Après une pause un peu plus longue que d’habitude, je reviens à ce blog pour proposer une suite à mon précédent billet, et mettre fin à l’insoutenable suspense qui vous a accompagné durant les fêtes. Je ne vais pas résumer le billet précédent, donc je vous conseille fortement de le lire, si vous ne l’avez plus, ou pas encore, en tête. Celui-ci commence exactement là où le précédent s’arrête.
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Pour réussir à rendre un jugement politique (respectivement un jugement de goût) objectif, il faut donc, lorsque l’unanimité en la matière n’existe pas, construire cette unanimité par élimination des opinions aberrantes. Si tout le monde s’accorde à dire qu’une œuvre est, par exemple, antisexiste (ou géniale), sauf quelques personnes, ces quelques personnes ne nous gêneront pas si, par ailleurs, on peut montrer que leur jugement sur l’œuvre possède des caractéristiques qui lui confèrent une valeur moindre.
En 1760, Hume a écrit un opuscule, très clair et très stimulant (et très recommandable) intitulé Of the Standard of Taste, titre souvent traduit par La norme du goût. Hume part d’un paradoxe, qui ressemble au nôtre : d’un côté, en matière de jugements de goût, le sens commun incline au relativisme (« Des goûts et des couleurs on ne discute pas ») ; de l’autre, il nous paraît aller de soi que certains jugements de goût dissidents, qui s’écartent de la majorité, sont aberrants, erronés : il est évident pour tout le monde que John Milton est un plus grand poète que John Ogilby[1] ; et la personne qui soutient l’inverse ne mérite pas d’être prise au sérieux. La question est de savoir pourquoi on ne peut pas la prendre au sérieux.
On peut lire l’essai de Hume comme une tentative de construire une unanimité du jugement de goût en proposant des critères qui permettent d’identifier les jugements valables par rapport aux jugements aberrants – et je vais m’inspirer de ce qu’il dit sur les critères de validité des jugements de goût, pour réfléchir sur les critères de validité des jugements politiques.
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Très tôt dans son essai, Hume écrit :
Quand nous voulons faire une expérience de cette nature et éprouver la force d’une beauté ou d’une laideur, nous devons choisir avec soin le moment et le lieu appropriés et placer l’imagination dans la situation et la disposition qui conviennent. Une parfaite sérénité d’esprit, un recueillement de la pensée, une attention adaptée à l’objet : si l’une de ces circonstances vient à manquer, notre expérience sera faussée[2][.]
Ce qui permet de dégager un premier grand type de critères : les conditions matérielles de réception.
En ce qui concerne les jugements politiques, les choses sont assez semblables. On exclura légitimement comme non pertinentes les critiques politiques émanant de personnes qui ont reçu l’œuvre dans de mauvaises conditions matérielles. Le pire des cas de figure est celui où le/la critique n’a pas pris connaissance de l’œuvre : c’est le problème de la plupart des opposant-e-s à l’exposition controversée Exhibit B, dont j’ai abondamment parlé sur ce blog. À l’évidence, pour pouvoir dire si une telle œuvre était raciste ou non, il fallait l’avoir vue. Mais la bonne appréciation politique d’une œuvre peut être également compromise si on en prend connaissance en étant distrait-e et en pensant à autre chose, on si on en prend connaissance en étant fatigué-e. Si je vais voir un film et que je n’arrive pas à me concentrer sur l’histoire, ou si je m’endors au milieu, mon jugement est disqualifié.
Ce critère, au fond, sert simplement à vérifier que lorsqu’on dit : « L’œuvre X est raciste/sexiste/anticapitaliste, etc. », tout le monde parle bien du même objet. Si je me suis endormi à la moitié de Gravity, mon jugement politique ne sera pas un jugement sur un Gravity mais sur la première moitié de Gravity. Dans le cas d’un film dont le sens serait infléchi par un coup de théâtre à la toute fin, ça peut être embêtant.
(Dans son opuscule, Hume envisage aussi le cas où le jugement de goût serait invalidé par un défaut temporaire des organes de la sensation :
Un homme qui a la fièvre ne soutiendra pas que son palais est capable de décider des saveurs, celui qui souffre d’une jaunisse ne prétendra pas porter un jugement sur les couleurs[3].
Mais le parallèle avec le jugement politique est plus difficile à faire.)
Notez qu’il me semble plus facile d’identifier des critères pour délégitimer un jugement politique, que pour en légitimer un. Je peux citer, comme je viens de le faire, des exemples de conditions de réception matériellement défaillantes ; je ne suis pas sûr d’être très au clair quant aux conditions de réception optimales. En particulier, je me pose la question suivante : est-on plus qualifié-e pour parler d’un film si on l’a vu une fois, ou si on l’a vu douze fois ? En l’ayant vu douze fois, il y a moins de choses qui nous ont échappé. Mais l’idée que l’on se fait du film, dès lors, n’est plus authentique, en un certain sens de ce mot, puisqu’elle est fondée sur une réception réitérée, différente à ce titre, non seulement de la réception de la grande majorité des spectateur/trice-s (qui n’ont vu le film qu’une fois), mais aussi, probablement (mais cela pourrait se discuter) de la réception programmée par le film lui-même, et pensée par le/la réalisateur/trice. (Je veux dire par là que le/la réalisateur/trice fait son film d’abord et avant tout pour un public qui ne verra le film qu’une seule fois). Je reconnais, donc, cette incertitude, mais je ne pense pas du tout qu’elle soit susceptible de porter préjudice au fond de mon propos.
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Une seconde catégorie de critères concerne la compétence des récepteur/trice-s. Hume envisage cette question sous l’angle de la capacité à faire des comparaisons : plus on connaît d’œuvres, plus ou est exigeant-e, et moins on est susceptible de se laisser abuser par les charmes d’une œuvre mauvaise. Hume écrit :
Il est impossible de continuer à pratiquer la contemplation des différents ordres de beauté sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les diverses espèces et les divers degrés d’excellence et de juger de leurs rapports. […] La ballade la plus vulgaire n’est pas entièrement dénuée d’harmonie ou de naturel mais seule une personne accoutumée à des beautés supérieures déclarera que ses parties sont rudes ou que le récit est sans intérêt[4].
Ce rôle de la comparaison est effectivement crucial dans l’établissement du jugement de goût (qui est toujours relatif) ; il l’est nettement moins l’établissement du jugement politique. Mais la question de la compétence peut avoir son importance à d’autres niveaux : il semble qu’on puisse légitimement juger invalides les critiques fondées sur un contresens, à condition que ce contresens soit dû à un manque de maîtrise des codes de l’art concerné, ou à l’ignorance d’une référence normalement connue. Par exemple, il peut y avoir dans un film de éléments qui ont l’air X-phobes*, mais qui cessent au moins partiellement d’apparaître comme tels si on les identifie comme des citations (éventuellement ironiques ou parodiques) d’un discours préexistant. Si ces références sont évidentes, et qu’un-e spectateur/trice sous-cultivé-e ne les perçoive pas, il/elle est disqualifié-e pour donner son avis.
Là encore, il y a une incertitude : on peut tirer ce critère de la « compétence » dans deux sens opposés – un sens, disons, démocratique, et un sens aristocratique. Selon la conception « aristocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est celui ou celle qui connaît tout, qui identifie toutes les références, même planquées ; la légitimité de la critique des autres récepteur/trice-s est d’autant plus faible qu’ils/elles manquent de compétences culturelles. Selon la conception « démocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est le/la récepteur/trice moyen-ne, normalement cultivé-e mais pas trop, et le/la récepteur/trice sur-compétent-e se retrouve alors paradoxalement dans une position sub-optimale. Bien sûr, dans ce cas, il faudrait pouvoir définir avec un peu plus de précision ce que l’on entend par « récepteur/trice moyen-ne ». Mais l’absence de certitude sur cette question ne ruine pas théoriquement la possibilité que la conception « démocratique » soit la bonne. Dans le cadre de ce billet, je renonce à choisir entre les deux conceptions : l’une et l’autre, en tout cas, impliquent que le jugement critique du/de la spectateur/trice sous-cultivé-e soit non valable.
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Une troisième catégorie de critères concerne les conditions psychologiques de réception. Hume formule une longue critique contre ce qu’il appelle les « préjugés » :
Un critique d’une époque différente ou d’une nation différente qui examinerait ce discours doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux et il doit se placer dans la même situation que l’auditoire afin de juger correctement le discours. De la même manière, quand une œuvre s’adresse au public, malgré mon amitié ou mon inimitié pour l’auteur, je dois faire abstraction de cette situation et me considérer comme un homme en général en oubliant, si possible, mon existence et ma situation particulières[5].
En donnant au propos de Hume une portée un peu plus générale, on pourra dire qu’il faut, pour porter un jugement de goût acceptable, se mettre dans de bonnes dispositions d’esprit. Notamment, cela implique deux choses :
Premièrement, et c’est un point que Hume souligne, cela implique de se transporter mentalement dans les conditions originelles de l’œuvre. C’est-à-dire que l’on ne jugera pas valablement un film d’il y a cinquante ans en vertu de critères actuels. Une amie prend souvent l’exemple de La Cage aux folles : c’est un film qui semble horriblement homophobe aujourd’hui, mais au moment de sa sortie (1978), ce n’était déjà pas rien d’avoir un film qui supposait, pour être compris, que l’on accepte la possibilité d’une relation affective entre deux hommes – et qui, à cet égard, pouvait être à l’époque progressiste. Juger La Cage aux folles en fonction de nos critères actuels, c’est manquer sa cible ; c’est parler d’un objet décontextualisé, ou éventuellement recontextualisé, mais pas d’un film sorti à une certaine époque dans un certain contexte.
Deuxièmement, cela implique de se dégager autant que faire se peut de tous les biais qui vont orienter notre réception dans un sens ou dans l’autre. Il faut faire abstraction, dit Hume, de son éventuelle amitié pour l’auteur d’une œuvre pour bien la juger ; pour bien juger politiquement une œuvre, il faut l’aborder avec le moins de prévention possible, ou avec le moins de préjugés favorables possible. Et c’est sans doute à ce titre-là qu’on peut éliminer comme aberrant le procès en transphobie de X-Men par Paul Rigouste : visiblement, Paul Rigouste, comme d’autres contributeur/trice-s de LCEP, a une approche paranoïaque des films qu’il voit. D’un certain côté, ça peut se comprendre : il y a quelque chose de gratifiant à dire du mal des films (à montrer qu’on est intelligent-e et qu’on ne se laisse pas avoir par le film, à gagner des points de gauchisme en faisant la preuve de sa radicalité critique…). Dans les milieux militants, il y a une prime sociale à la sévérité critique. Et puis il faut bien justifier le projet du site, qui n’aurait plus guère de raison d’être si trop de films étaient jugés politiquement acceptables. Tout cela fait que quand Paul Rigouste va voir le dernier X-Men, il entre dans la salle avec un biais en défaveur du film.
En ce qui concerne les jugements de fait, avoir des biais, ce n’est pas si grave : la discussion rationnelle est là pour les lever. Il y a une vérité extérieure au discours qui sert de critère de validité à ce discours, et la discussion rationnelle permet d’y parvenir. Dans le cas des jugements de fait, on peut même envisager les désaccords comme des oppositions entre des biais opposés, qui sont susceptibles de se résorber. Mais dans le cas du jugement de goût, ou du jugement politique, la présence d’un biais est désastreuse. Car ce biais, il n’y a rien pour le rattraper ! Aucune vérité extérieure au discours ne peut venir servir d’instance de contrôle objective. De même, si je décide par avance que je vais détester le roman que je vais lire, un-e ami-e ne pourra me convaincre rationnellement de l’aimer. Le biais, dans ce genre de cas, est nécessairement absolu.
Il y a plein de sujets à propos desquels la vigilance critique, voire la paranoïa, ne sont donc pas si graves que cela : on peut toujours être trop suspicieux, et changer d’avis plus tard. À propos d’un jugement de goût, ou d’un jugement politique, il n’y a pas moyen de « changer d’avis plus tard ». Et la paranoïa critique dont les contributeur/trice-s de LCEP ont tendance à faire preuve mine gravement, selon moi, la légitimité de leur propos.
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Voilà donc trois critères de légitimité du jugement politique : il doit être fondé sur une expérience de l’œuvre dans de bonnes conditions matérielles et psychologiques de réception, et tenu par une personne compétente (au moins normalement cultivée). Je n’ai pas caché, chemin faisant, qu’il y avait encore des points à éclaircir, et je suis tout à fait ouvert à l’idée que, peut-être, on pourrait présenter et organiser ces trois critères autrement que je ne l’ai fait. Rien de tout cela ne compromet l’esprit de ma démarche.
Une fois qu’on a appliqué ces critères, a-t-on nécessairement résorbé les désaccords ? Non, bien sûr – et Hume, à propos du jugement de goût, ne prétend pas le contraire :
Mais, en dépit de tous nos efforts pour fixer une norme du goût et réconcilier les opinions discordantes des hommes, il reste encore deux sources de variation qui, en vérité, ne sont pas suffisantes pour confondre toutes les limites de la beauté et de la laideur mais qui peuvent souvent servir à produire une différence de degrés dans notre approbation ou notre blâme. D’une part la différence d’humeur des individus, d’autre part les mœurs et les opinions propres à une époque ou une nation[6].
On peut, et dans une certaine mesure on doit, s’en tenir là : il y a, dans le jugement de goût et dans le jugement politique, une variété irréconciliable de points de vue. Mais pourquoi, après tout, ne pas essayer d’aller tout de même un petit peu plus loin ? Et puisque l’on en est à accorder des privilèges aux points de vue des gens « compétents », pourquoi ne pas décider (mais ce ne serait alors pas autre chose qu’une décision politique volontariste) d’en accorder un aux… dominé-e-s ? (C’est-à-dire que, par exemple, et toutes choses égales par ailleurs, on accorderait plus de poids à la parole des femmes pour estimer si un film est sexiste ou non.)
C’est une position qui pourra surprendre ceux et celles qui ont lu mes billets sur l’épistémologie de la domination (ici, ici, là), où je critiquais l’idée d’une supériorité épistémologique des dominé-e-s. Mais précisément, s’il y a supériorité ici, elle n’est pas vraiment épistémologique : il ne s’agit pas d’arriver à une vérité, à un savoir, mais de produire un discours à partir de son ressenti. À partir du moment où des discours également valables selon les critères énumérés ci-dessus se retrouvent en concurrence, qu’est-ce qui nous empêche de décider que certains ressentis sont plus valables que d’autres ?
C’est une question vaste, dans laquelle je ne vais pas rentrer trop avant ici. Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. (C’est fâcheux pour Paul Rigouste, qui est un homme, et qui écrit énormément sur le sexisme des films.) Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain. [Edit 17/01/14 : précisions sur ce dernier point ici]
[1] Je n’ai jamais lu ni l’un ni l’autre, je n’avais jamais entendu parler du second avant d’avoir lu ce texte de Hume, et je laisse à ce dernier la responsabilité de ses exemples (celui-ci se trouve à la page 9 de cette version du texte, traduite par Philippe Folliot : c’est à partir de cette édition électronique que je donnerai mes références désormais). Si l’on veut, on peut adapter l’argument : on accorde peu de valeur à quelqu’un qui penserait que Le Parrain de Coppola, ou L’Aurore de Murnau, ou Sunset Boulevard de Billy Wilder, sont de moins bons films que Le Serment de Tobrouk, de Bernard-Henri Lévy, ou Le Baltringue, de Cyril Sebas, avec Vincent Lagaf’…
[2] P. 10.
[3] P. 11. Je ne savais pas que la jaunisse altérait la vision des couleurs. En fait, il y a un jeu de mots : le mot jaundice, en anglais, signifie à la fois « jaunisse » et « prévention ».
[4] P. 15.
[5] P. 16.
[6] P. 20.
« Mais pourquoi, après tout, ne pas essayer d’aller tout de même un petit peu plus loin ? (…) qu’est-ce qui nous empêche de décider que certains ressentis sont plus valables que d’autres ? »
Je pense que tu n’expliques pas assez pourquoi tu donnerais alors plus de poids au ressenti du dominé que de l’allié. Quand bien même il ne s’agirait pas de supériorité épistémologique dans ce cas précis, dans l’article épistémologie de la domination, tu as montré que le dominant avait une supériorité épistémologique sur le dominé, et une forme faible de ce résultat me semble être qu’on ne peux pas accorder plus de crédit a priori à ce que dit un dominé qu’à ce que dit un dominant sous le seul prétexte que le premier est dominé.
Bref, j’ai l’impression qu’en écartant le privilège épistémologique du dominant dans le cas qui t’intéresse ici, tu retombes automatiquement dans l’idée « intuitive » que le point de vue du dominé serait plus valable, alors que la conclusion de ton précédent article devrait ancrer le fait que ce n’est pas aussi simple.
Pour formaliser tout ça, j’ai l’impression que tu fais ceci :
A : »Le degré de considération à apporter à un discours est fonction d’un argument épistémologique » implique B « le discours du dominant doit être pris plus en considération que celui du dominé ». (dans Epistémologie de la domination)
Ici, « non A », et « non B »
Cela me semble très discutable sans autre argument, puisque B implique naturellement C : « il y a des fois où le discours du dominant doit être pris plus en considération que celui du dominé » qui implique lui-même D : « Il est faux de dire « par principe, le discours du dominé a plus de valeur que celui du dominant » »
et ce D devrait à mon sens être un garde-fou qui empêche de décréter sans argument autre que dans une situation particulière, le discours du dominé est plus valable…
Ou alors il y a un argument que je n’ai pas bien saisi au passage ?
Mais tous les raisonnements menés dans « Epistémologie de la domination » concernent des cas de figure où l’enjeu est d’atteindre la vérité. C’est sur cette base qu’on peut se demander qui bénéficie ou non d’un privilège *épistémologique*.
En ce qui concerne les jugements politiques sur des oeuvres, la réponse est : personne. Par conséquent, ce que j’ai montré dans « Epistémologie de la domination » n’est plus d’aucune utilité ici.
En revanche, on peut essayer de fonder une supériorité d’un autre type, pas « épistémologique ». On peut par exemple essayer de la fonder en décidant, arbitrairement si on veut, de donner un privilège aux personnes « concernées » et dominées. On peut le faire, et ce n’est pas un problème, parce que ce n’est pas logiquement contradictoire. Alors que comme la position de l' »allié-e » est définie par le fait d’avoir certaines idées politiques, ériger la position de l’allié-e en position privilégiée est contradictoire, parce que ça revient à créer un biais d’auto-confirmation.
Un article très intéressant, comme d’habitude, qui m’inspire quelques réactions.
Tout d’abord, j’aimerais revenir sur la question des comparaisons, et du fait qu’elles biaisent le jugement. Pour prendre un exemple, une amie et moi avons vu « The Avengers » avec la même question inavouée en tête. Le personnage de la veuve noire serait-il un personnage « de fille » ou un personnage héroïque comme un autre dont le sexe féminin n’est pas la caractéristique principale. Nous avions en tête les mêmes exemples de stéréotypes qu’on utilise dans la fiction pour faire d’un personnage « la fille », et nous avons regardé le film en cherchant ces stéréotypes. Je ne les y ai pas vus, donc je suis sortie en déclarant que la Veuve Noire est un personnage héroïque dont le sexe n’a pas d’importance. Mon amie, elle, par contre, a trouvé tous ces stéréotypes que je n’ai pas trouvé, à des endroits où j’ai vraiment le sentiment qu’ils n’étaient pas, et est sortie en déclarant que le personnage de la veuve noire était bien le personnage de « la fille ». Or, notre barème de départ était le même. Notre divergence d’opinion ne vient donc pas de ce barème, mais de la manière dont nous avons utilisé ce barème durant notre vision du film.
Ce n’est pas dans la comparaison elle-même que se trouve le biais, mais dans la manière dont le spectateur va faire usage de cette comparaison. L’idéal est donc qu’il en fasse usage consciemment et avec prudence, en se posant réellement la question de si la comparaison qu’il fait est judicieuse. On peut donc avoir un barème, mais il faut conscientiser le barème. On peut être contredit par les faits dans un jugement politique, il suffit de se poser la question de « ce qui se passe dans le film ». Bien sûr, considérer Mystique comme une allégorie des trans, ça par contre, ça ne peut pas se vérifier ou s’invalider, c’est vrai…
Ensuite, j’aimerais revenir sur votre proposition d’accorder des privilèges aux points de vue des « dominés ». Autrement dit, considérer que, toutes choses égales par ailleurs, la victime a plus raison que la non-victime. Je suis d’accord pour dire que, si un nombre conséquent de personnes souffrent à cause de la façon dont est agencée une œuvre de fiction, qu’aucune discussion n’a permis de mettre fin à leur souffrance en les convainquant que le message blessant qu’elles y voient n’y est pas, que renoncer à l’élément qui les blesse dans le fiction ne demande pas un effort douloureux de la part de ceux qui n’en sont pas blessés, et dans toutes ces conditions seulement, on renonce à l’élément qui blesse ces personnes, dans le but de réduire la quantité de souffrances éprouvée dans le monde. D’un point de vue factuel, ça aboutit au même résultat que de laisser les catégories dominées décider de ce qui est offensant ou non dans la fiction (encore, toutes choses étant égales par ailleurs), mais le chemin qui a mené à ce résultat est différent, et de mon point de vue, adopter ce chemin-là plutôt que l’autre réduit les risques d’abus, de dérives, et d’effets pervers. En effet, donner le pouvoir décisionnaire aux dominés parce qu’ils sont dominés, c’est créer une nouvelle domination, en ce sens que même si la décision ainsi prise est mauvaise et crée plus de mauvaises conséquences que de bonnes pour tout le monde, on ne la remettra pas en question, le potentiel de dérive provenant du fait qu’on confond volontairement « conclusion tirée parce qu’elle reflète la vérité » et « conclusion tirée parce qu’elle est d’intérêt public » (la vérité sur une chose ne peut pas cesser d’être la vérité sur cette même chose si cette même chose ne change pas, alors que l’intérêt public relatif à cette chose peut changer même si cette chose ne change pas).
Mais surtout, comment détermine-t-on exactement qui est dominé, ou du moins qui a l’état d’esprit du dominé ? Toutes choses égales par ailleurs, à qui donne-t-on raison entre une fille éduquée par des hommes dans des pensées totalement machistes, qu’elle ne remet pas en question, ou un homme éduqué par des femmes dans des pensées féministes, qu’il ne remet pas en question non plus ? Si la fille déclare qu’il faut faire l’apologie de la domination masculine dans la fiction (ce que j’ai déjà vu déclarer par des filles, oui, oui), doit-on se mettre à faire l’apologie de la domination masculine parce que c’est une fille qui l’aura demandé et qu’il n’existera pas d’argument plus (ou moins) sérieux contre ça (il existe, bien sûr, des arguments plus sérieux pour trancher cette question en particulier, je me place dans un cadre purement théorique) ?
Merci pour votre commentaire !
« Ce n’est pas dans la comparaison elle-même que se trouve le biais, mais dans la manière dont le spectateur va faire usage de cette comparaison. L’idéal est donc qu’il en fasse usage consciemment et avec prudence, en se posant réellement la question de si la comparaison qu’il fait est judicieuse. On peut donc avoir un barème, mais il faut conscientiser le barème. On peut être contredit par les faits dans un jugement politique, il suffit de se poser la question de « ce qui se passe dans le film ». »
Mais précisément, vous et votre amie n’étiez pas d’accord sur « ce qui se passe dans le film ». Qui avait raison, comment en décider ? (Je n’ai pas vu le film en question, peut-être que l’une des deux interprétations est aberrante, je n’en sais rien, mais vous semblez penser le contraire.) Comment faites-vous pour valider ou invalider l’opinion de votre amie ou la vôtre Quel est votre critère ?
« En effet, donner le pouvoir décisionnaire aux dominés parce qu’ils sont dominés, c’est créer une nouvelle domination, en ce sens que même si la décision ainsi prise est mauvaise et crée plus de mauvaises conséquences que de bonnes pour tout le monde, on ne la remettra pas en question, le potentiel de dérive provenant du fait qu’on confond volontairement « conclusion tirée parce qu’elle reflète la vérité » et « conclusion tirée parce qu’elle est d’intérêt public » (la vérité sur une chose ne peut pas cesser d’être la vérité sur cette même chose si cette même chose ne change pas, alors que l’intérêt public relatif à cette chose peut changer même si cette chose ne change pas). »
Quelles seraient les mauvaises conséquences en question ? Priver l’humanité de certains films excellents, par exemple ?
Mais dans ce cas-là, on n’est pas du tout obligé-e de retirer les films en question du circuit, même si les dominé-e-s les trouvent offensants. Ce que je suggère, c’est simplement qu’on pourrait décider de donner un plus grand poids, une plus grande valeur, au jugement des dominé-e-s. Cela n’implique pas nécessairement qu’il faille toujours en tirer des conséquences politiques du genre « retirer certains films du circuit ». A la limite, on peut simplement reconnaître une plus grande valeur à certains jugements, même si l’on n’en tire aucune conséquence (du coup, « reconnaître une plus grande valeur », c’est une attitude un peu abstraite, puisque ça ne recoupe ni : « vous avez raison et les autres ont tort », ni : « on va agir politiquement comme si vous aviez raison et les autres tort. » Du moins, pas systématiquement… Je vous accorde que c’est sans doute un problème.)
« Si la fille déclare qu’il faut faire l’apologie de la domination masculine dans la fiction (ce que j’ai déjà vu déclarer par des filles, oui, oui), doit-on se mettre à faire l’apologie de la domination masculine parce que c’est une fille qui l’aura demandé et qu’il n’existera pas d’argument plus (ou moins) sérieux contre ça (il existe, bien sûr, des arguments plus sérieux pour trancher cette question en particulier, je me place dans un cadre purement théorique) ? »
Je ne pense pas que cet exemple soit très efficace, car les exemples sur lesquels j’ai réfléchis sont des énoncés du type : « ce film est sexiste », pas des énoncés prescriptifs du type « il faut représenter ceci ou cela. » Si une femme machiste pense qu’un film donné n’est pas sexiste, ça peut être pour deux raisons :
-soit elle pense que le film dit X, mais que X n’est pas sexiste ;
-soit elle pense que le film ne dit pas X.
Si c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne, alors il n’y a effectivement rien à dire, son jugement n’est pas invalide (et en effet, ça ne me dérangerait pas d’accorder à son jugement plus de poids qu’à celui d’un homme féministe). Si en revanche c’est la première hypothèse qui est la bonne, là, on peut débattre rationnellement, et on retombe dans la catégorie du jugement de fait.
(C’est un point que j’aborde dans la seconde partie de mon dernier billet : https://analysesynthese.wordpress.com/2015/01/17/jugement-politique-et-jugement-de-got-lalli-e-et-ses-biais/ , mais je l’ai publié après votre commentaire).
« Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. (C’est fâcheux pour Paul Rigouste, qui est un homme, et qui écrit énormément sur le sexisme des films.) Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain. »
Je pense qu’il est en fait toujours intéressant de connaître la position de l’allié. En effet, par la partie de texte que j’ai citée, tu justifies que s’il considère le film X-phobe, son avis a moins de valeur que quelqu’un qui partirait sans le biais avec lequel il part.
En revanche, s’il considère en toute bonne foi qu’un film n’est pas X-phobe, ça veut dire que le film aura réussi à contrer ses préjugés de façon suffisamment forte pour que son ressenti soit autre. Du coup, on peut penser que le film n’est effectivement pas X-phobe. Dans ce cas, son avis a au moins autant d’importance (si ce n’est plus) que celui de quelqu’un qui ne part pas avec le même biais.
(Exemple : si Paul Rigouste écrit qu’il considère un film non-sexiste, je pense qu’on peut tout à fait tenir compte de son avis, en se disant que si le film avait été sexiste, il l’aurait très probablement dénoncé comme tel.)
Ainsi, il est toujours intéressant de connaître l’avis de l’allié, puisque dans un des deux cas possibles, son avis a une valeur importante.
En effet. Voilà Paul Rigouste (partiellement) réhabilité.