pour publier une caricature de Mahomet, qu’un attentat barbare commis en son nom. Les caricatures de Mahomet ne perdent pas automatiquement toutes leurs connotations antérieures, mais celles-ci commencent à s’estomper sous de nouvelles : ces caricatures deviennent un symbole de liberté, d’insolence, de droit à l’humour… d’irresponsabilité. On n’efface pas le passé à volonté, on ne peut pas annuler d’un claquement de doigts les connotations antérieures des caricatures de Mahomet, mais en les contrebalançant par d’autres on peut sans doute parvenir à un équilibre sémantique instable qui soit la meilleure approximation possible de ce monde neuf que nous devons considérer avec nostalgie.
[1] Un autre argument avancé contre Charlie Hebdo était que ce genre de caricatures pouvait mettre en danger physique les Français-es expatrié-e-s dans certains pays musulmans. Cet argument ne vaut pas grand-chose à mes yeux. Si ces gens sont français, ils ont le droit de résider sur le territoire français, et d’y trouver la protection de la police française. S’ils choisissent de se rendre dans des endroits où la France n’exerce pas de juridiction et ne peut pas les protéger, c’est leur problème – ils n’ont en tout cas pas voix au chapitre quand il s’agit d’intervenir sur la politique intérieure française.
[2] Les plus fidèles, et les plus anciens, de mes lecteurs se souviennent peut-être que j’ai déjà écrit un article pour ébranler l’idée d’une frontière claire, objective, définitionnelle, analytique, entre antisionisme et antisémitisme. L’inexistence d’une telle frontière renforce la suspicion qui peut planer sur les usages du mot antisionisme (autrement dit, je pense que mes conclusions d’alors vont dans le sens de ma théorie d’aujourd’hui).
[3] Je ne dis pas « les terroristes ». Je ne sais pas au juste ce qui permet d’affirmer que les frères Kouachi sont des terroristes. Ils n’ont pas tiré dans le tas, ils n’ont pas fait explosé une bombe dans un lieu public, ils n’ont pas dirigé un avion sur une tour : ils ont tué des gens contre lesquels ils avaient des griefs précis (et quelques victimes collatérales, dont la mort était nécessaire à l’exécution du projet). Leur objectif explicite était de venger le prophète, pas d’intimider ou de terroriser la population. Je suis d’autant plus scrupuleux sur le terme que la requalification de ce meurtre en acte de terrorisme permet, depuis le 12 janvier, des condamnations d’une incroyable sévérité contre des personnes accusées d’ « apologie d’acte de terrorisme » pour avoir dit, par exemple, « Je suis Kouachi », « Les frères Kouachi ont eu raison », etc.