Mois: janvier 2015

L’argument de la prédation

1.

Parmi les végétarien-ne-s militant-e-s, certain-e-s le sont par antispécisme : ils/elles estiment qu’il est immoral de tuer les animaux pour les manger, car cela enfreindrait les droits des animaux. L’attitude consistant à faire passer le plaisir gustatif des humains avant le droit des animaux à vivre, ou à vivre en liberté, ou à ne pas souffrir, est stigmatisée comme « spéciste »[1].

Un contre-argument spontané consiste à invoquer le phénomène naturel de la prédation. Après tout, que fait-on de mal en mangeant du bœuf ou du poulet ? Les lions mangent bien des gazelles, donc les empêchent de vivre et les font souffrir. Pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant ? C’est ce que l’on appelle, en éthique animale, l’ « argument de la prédation ».

Le contre-contre-argument classique consiste à dire : Certes, les lions font du tort aux gazelles, mais ce n’est pas leur faute. Par conséquent, les humain-e-s doivent cesser de manger des animaux, pas les lions.

Il y a deux variantes de ce contre-contre-argument, souvent combinées. La première consiste à dire que, sans viande (de gazelle), le lion meurt. La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. En réalité, les deux arguments sont souvent employés en même temps, et pas toujours fermement distinguables dans les discours des antispécistes. Voici quelques échantillons de l’une ou l’autre de ces deux variantes, ou d’arguments combinant les deux. Par exemple, avec une petite recherche Google, je tombe sur ce message (très ancien !) (et peu amène !) d’une dénommée Sophie :

Tu es vraiment le roi des crétins .

Si un lion bouffe une gazelle, c’est pour se nourrir .

Par contre, l’homme n’a pas besoin de viande pour subsister . Et toi qui tue [sic] des animaux de tes mains, tu n’en as pas besoin non plus .

Sur ce forum, à une question de Frigouret qui demande : « Comment condamner l’homme qui mange le poisson sans condamner le poisson qui mange la crevette ? », Kuhing répond :

Le poisson n’a pas le choix.

L’homme si.

La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. Par exemple, Fabien, sur ce forum, écrit :

Doit-on tous avoir les mêmes droits ? Oui si c’est le droit de vivre dans le respect de ce que l’on est. Le lion n’a pas forcément l’intelligence de se dire que manger de la gazelle est mal (quoique) alors que l’humain oui. Il faut faire avec les capacités de chacun.

Sur ce site, on lit :

L’humain peut choisir une voie moins cruelle et plus respectueuse de son environnement ; son corps est adapté au végétalisme et il est capable de différencier le bien du mal. Le lion ne se pose pas la question de savoir si tuer une gazelle est barbare. Il agit de façon instinctive pour se nourrir.

Etc., etc.

Ce qui me gêne avec cette ligne de défense, c’est qu’elle suppose que la prédation est un mal. Un mal inévitable, un mal nécessaire, mais un mal tout de même. Ce qui rendrait la prédation animale acceptable, c’est que l’on est bien obligé-e de s’y résoudre. Ce qui rendrait inacceptable le fait de manger des animaux, quand on est humain-e, c’est qu’on n’est pas obligé-e de le faire. Le mal est le même dans les deux cas, mais dans un cas on peut l’éviter, pas dans l’autre.

C’est une logique que cet article d’Yves Bonnardel pousse à son extrémité, en désignant la prédation non seulement comme un « mal », mais même comme une « catastrophe » :

Bien sûr, la prédation constitue une catastrophe hélas bien particulière : elle est permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire à la survie de nombreux êtres, sensibles eux-mêmes. Et, pratiquement, dans l’immense majorité des cas (les poissons au fond des océans, par exemple), nous ne savons pas du tout comment nous pourrions intervenir de façon avisée pour améliorer l’état des choses, au lieu de peut-être l’empirer.

Mais c’est une vue à laquelle on n’est pas du tout obligé-e de souscrire, et qui me semble même poser de sérieux problèmes philosophiques. Une « catastrophe […] permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire », n’est-ce pas presque un oxymore ? En fait, le problème n’est même pas que nous ne puissions pas empêcher la prédation. Nous ne pouvons pas non plus empêcher les catastrophes naturelles comme les séismes, et nous ne pouvons pas empêcher les êtres humains de mourir à la fin. Mais :

  • nous pouvons faire des choses pour diminuer l’impact des catastrophes naturelles, comme construire des immeubles aux normes anti-sismiques ;
  • nous pouvons faire des choses pour retarder la mort. Personne n’est immortel-le, mais en gros, nous nous accordons à considérer comme un progrès que l’être humain vive plus longtemps qu’il y a deux siècles ;
  • nous considérons la mort des gens comme une injustice, un scandale moral, quelque chose qui arrive alors que ça ne devrait pas. Et cela alors même qu’aucune faute, qu’aucune responsabilité humaine n’est en jeu. Une mère dont le bébé meurt à un an d’une tumeur incurable au cerveau est légitime à ressentir cette mort comme étant en-dehors de l’ordre des choses, comme comportant quelque chose de scandaleux. Et cette attitude, on peut l’avoir à chaque fois qu’un être humain meurt, y compris s’il meurt de mort naturelle à cent ans. Mais cette attitude, il est impossible de l’avoir de manière cohérente à chaque fois qu’un animal meurt, ne serait-ce que parce que parce que la mort d’un animal est biologiquement nécessaire à la survie d’un autre (la gazelle, le lion). Il n’est même pas possible d’être triste pour la gazelle.

J’ai bien l’impression de ne pas disposer tout à fait du bon concept pour exprimer ce que j’ai envie d’exprimer. L’idée de « mal » est un peu vague ; avec la notion de « scandale moral », je m’approche un peu plus de la chose en question. Ce que je veux dire, pour tenter une nouvelle reformulation, c’est que notre univers mental peut s’accommoder de la reconnaissance, à tous les êtres humains, de ce statut moral particulier qui fait qu’on est triste quand il leur arrive des misères. Il ne peut pas s’accommoder de la reconnaissance, à tous les animaux (ou à tous les êtres sensibles : la plupart des antispécistes, je crois, sont d’accord pour exclure les éponges ou les coraux de la communauté morale), de ce même statut. Ce qui ruine la base théorique implicite du contre-contre-argument que j’évoquais plus haut. Car le caractère de « mal », ou de « scandale moral », de la mort d’un animal, ne peut pas seulement dépendre du fait que ce soit un être humain qui le tue. Car l’argument serait alors à la fois tautologique… et spéciste. Il reviendrait à dire, contre tous les présupposés utilitaristes des antispécistes, que l’existence d’un mal dépend de la nature de l’agent, et non simplement des conséquences de l’action.

2.

Objection possible (et embêtante) : Admettons donc qu’il ne soit pas possible de ressentir de manière cohérente la mort de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Avec le même argument, il n’est pas non plus possible de ressentir de manière cohérente la souffrance de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Je pense en effet que la gazelle souffre atrocement sous les griffes du lion, et que comme le lion ne peut pas chasser la gazelle autrement qu’en la faisant souffrir, la souffrance de la gazelle est nécessaire à la survie du lion, et ne peut donc pas être considérée comme un scandale moral. Mais du coup, en utilisant un argument similaire à celui que j’utilise dans ma première section, on montre qu’il n’y a rien de problématique à faire souffrir un animal – par exemple, à torturer un chaton. Ce qui est tout de même bien contre-intuitif.

Réponse possible à l’objection : établir un distinguo selon que l’on considère une espèce domestiquée ou non. En effet :

  • il n’est pas possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort de n’importe quel animal sensible ;
  • mais il est possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort d’un être humain ou d’un animal domestique.

Cela revient à dire que ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles, ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles non-humains, ne sont des critères pertinents d’appartenance à la communauté morale. Il y a sans doute quelque chose à creuser de ce côté-là. Mais une telle conclusion laisse pendante la question des animaux d’élevage, qui ne sont ni sauvages, ni domestiques. Une solution possible mais embarrassante serait qu’en fin de compte, puisque l’être humain choisit quels animaux il veut domestiquer ou non (il ne peut sans doute pas domestiquer n’importe quel animal – la tique ? – mais il n’est pas obligé de domestiquer tous ceux qu’il domestique), il choisit en fin de compte (dans de certaines limites, imposées par une exigence de cohérence interne de son système moral) à quelles espèces (mais au fait, pourquoi l’espèce serait-elle le bon échelon ?) il confère un statut moral (et, éventuellement, à quel degré ?). Reste à savoir dans quelle mesure une telle position, en entérinant l’ordre des choses telles qu’elles sont, ne se prive pas automatiquement de toute puissance normative.


[1] Le mot spécisme est construit sur le modèle du mot racisme. Il est défini comme la croyance qu’il existe une hiérarchie morale entre les espèces (l’espèce humaine étant, en général, considérée par les « spécistes » comme étant au sommet de la hiérarchie).

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Jugement politique et jugement de goût : l’allié-e et ses biais

(La lecture des deux derniers billets est à peu près obligatoire pour comprendre celui-ci. Enfin, il me semble. Vous pouvez toujours essayer de faire sans, mais j’ai peur que beaucoup de choses ne vous échappent.)

(Et, au fait, ceci est mon cinquantième billet !)

1.

À la fin de mon précédent billet, j’évoquais l’idée que peut-être, pour juger politiquement une œuvre d’art, il fallait reconnaître une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s (ou, plus exactement, que rien ne s’opposait à ce qu’on reconnaisse une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s). Par exemple, au point de vue des femmes pour juger si une œuvre était sexiste ou non. Et j’ai précisé :

Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. […] Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain.

Il y a là quelque chose à clarifier. Un-e « allié-e » (j’emploie ce terme selon son acception courante dans les milieux militants), c’est quelqu’un qui, tout en n’appartenant pas à une catégorie dominée, se solidarise avec les combats des personnes appartenant à cette catégorie. Typiquement, un homme féministe.

Or dans la question que j’examine, le problème ne vient pas exactement du fait d’être un-e « allié-e », mais du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie dominée concernée.

Pour simplifier, prenons le cas du sexisme, et envisageons un homme. Si cet homme va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme (« aborder une œuvre avec un préjugé critique »), il fait par là acte (modeste) de militantisme féministe. Il est donc un « allié ». En revanche, on peut imaginer des hommes féministes qui n’aient pas cette attitude critique face aux films qu’ils voient (des hommes féministes qui voient les films naïvement ou innocemment). C’est en cela que mon assimilation entre, d’une part, la catégorie des personnes qui abordent une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée, et, d’autre part, la catégorie des « allié-e-s », ne fonctionne pas tout à fait. Mais elle me paraît tout de même grossièrement acceptable, et elle m’évite de laborieuses périphrases. Il est plus rapide d’écrire allié-e que personne qui aborde une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée.

Ensuite, on m’a fait remarquer à juste titre que le problème vient, plus généralement, du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique, que l’on appartienne ou non à la catégorie dominée concernée. La position de l’allié-e est défaillante, mais en tant qu’elle est un cas particulier de la position des personnes qui ont un préjugé critique. Une femme féministe qui va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme est dans la même situation qu’un homme féministe qui fait de même.

C’est vrai. C’est-à-dire qu’une femme féministe qui a un tel préjugé a un biais qu’une femme qui n’a pas ce préjugé n’a pas. Elle est donc dans une situation moins bonne qu’elle. Mais je tiens à faire remarquer que, si l’on accepte l’idée que, peut-être, les personnes appartenant une catégorie dominée sont dans une meilleure position pour juger politiquement les films qui les concernent, alors la position de l’allié-e est doublement défaillante. Premièrement, à cause de ses préjugés, l’allié-e a un biais que l’indifférent-e n’a pas. Deuxièmement, parce qu’il/elle n’appartient pas à la catégorie dominée, il/elle n’a même pas le privilège de position qui en découlerait.

En général, les militant-e-s ont tendance à considérer que la position du/de la dominant-e allié-e est, du point de vue de la validité des discours tenus, meilleure que celle du/de la dominant-e indifférent-e. C’est peut-être parfois vrai ; mais en ce qui concerne l’évaluation politique des œuvres, je pense que c’est paradoxalement faux. Et c’est bien parce que c’est paradoxal que j’y insiste.

2.

On m’a aussi fait remarquer que parfois, le fait d’être un-e militant-e conscient-e permettait d’identifier des éléments d’une œuvre d’art comme étant problématiques. Du coup, le problème, c’est que c’est la même caractéristique (le fait d’être une personne conscientisée, militante ou alliée) qui, à la fois, donne les compétences pour juger politiquement une œuvre, et crée les biais qui font obstacle à la validité du jugement.

Pour résoudre cette apparente contradiction, il faut en fait distinguer artificiellement deux moments dans le jugement politique porté sur une œuvre. Dire, par exemple, « ce film est sexiste », cela peut se décomposer en :

  1. Ce film dit X ;
  2. X est sexiste.

La seconde de ces deux affirmations est un jugement de fait ; à ce titre, elle est susceptible de discussion et de preuve rationnelle, comme « L’Uruguay est un pays », « Napoléon est un sale type » ou « Le taux de profit a tendance à baisser ». Par exemple, l’énoncé « « La plupart des accusations de viol sont fausses » est sexiste » est un jugement de fait, vrai en l’occurrence. (Si ce n’est pas clair : il est vrai de dire qu’il est sexiste de dire que la plupart des accusations de viol sont fausses. C’est un peu compliqué, désolé.) Et il peut effectivement être d’autant plus facilement identifié comme vrai que l’on a des compétences féministes.

Mais la première de ces deux affirmations n’est pas un jugement de fait. C’est précisément sur ce point-là que peuvent porter les désaccords, et c’est à ce propos-là que le fait d’être « allié-e », ou féministe, peut constituer un biais.

Dans toutes mes réflexions à propos des jugements politiques sur les œuvres d’art, je me suis implicitement cantonné aux cas où les désaccords concernaient la première affirmation. Je n’ai pas de désaccord avec Paul Rigouste quant au fait qu’il soit sexiste d’affirmer qu’une femme a besoin d’un mentor pour se débrouiller dans la vie. En revanche, je cesse de le suivre quand il affirme que ce point de vue est celui que défend le film Gravity.

(C’est un point, d’ailleurs, que j’ai déjà précisé dans ce commentaire, en réponse à Pater Taciturnus.)

Tout cela ne supprime pas nécessairement la contradiction : dans certains cas, le fait d’avoir d’être politiquement conscientisé-e, comme on dit, peut être à la fois un avantage et un désavantage. Mais le pour et le contre ne jouent pas au même stade de l’analyse.

Jugement politique et jugement de goût (2e partie)

Première partie

Après une pause un peu plus longue que d’habitude, je reviens à ce blog pour proposer une suite à mon précédent billet, et mettre fin à l’insoutenable suspense qui vous a accompagné durant les fêtes. Je ne vais pas résumer le billet précédent, donc je vous conseille fortement de le lire, si vous ne l’avez plus, ou pas encore, en tête. Celui-ci commence exactement là où le précédent s’arrête.

3.

Pour réussir à rendre un jugement politique (respectivement un jugement de goût) objectif, il faut donc, lorsque l’unanimité en la matière n’existe pas, construire cette unanimité par élimination des opinions aberrantes. Si tout le monde s’accorde à dire qu’une œuvre est, par exemple, antisexiste (ou géniale), sauf quelques personnes, ces quelques personnes ne nous gêneront pas si, par ailleurs, on peut montrer que leur jugement sur l’œuvre possède des caractéristiques qui lui confèrent une valeur moindre.

En 1760, Hume a écrit un opuscule, très clair et très stimulant (et très recommandable) intitulé Of the Standard of Taste, titre souvent traduit par La norme du goût. Hume part d’un paradoxe, qui ressemble au nôtre : d’un côté, en matière de jugements de goût, le sens commun incline au relativisme (« Des goûts et des couleurs on ne discute pas ») ; de l’autre, il nous paraît aller de soi que certains jugements de goût dissidents, qui s’écartent de la majorité, sont aberrants, erronés : il est évident pour tout le monde que John Milton est un plus grand poète que John Ogilby[1] ; et la personne qui soutient l’inverse ne mérite pas d’être prise au sérieux. La question est de savoir pourquoi on ne peut pas la prendre au sérieux.

On peut lire l’essai de Hume comme une tentative de construire une unanimité du jugement de goût en proposant des critères qui permettent d’identifier les jugements valables par rapport aux jugements aberrants – et je vais m’inspirer de ce qu’il dit sur les critères de validité des jugements de goût, pour réfléchir sur les critères de validité des jugements politiques.

4.

Très tôt dans son essai, Hume écrit :

Quand nous voulons faire une expérience de cette nature et éprouver la force d’une beauté ou d’une laideur, nous devons choisir avec soin le moment et le lieu appropriés et placer l’imagination dans la situation et la disposition qui conviennent. Une parfaite sérénité d’esprit, un recueillement de la pensée, une attention adaptée à l’objet : si l’une de ces circonstances vient à manquer, notre expérience sera faussée[2][.]

Ce qui permet de dégager un premier grand type de critères : les conditions matérielles de réception.

En ce qui concerne les jugements politiques, les choses sont assez semblables. On exclura légitimement comme non pertinentes les critiques politiques émanant de personnes qui ont reçu l’œuvre dans de mauvaises conditions matérielles. Le pire des cas de figure est celui où le/la critique n’a pas pris connaissance de l’œuvre : c’est le problème de la plupart des opposant-e-s à l’exposition controversée Exhibit B, dont j’ai abondamment parlé sur ce blog. À l’évidence, pour pouvoir dire si une telle œuvre était raciste ou non, il fallait l’avoir vue. Mais la bonne appréciation politique d’une œuvre peut être également compromise si on en prend connaissance en étant distrait-e et en pensant à autre chose, on si on en prend connaissance en étant fatigué-e. Si je vais voir un film et que je n’arrive pas à me concentrer sur l’histoire, ou si je m’endors au milieu, mon jugement est disqualifié.

Ce critère, au fond, sert simplement à vérifier que lorsqu’on dit : « L’œuvre X est raciste/sexiste/anticapitaliste, etc. », tout le monde parle bien du même objet. Si je me suis endormi à la moitié de Gravity, mon jugement politique ne sera pas un jugement sur un Gravity mais sur la première moitié de Gravity. Dans le cas d’un film dont le sens serait infléchi par un coup de théâtre à la toute fin, ça peut être embêtant.

(Dans son opuscule, Hume envisage aussi le cas où le jugement de goût serait invalidé par un défaut temporaire des organes de la sensation :

Un homme qui a la fièvre ne soutiendra pas que son palais est capable de décider des saveurs, celui qui souffre d’une jaunisse ne prétendra pas porter un jugement sur les couleurs[3].

Mais le parallèle avec le jugement politique est plus difficile à faire.)

Notez qu’il me semble plus facile d’identifier des critères pour délégitimer un jugement politique, que pour en légitimer un. Je peux citer, comme je viens de le faire, des exemples de conditions de réception matériellement défaillantes ; je ne suis pas sûr d’être très au clair quant aux conditions de réception optimales. En particulier, je me pose la question suivante : est-on plus qualifié-e pour parler d’un film si on l’a vu une fois, ou si on l’a vu douze fois ? En l’ayant vu douze fois, il y a moins de choses qui nous ont échappé. Mais l’idée que l’on se fait du film, dès lors, n’est plus authentique, en un certain sens de ce mot, puisqu’elle est fondée sur une réception réitérée, différente à ce titre, non seulement de la réception de la grande majorité des spectateur/trice-s (qui n’ont vu le film qu’une fois), mais aussi, probablement (mais cela pourrait se discuter) de la réception programmée par le film lui-même, et pensée par le/la réalisateur/trice. (Je veux dire par là que le/la réalisateur/trice fait son film d’abord et avant tout pour un public qui ne verra le film qu’une seule fois). Je reconnais, donc, cette incertitude, mais je ne pense pas du tout qu’elle soit susceptible de porter préjudice au fond de mon propos.

5.

Une seconde catégorie de critères concerne la compétence des récepteur/trice-s. Hume envisage cette question sous l’angle de la capacité à faire des comparaisons : plus on connaît d’œuvres, plus ou est exigeant-e, et moins on est susceptible de se laisser abuser par les charmes d’une œuvre mauvaise. Hume écrit :

Il est impossible de continuer à pratiquer la contemplation des différents ordres de beauté sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les diverses espèces et les divers degrés d’excellence et de juger de leurs rapports. […] La ballade la plus vulgaire n’est pas entièrement dénuée d’harmonie ou de naturel mais seule une personne accoutumée à des beautés supérieures déclarera que ses parties sont rudes ou que le récit est sans intérêt[4].

Ce rôle de la comparaison est effectivement crucial dans l’établissement du jugement de goût (qui est toujours relatif) ; il l’est nettement moins l’établissement du jugement politique. Mais la question de la compétence peut avoir son importance à d’autres niveaux : il semble qu’on puisse légitimement juger invalides les critiques fondées sur un contresens, à condition que ce contresens soit dû à un manque de maîtrise des codes de l’art concerné, ou à l’ignorance d’une référence normalement connue. Par exemple, il peut y avoir dans un film de éléments qui ont l’air X-phobes*, mais qui cessent au moins partiellement d’apparaître comme tels si on les identifie comme des citations (éventuellement ironiques ou parodiques) d’un discours préexistant. Si ces références sont évidentes, et qu’un-e spectateur/trice sous-cultivé-e ne les perçoive pas, il/elle est disqualifié-e pour donner son avis.

Là encore, il y a une incertitude : on peut tirer ce critère de la « compétence » dans deux sens opposés – un sens, disons, démocratique, et un sens aristocratique. Selon la conception « aristocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est celui ou celle qui connaît tout, qui identifie toutes les références, même planquées ; la légitimité de la critique des autres récepteur/trice-s est d’autant plus faible qu’ils/elles manquent de compétences culturelles. Selon la conception « démocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est le/la récepteur/trice moyen-ne, normalement cultivé-e mais pas trop, et le/la récepteur/trice sur-compétent-e se retrouve alors paradoxalement dans une position sub-optimale. Bien sûr, dans ce cas, il faudrait pouvoir définir avec un peu plus de précision ce que l’on entend par « récepteur/trice moyen-ne ». Mais l’absence de certitude sur cette question ne ruine pas théoriquement la possibilité que la conception « démocratique » soit la bonne. Dans le cadre de ce billet, je renonce à choisir entre les deux conceptions : l’une et l’autre, en tout cas, impliquent que le jugement critique du/de la spectateur/trice sous-cultivé-e soit non valable.

6.

Une troisième catégorie de critères concerne les conditions psychologiques de réception. Hume formule une longue critique contre ce qu’il appelle les « préjugés » :

Un critique d’une époque différente ou d’une nation différente qui examinerait ce discours doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux et il doit se placer dans la même situation que l’auditoire afin de juger correctement le discours. De la même manière, quand une œuvre s’adresse au public, malgré mon amitié ou mon inimitié pour l’auteur, je dois faire abstraction de cette situation et me considérer comme un homme en général en oubliant, si possible, mon existence et ma situation particulières[5].

En donnant au propos de Hume une portée un peu plus générale, on pourra dire qu’il faut, pour porter un jugement de goût acceptable, se mettre dans de bonnes dispositions d’esprit. Notamment, cela implique deux choses :

Premièrement, et c’est un point que Hume souligne, cela implique de se transporter mentalement dans les conditions originelles de l’œuvre. C’est-à-dire que l’on ne jugera pas valablement un film d’il y a cinquante ans en vertu de critères actuels. Une amie prend souvent l’exemple de La Cage aux folles : c’est un film qui semble horriblement homophobe aujourd’hui, mais au moment de sa sortie (1978), ce n’était déjà pas rien d’avoir un film qui supposait, pour être compris, que l’on accepte la possibilité d’une relation affective entre deux hommes – et qui, à cet égard, pouvait être à l’époque progressiste. Juger La Cage aux folles en fonction de nos critères actuels, c’est manquer sa cible ; c’est parler d’un objet décontextualisé, ou éventuellement recontextualisé, mais pas d’un film sorti à une certaine époque dans un certain contexte.

Deuxièmement, cela implique de se dégager autant que faire se peut de tous les biais qui vont orienter notre réception dans un sens ou dans l’autre. Il faut faire abstraction, dit Hume, de son éventuelle amitié pour l’auteur d’une œuvre pour bien la juger ; pour bien juger politiquement une œuvre, il faut l’aborder avec le moins de prévention possible, ou avec le moins de préjugés favorables possible. Et c’est sans doute à ce titre-là qu’on peut éliminer comme aberrant le procès en transphobie de X-Men par Paul Rigouste : visiblement, Paul Rigouste, comme d’autres contributeur/trice-s de LCEP, a une approche paranoïaque des films qu’il voit. D’un certain côté, ça peut se comprendre : il y a quelque chose de gratifiant à dire du mal des films (à montrer qu’on est intelligent-e et qu’on ne se laisse pas avoir par le film, à gagner des points de gauchisme en faisant la preuve de sa radicalité critique…). Dans les milieux militants, il y a une prime sociale à la sévérité critique. Et puis il faut bien justifier le projet du site, qui n’aurait plus guère de raison d’être si trop de films étaient jugés politiquement acceptables. Tout cela fait que quand Paul Rigouste va voir le dernier X-Men, il entre dans la salle avec un biais en défaveur du film.

En ce qui concerne les jugements de fait, avoir des biais, ce n’est pas si grave : la discussion rationnelle est là pour les lever. Il y a une vérité extérieure au discours qui sert de critère de validité à ce discours, et la discussion rationnelle permet d’y parvenir. Dans le cas des jugements de fait, on peut même envisager les désaccords comme des oppositions entre des biais opposés, qui sont susceptibles de se résorber. Mais dans le cas du jugement de goût, ou du jugement politique, la présence d’un biais est désastreuse. Car ce biais, il n’y a rien pour le rattraper ! Aucune vérité extérieure au discours ne peut venir servir d’instance de contrôle objective. De même, si je décide par avance que je vais détester le roman que je vais lire, un-e ami-e ne pourra me convaincre rationnellement de l’aimer. Le biais, dans ce genre de cas, est nécessairement absolu.

Il y a plein de sujets à propos desquels la vigilance critique, voire la paranoïa, ne sont donc pas si graves que cela : on peut toujours être trop suspicieux, et changer d’avis plus tard. À propos d’un jugement de goût, ou d’un jugement politique, il n’y a pas moyen de « changer d’avis plus tard ». Et la paranoïa critique dont les contributeur/trice-s de LCEP ont tendance à faire preuve mine gravement, selon moi, la légitimité de leur propos.

7.

Voilà donc trois critères de légitimité du jugement politique : il doit être fondé sur une expérience de l’œuvre dans de bonnes conditions matérielles et psychologiques de réception, et tenu par une personne compétente (au moins normalement cultivée). Je n’ai pas caché, chemin faisant, qu’il y avait encore des points à éclaircir, et je suis tout à fait ouvert à l’idée que, peut-être, on pourrait présenter et organiser ces trois critères autrement que je ne l’ai fait. Rien de tout cela ne compromet l’esprit de ma démarche.

Une fois qu’on a appliqué ces critères, a-t-on nécessairement résorbé les désaccords ? Non, bien sûr – et Hume, à propos du jugement de goût, ne prétend pas le contraire :

Mais, en dépit de tous nos efforts pour fixer une norme du goût et réconcilier les opinions discordantes des hommes, il reste encore deux sources de variation qui, en vérité, ne sont pas suffisantes pour confondre toutes les limites de la beauté et de la laideur mais qui peuvent souvent servir à produire une différence de degrés dans notre approbation ou notre blâme. D’une part la différence d’humeur des individus, d’autre part les mœurs et les opinions propres à une époque ou une nation[6].

On peut, et dans une certaine mesure on doit, s’en tenir là : il y a, dans le jugement de goût et dans le jugement politique, une variété irréconciliable de points de vue. Mais pourquoi, après tout, ne pas essayer d’aller tout de même un petit peu plus loin ? Et puisque l’on en est à accorder des privilèges aux points de vue des gens « compétents », pourquoi ne pas décider (mais ce ne serait alors pas autre chose qu’une décision politique volontariste) d’en accorder un aux… dominé-e-s ? (C’est-à-dire que, par exemple, et toutes choses égales par ailleurs, on accorderait plus de poids à la parole des femmes pour estimer si un film est sexiste ou non.)

C’est une position qui pourra surprendre ceux et celles qui ont lu mes billets sur l’épistémologie de la domination (ici, ici, ), où je critiquais l’idée d’une supériorité épistémologique des dominé-e-s. Mais précisément, s’il y a supériorité ici, elle n’est pas vraiment épistémologique : il ne s’agit pas d’arriver à une vérité, à un savoir, mais de produire un discours à partir de son ressenti. À partir du moment où des discours également valables selon les critères énumérés ci-dessus se retrouvent en concurrence, qu’est-ce qui nous empêche de décider que certains ressentis sont plus valables que d’autres ?

C’est une question vaste, dans laquelle je ne vais pas rentrer trop avant ici. Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. (C’est fâcheux pour Paul Rigouste, qui est un homme, et qui écrit énormément sur le sexisme des films.) Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain. [Edit 17/01/14 : précisions sur ce dernier point ici]


[1] Je n’ai jamais lu ni l’un ni l’autre, je n’avais jamais entendu parler du second avant d’avoir lu ce texte de Hume, et je laisse à ce dernier la responsabilité de ses exemples (celui-ci se trouve à la page 9 de cette version du texte, traduite par Philippe Folliot : c’est à partir de cette édition électronique que je donnerai mes références désormais). Si l’on veut, on peut adapter l’argument : on accorde peu de valeur à quelqu’un qui penserait que Le Parrain de Coppola, ou L’Aurore de Murnau, ou Sunset Boulevard de Billy Wilder, sont de moins bons films que Le Serment de Tobrouk, de Bernard-Henri Lévy, ou Le Baltringue, de Cyril Sebas, avec Vincent Lagaf’…

[2] P. 10.

[3] P. 11. Je ne savais pas que la jaunisse altérait la vision des couleurs. En fait, il y a un jeu de mots : le mot jaundice, en anglais, signifie à la fois « jaunisse » et « prévention ».

[4] P. 15.

[5] P. 16.

[6] P. 20.