Peut-on/doit-on ne pas être X-phobe ?

Mon billet « Trois conceptions des X-phobies » appelle sans doute quelques approfondissements et clarifications.

Il s’agissait pour moi d’établir que le fait d’être ou non X-phobe* était plutôt une caractéristique des situations que des individus ou des comportements. C’est parce qu’il y a « de la X-phobie » (du sexisme, du racisme, de l’homophobie…) dans une situation (typiquement : une situation conflictuelle entre un-e dominant-e et un-e dominé-e) que nos comportements, modelés par la situation, sont eux-mêmes X-phobes. J’ai donné mes arguments dans le billet susmentionné, je n’y reviens pas ici.

En revanche, se pose naturellement la question de savoir quelle est notre marge de manœuvre, en tant qu’individus pris dans des situations, pour réagir à cette détermination – et éventuellement pour lui faire face. Je vois trois attitudes possibles :

  1. Le fait qu’il y a de la X-phobie dans la situation ne supprime pas notre liberté, ni notre devoir de bien nous comporter.

Il faudrait donc s’efforcer d’aller contre les déterminations de la situation ; ne pas se couler harmonieusement dans son moule, mais résister à ce que la « situation » attend de nous que l’on fasse. Nous sommes sur le point d’utiliser un avantage injuste que nous possédons ? Il ne faut pas l’utiliser. Nous savons que la personne dominée en face de nous va se sentir humilié-e, frustré-e, mis-e en danger par ce que l’on s’apprête à faire ? Nous avons le devoir de ne pas.

Au pire, si l’on ne peut pas faire autrement, il faut quitter, tout simplement, la situation problématique. Nous avons toujours la possibilité de partir, plutôt que de faire le mal.

  1. On ne peut pas lutter contre les déterminations de la situation.

Quitter la situation problématique, c’est bien beau, mais on ne le peut pas toujours – surtout si tout conflit, voire toute situation potentiellement conflictuelle, entre un-e dominant-e et un-e dominé-e est une situation problématique. Abandonner les situations, dans ce cas, cela revient ou bien à se suicider, ou bien à éviter tout contact avec les gens qui subissent une domination que l’on ne subit pas. Perspective peu alléchante.

Bien sûr, on doit faire ce qu’on peut pour ne pas faire souffrir l’autre, et éventuellement se retenir d’utiliser les armes injustes dont on dispose. Mais on ne pourra pas éliminer tout ce qui, dans notre comportement, a été forgé par notre appartenance à une catégorie dominante – une certaine assurance, un certain ethos de classe, par exemple.

Et puis on ne pourra pas éliminer le fait que la menace de la violence ou de l’humiliation existe toujours, et qu’elle est une arme dont le/la dominant-e ne peut pas, avec toute sa bonne volonté, se défaire. Si un Blanc-he et un-e Noir-e qui ne se connaissent pas entrent en conflit, pour quelque raison que ce soit (ils/elles se disputent une place de parking, ils/elles se bousculent dans les transports), le/la Blanc-he part toujours avec un avantage déloyal. Le Noir-e est toujours sous la menace de l’insulte.

Et puis on ne peut pas isoler, dans notre façon d’agir, ce qui relève d’un comportement normal, qu’on aurait eu aussi avec une personne aussi ou aussi peu dominée que nous, et ce qui relève d’un comportement anormal, déterminé par la situation de domination. Mettons que, étant blanc-he, je râle à bon droit contre un Noir-e qui me bouscule. Comment puis-je savoir si j’aurais réagi exactement pareil face à un-e Blanc-he, ou si au contraire ma réaction hostile a été exacerbée par un racisme inconscient (ou « implicite »), dont je serais, d’un certain point de vue, l’auteur et le porteur – mais, d’un autre point de vue, le réceptacle passif et la victime innocente ?

  1. On ne doit pas toujours chercher à lutter contre les déterminations de la situation

Envisageons le cas d’un conflit social, dans une entreprise. Les salarié-e-s se mettent en grève, pour un motif juste, contre leur patron, qui se trouve être une patronne. Un syndicaliste, homme, est amené à se trouver face à cette patronne, dans une situation tendue.

A-t-il le droit de l’engueuler, de lui crier dessus ? Il est clair que le recours plus ou moins facile à la violence verbale, le fait de crier plus ou moins facilement sur quelqu’un, etc., est une caractéristique genrée. Le syndicaliste qui engueule sa patronne mobilise un pouvoir qui lui vient au moins partiellement de son appartenance de genre. Il est clair aussi que, ce faisant, il entérine et reproduit la domination sur laquelle il s’appuie.

A-t-il tort ? Je pense franchement que non. Le sexisme est une donnée de la situation ; personne, dans la situation même, n’en est responsable ; l’intérêt de la grève exige d’être cynique et d’utiliser les armes que l’on a à sa disposition.

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