Dans ce billet et le suivant :
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j’ajoute des choses nouvelles et, me semble-t-il, importantes, destinées précisément à rendre compte de manière théorique de ces « idées déjà exprimées ».
Donc oui, il y a des redites, et non, ce n’est pas grave : il s’agit pour moi de donner une version aussi achevée que possible d’une théorie que j’ai élaborée pas à pas, ce qui implique de ressaisir des choses antérieures.
Le contenu du prochain billet sera intégralement neuf ; quand à celui-ci, sa première section répète largement le contenu de mon dernier billet et, à un moindre degré, des trois billets intitulés « Cinéma et politique : des critiques arbitraires ».
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1.
Tout est né, donc, d’une perplexité, qui m’a saisi autrefois à la lecture du site Le cinéma est politique (désormais LCEP). Cette perplexité tenait au fait que ces articles semblaient rigoureux, bien organisés, bien argumentés ; ils ne contenaient, en général, ni erreur factuelle ni faute logique ; bref, ils auraient dû être susceptibles de convaincre un lecteur de bonne foi (comme moi). Or non, il n’y a rien à faire, certains articles relatifs à des films que j’ai vus n’emportent pas ma conviction. J’ai beau avoir lu et compris ce que Paul Rigouste (l’un des contributeur/trice-s les plus prolifiques du site) écrit sur Carnage ou sur Gravity, je ne suis toujours pas persuadé que ces deux films soient sexistes.
Il a donc fallu rendre compte de ce paradoxe : les critiques politiques qui figurent sur LCEP (et, je le dis une fois pour toutes, je crois que le problème est bien plus général et ne se limite pas à ce site-là) sont rationnelles, rationalisables, fondées sur des structures argumentatives rigoureuses… et pourtant, elles ne parviennent pas à parler de manière objective de leur objet. On est face à un discours rationnel mais non objectif.
Il a fallu, ensuite, expliquer par quels procédés (« arbitraires », disais-je ici, ici et là) il était possible d’écrire des critiques qui aient faussement l’apparence de l’objectivité, expliquer quelles opérations étaient effectuées sur le texte brut du film considéré pour qu’il soit possible de développer à son sujet un tel discours. C’est une tâche à laquelle je me suis attelé dans ce billet et dans celui-ci ; dans mon dernier article, je tente de présenter ces différentes « opérations » d’une manière plus organisée. Je recommence ici, avec quelques aménagements marginaux.
La première opération, la plus fondamentale, consiste à choisir, dans le « texte brut du film », les éléments dont on va parler, et ceux dont on ne va pas parler (cf. ici, section 4). Il est difficile d’illustrer cette opération avec un exemple précis, car elle est, naturellement, implicite ; mais la comparaison entre deux critiques contradictoires sur un même film peut permettre de mettre au jour son existence. Ainsi, pour affirmer que Gravity est un film féministe, Eddy Chevalier mobilise des éléments que Paul Rigouste, pour affirmer que Gravity est sexiste, ne relève pas. Par exemple :
Les débris dans l’espace et le risque de perforation permanente – il n’y a qu’à voir le trou dans la tête de l’astronaute mort flottant dans l’espace, sorte de Sleepy Hollow galactique – sont autant de pièges, plus ou moins sexualisés, qui entravent Ryan. Les nombreux câbles qui la gênent sont des tentacules et, métaphoriquement, des mains d’hommes la retenant dans un espace où elle n’a pas le droit de cité.
Viennent ensuite les opérations « sémantiques », qui consistent à doter d’un certain sens des éléments dont le sens n’est pas objectivement donné par le film. Dans mon dernier billet, je rabats ce type d’opérations sur les cas de « surinterprétation ». Je récuse, finalement, cette assimilation : le problème du mot surinterprétation, c’est qu’il présuppose la fausseté de ladite interprétation. Or même s’il arrive qu’on soit vraiment dans la surinterprétation, dans le délire interprétatif (cf. l’analyse de Paul Rigouste qui fait du dernier X-men un film transphobe : j’en parle ici, dans la section 5), je vise plutôt ici les situations dans lesquelles l’interprétation proposée n’est pas absurde, mais ne s’impose pas non plus avec évidence. Un cas typique, c’est la présupposition d’exemplarité : lorsqu’on présuppose qu’un personnage doit être interprété comme une métonymie pour l’ensemble de sa catégorie (typiquement : quand le/la réalisateur/trice du film fait agir telle femme de telle manière, il veut dire non pas seulement cette femme-là mais toutes les femmes). Dans la mesure où le projet avoué de LCEP est de dégager des interprétations politiques à partir de fictions singulières, on comprend que ce soit un trope argumentatif dont ses contributeur/trice-s raffolent (cf. ici, section 7).
Viennent ensuite les opérations « syntaxiques », qui consistent dans l’agencement entre eux d’éléments déjà sélectionnés (étape 1) et dotés de sens (étape 2). Il s’agit notamment de savoir, parmi les éléments éventuellement contradictoires d’un film, s’il y en a qui annulent les autres, et lesquels. Bref, dans une structure en certes…, mais…, lesquels méritent de figurer dans la protase, et lesquels dans l’apodose. Faut-il dire « Certes il y a dans ce film des éléments sexistes, mais aussi des éléments féministes » ou « Certes il y a dans ce film des éléments féministes, mais aussi des éléments sexistes » ? (cf. ici, section 6).
Enfin, viennent les opérations « pragmatiques ». Là encore, elles suivent logiquement les précédentes : après avoir sélectionné des éléments pertinents, les avoir dotés de sens et les avoir organisés dans un certain ordre, on peut/doit déterminer si lesdits éléments doivent être pris dans un sens purement descriptif ou dans un sens évaluatif. Lorsque, dans Carnage de Polanski, des femmes se retrouvent saoules après avoir bu de l’alcool, Paul Rigouste y voit la volonté (plus ou moins inconsciente ?) du film (du réalisateur ?) de châtier symboliquement des personnages qui n’ont pas su rester à leur place, qui ont voulu accéder à un privilège masculin :
Un autre moment où semble se dessiner une union entre les femmes est celui où toutes deux réclament de l’alcool, puisque les hommes s’en sont servi sans leur en proposer. Ce passage peut sembler intéressant dans la mesure où les femmes pointent ici du doigt leur exclusion arbitraire d’un plaisir qui fut longtemps privilège masculin. Mais le film neutralise rapidement cette piste proto-féministe en montrant les femmes complètement pathétiques sous l’emprise de l’alcool. Comme le dit Michael : « certains tiennent mieux l’alcool que d’autres ». En résumé, elles auraient mieux fait de s’abstenir et de laisser les trucs d’hommes aux hommes. [Je souligne]
Pourtant, on pourrait tout aussi bien ne voir là qu’une description neutre, voire une dénonciation : les femmes tiennent moins bien l’alcool que les hommes, parce qu’elles sont traditionnellement exclues de ce plaisir masculin (cf. ici, section 8).
Bref, j’ai identifié un certain nombre d’opérations qui permettent, en conservant une apparence de rationalité, de nourrir une critique qui soit tout sauf objective. Faut-il dire, comme je l’ai fait plusieurs fois, que ces critiques sont « arbitraires » ? Je pense que non, et je voudrais ici revenir sur une intuition que j’ai maladroitement exprimée au tout début de cet article :
Par « arbitraires », je n’entends pas tellement, d’ailleurs, « choisies au hasard parmi de multiples possibilités ». Du point de vue de l’auteur-e de chaque article, je ne crois pas que l’interprétation du film soit « choisie[…] au hasard ». Je pense (par charité) qu’elle est le reflet de son expérience réelle de spectateur/trice, éventuellement informée par l’état d’esprit qu’il/elle avait en entrant dans la salle. Mais s’il s’agit simplement, pour l’auteur-e, de rationaliser son expérience de spectateur/trice, alors il ne peut pas s’agir en même temps de parler du sens objectif des films, encore moins de dénoncer les films, ce que les contributeur/trice-s de LCEP font pourtant très souvent, et parfois avec beaucoup de vigueur.
Tout compte fait, il me paraît plus clair et plus efficace de formuler les choses comme ceci : les critiques proposées sur LCEP n’obéissent à aucune nécessité objective, mais obéissent à une nécessité subjective.
On a donc deux paradoxes sur les bras : premièrement, ces critiques sont rationnelles mais non objectives ; deuxièmement, elles sont non objectives mais cependant nécessaires. On serait condamné-e à demeurer longtemps perplexe, si l’on ne pensait à rapprocher les jugements politiques sur les films d’une autre catégorie de jugements : les jugements de goût.
2.
Les deux paradoxes signalés, en effet, se retrouvent dans le domaine esthétique. Il m’est possible d’expliquer pourquoi j’ai aimé un film, ou un livre, ou un tableau (ou un fruit, ou un paysage naturel : tout cela ne concerne pas nécessairement que le strict domaine de l’art), et il m’est donc possible de rationaliser mon expérience a posteriori, mais il ne m’est pas possible de convaincre quelqu’un d’être d’accord avec moi, il ne m’est pas possible de ramener quelqu’un à mes raisons (premier paradoxe). Et pour subjectifs qu’ils soient, de tels jugements s’imposent à moi : j’ai détesté le dernier volet de la trilogie Le Hobbit (de Peter Jackson), et même s’il y a des gens qui l’ont beaucoup aimé, je n’ai pas le choix, pour ma part, d’en dire du bien ou d’en dire du mal. Si j’en dis du mal, ce n’est pas en vertu d’un choix mais en vertu d’une nécessité subjective.
Il me paraît significatif que la première partie de la Critique de la faculté de juger (CFJ), de Kant, s’ouvre précisément sur l’exposition d’une série de paradoxes, dont le philosophe essaye de rendre compte. En ce qui concerne le premier paradoxe, je crois que Kant serait d’accord avec moi :
Quand quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage, un poème, il ne se laisse pas imposer intérieurement l’assentiment par cent voix, qui toutes les célèbrent hautement. […] Il voit clairement que l’assentiment des autres ne constitue absolument pas une preuve valide pour l’appréciation de la beauté : d’autres peuvent bien voir et observer pour lui, et ce que beaucoup ont vu d’une même façon peut assurément, pour lui qui croit avoir vu la même chose autrement, constituer une preuve suffisante pour construire un jugement théorique et par conséquent logique; mais jamais ce qui a plu à d’autres ne saurait servir de fondement à un jugement esthétique. Le jugement des autres, quand il ne va pas dans le sens du nôtre, peut sans doute à bon droit nous faire douter de celui que nous portons, mais jamais il ne saurait nous convaincre de son illégitimité. Ainsi n’y a-t-il aucune preuve empirique permettant d’imposer à quelqu’un le jugement de goût[1].
En revanche, Kant tient à conserver l’idée de l’universalité au moins théorique du jugement de goût. Il parle, notamment, d’ « universalité subjective[2] ». Il est possible que le raisonnement de Kant m’échappe un peu, mais je ne vois pas de raison de postuler l’universalité du jugement de goût (ni, du coup, celle du jugement politique) : dans la mesure où l’on constate empiriquement des désaccords relatifs à la qualité (resp. au sens politique) d’une œuvre, et dans la mesure où la raison semble impuissante à résorber de tels désaccords, alors il n’y a pas forcément de problème à supposer que les jugements de goût ne sont pas, même en droit, universels[3].
Dès lors, le problème des contributeur/trice-s de LCEP, ce n’est pas qu’ils/elles font des critiques fausses, mais qu’ils/elles font des critiques subjectives se donnant pour objectives. La rhétorique de leurs articles, le ton de leurs commentaires, les termes employés, tout démontre que les auteur/trice-s des articles attribuent à leur point de vue un statut privilégié par rapport au point de vue adverse – bref, ils/elles pensent qu’ils/elles ont raison, et que les autres ont tort. Alors que non. Ils/elles n’ont ni tort ni raison : ils/elles ne font qu’exprimer un ressenti subjectif, qui ne vaut pas moins qu’un autre, mais pas plus non plus. Ils/elles ont le tort de penser les jugements politiques sur le modèle des jugements de fait (du type : « l’URSS a eu raison de signer le pacte germano-soviétique », ou « le taux de profit baisse tendanciellement », ou « le communisme est inéluctable », ou « l’analyse kantienne du jugement esthétique est erronée ») plutôt que le modèle des jugements de goût.
(J’en profite pour préciser quelque chose d’évident, mais d’important : dire que les jugements politiques doivent se penser sur le modèle des jugements de goût n’implique pas du tout que pour une œuvre donnée, les deux jugements soient nécessairement concordants. Par exemple, on peut tout à fait trouver qu’un film est à la fois un film raciste et un film excellent, et on peut trouver très ennuyeux un film dont on ne contestera toutefois pas la portée antiraciste.)
Sommes nous alors condamné-e-s au relativisme le plus plat ? Pas nécessairement. Du reste, notre intuition y répugnerait, car il y a bel et bien des cas :
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où le jugement politique sur un film semble un peu plus objectif que dans d’autres cas. Si je dis que Le Juif Süss ou Naissance d’une nation sont racistes, j’ai bien l’impression que je dis là quelque chose d’objectif sur les films en question ;
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où l’on peut parler de délire interprétatif, ou de surinterprétation. Par exemple, lorsque Paul Rigouste écrit que le dernier X-men est transphobe.
Dans le premier type de cas, ce qui fonde ma certitude que Le Juif Süss et Naissance d’une nation sont racistes, c’est l’unanimité qui existe à ce sujet, et probablement rien d’autre. Je n’ai pas vu ces films ; si je les voyais, je pourrais certainement expliquer (à la manière de Paul Rigouste) ce qu’il y a de racistes en eux, mais je ne pourrais pas préjuger de l’inexistence d’éléments contradictoires qui m’aient échappé. En revanche, le fait que personne n’ait réussi à soutenir rationnellement que ces deux films sont antiracistes, me fait légitimement douter de la possibilité d’une telle interprétation. Je suis porté à conclure que les quatre types d’opérations que je décrivais au début de ce billet ne prêtent pas à controverse à propos de ces films : il n’y a tout simplement pas d’éléments antiracistes que je puisse sélectionner dans le film, ou alors ceux-ci sont naturellement annulés par les éléments racistes. Mais le critère ultime qui fonde ma certitude que mon point de vue sur le film est objectif, ce n’est rien d’autre que l’unanimité des lectures politiques qui en sont faites.
Dans le second type de cas, les choses vont différemment, car même si la plupart des gens pensent que le dernier X-men n’est pas transphobe, il existe au moins une personne, supposée intelligente et raisonnable, pour soutenir l’inverse. Lorsque l’unanimité quant à l’interprétation politique d’un film n’existe pas, doit-on alors renoncer à tout jugement objectif sur le film ?
Je crois que non : si l’unanimité n’existe pas d’emblée, elle peut cependant être atteinte. Après Kant, c’est désormais vers Hume qu’il va falloir se tourner : ce philosophe va nous fournir des critères pour éliminer les jugements non pertinents, de manière à ce qu’une unanimité se fasse jour parmi les autres jugements, parmi les jugements qui auront résisté aux différents tests, et se seront montrés dignes d’être retenus.
…Et je vous laisse, pour le moment, sur cet insoutenable suspense.
[Edit 10/01/2015 : la suite…]
[1] Kant, Critique de la faculté de juger, paragraphe XXXIII.
[2] Paragraphe VI.
[3] En termes kantiens, on pourrait dire que je rabats le « beau », qui, pour Kant, peut être reconnu universellement, sur la catégorie de l’ « agréable », qui, pour Kant, suscite un sentiment au mieux général, mais pas universel. Je n’ai pas tellement la place d’entrer dans une discussion du texte de Kant, mais à la lecture du début de la CFJ, je dois dire que je n’ai pas été tellement convaincu.