Après l’éthique appliquée, faisons un peu de méta-éthique.
Florian Cova et la morale par provision
Florian Cova, jeune star de la philosophie analytique francophone, a publié, il y a un peu plus d’un an, un article où il défend la nécessité d’une « morale par provision » (c’est-à-dire une morale provisoire). Cova imagine une personne désireuse de faire le bien : que doit-elle faire pour y arriver ? Suivre ses propres principes moraux ? Mais elle risque de se tromper, elle n’a aucune assurance quant à la validité des principes qu’elle compte appliquer, puisqu’il y a des « désaccords sur ce qui est bien ou mal, entre des individus par ailleurs tout ce qu’il y a de plus raisonnables », et même entre des philosophes (« tout le monde n’a pas le temps de se spécialiser en philosophie morale, écrit l’auteur, et même celui qui s’y spécialise ne peut être complètement certain de ses options, étant donné que des gens tout aussi intelligents et raisonnables que lui soutiennent des options incompatibles »). Dans cette situation d’ « incertitude morale[1] », et tant que les désaccords moraux ne sont pas résolus, il faudrait pouvoir dégager une morale pratique qui nous tienne lieu de guide d’action, et qui soit la plus consensuelle possible. C’est ce que Cova appelle « morale par provision ». Il en propose trois principes :
(I) Toutes choses étant égales par ailleurs, il vaut mieux ne pas faire ce qui est mal [ ; …]
(II) Toutes choses étant égales par ailleurs, il vaut mieux ne pas faire ce qui est mal que faire ce qui est bien [ ; …]
(III) Toutes choses étant égales par ailleurs, plus les sacrifices nécessaires pour respecter une obligation morale sont élevés, plus il y a de chances pour que cette obligation ne s’applique pas dans ces circonstances, ou qu’il vaille mieux ne pas la remplir.
Après avoir expliqué ce qu’il entend par chacun de ses trois principes, Cova passe, dans une seconde partie de son article, à une tentative de mise en pratique, et examine successivement quatre figures à propos desquels on constate des désaccords moraux : le fait de mettre à mort des animaux pour des manger, l’avortement, l’euthanasie et le népotisme.
Morale théorique et morale pratique
Mais une telle démarche a, de façon évidente, une conséquence paradoxale : elle conduit à distinguer deux sphères de moralité, dont seule l’une (la « morale par provision ») serait susceptible de guider réellement nos actions. On peut donc, à la place de l’opposition entre « morale » et « morale par provision », proposer une opposition entre « morale théorique » et « morale pratique ». Seulement, une « morale théorique », c’est presque une contradiction dans les termes : d’après la logique de Florian Cova, il y aurait un certain nombre d’énoncés moraux auxquels on devrait dénier tout impact pratique. La question « Cela est-il moral ? » et la question « Que dois-je faire ? » appelleraient donc, à suivre notre auteur, deux types de réponse différente.
[Piste possible pour une objection, mais qui ne me convainc pas vraiment moi-même : la morale théorique perdrait sa capacité à guider nos actions, mais demeurerait pertinente pour évaluer moralement les actions d’autrui. Mais alors pourquoi seulement celles d’autrui, et pas les siennes propres ?]
Florian Cova s’inspire explicitement de la démarche de Descartes, qui, lui aussi, en son temps, a proposé une « morale par provision ». Seulement, il y a deux différences majeures entre ces deux types de « morale par provision » :
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Chez Descartes, la « morale par provision » ne vient pas combler une « incertitude morale », mais un vide moral. Fictivement, le sujet cartésien a, au moment où il dégage une « morale par provision », passé toutes ses croyances morales antérieures au tamis du doute hyperbolique : la « morale par provision » est la seule morale qui lui reste. Le fait de supposer une « morale par provision », dès lors, n’implique pas de reléguer la « morale » tout court dans une étrange sphère de la « morale théorique », puisque cette « morale tout court » n’existe plus. Chez Cova, au contraire, le recours à la « morale par provision » ne suppose pas l’abandon des croyances morales antérieures – leur suspension, tout au plus. On se trouve donc bien en présence d’un cas gênant de dualité morale ;
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Chez Descartes, la « morale par provision » est vraiment… provisoire. Le sujet est censé pouvoir reconstituer rationnellement des principes moraux qui lui permettront de s’orienter, et qui rendront, à plus ou moins long terme, sa « morale par provision » caduque. Or Cova note lui-même que les désaccords moraux ne sont pas près de se résorber. Et comment pourrait-il en être autrement ? On ne voit pas pourquoi les disputes philosophiques du type de celles qu’il évoque (droit des animaux, avortement, euthanasie, népotisme), soient appelées à être prochainement résolues.
En réponse au point 2, on pourra objecter qu’il y a certaines questions qui font l’objet d’un certain degré de consensus social : cela pourrait, du coup, être l’horizon plus ou moins lointain de l’ensemble des questions dissensuelles évoquées par Cova. Par exemple, il y a aujourd’hui une quasi-unanimité sociale pour condamner l’esclavage ou l’infanticide, et, dans certaines sociétés tout au moins (mais cela est-il suffisant ?), pour accepter la légitimité morale de pratiques homosexuelles. Les désaccords moraux, selon ce modèle, seraient donc peut-être tous en attente d’une résolution, éventuellement fort lointaine.
Mais on pourra objecter à cette objection que :
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Il y a des questions à propos desquelles le consensus s’est inversé. Il y a eu des situations historiques où l’esclavage était quasi-unanimement admis comme étant moralement légitime, et où certaines pratiques sexuelles aujourd’hui admises étaient quasi-unanimement considérées comme immorales. L’existence d’un consensus social sur une question donnée ne devrait donc pas être de nature à dissiper notre incertitude morale : une société peut consensuellement se tromper ;
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Si ce qu’on cherche n’est pas le consensus social mais le consensus entre philosophes (et c’est bien ce que suggère aussi Florian Cova), alors la possibilité d’un consensus paraît encore plus hypothétique. Si l’infanticide et l’esclavage sont socialement condamnés de manière quasi-unanime, il existe au moins un philosophe (Peter Singer) pour défendre la légitimité de l’infanticide dans certaines conditions, et au moins un autre philosophe (Robert Nozick) pour défendre la légitimité de l’esclavage dans certaines conditions (l’esclavage volontaire notamment). L’existence de ces voix minoritaires et discordantes devrait, en droit, suffire à nous faire douter de la solidité morale des principes qui nous guident.
Non seulement, donc, la démarche de Cova conduit-elle à introduire une situation de dualité morale extrêmement contre-intuitive, mais en outre cette dualité morale a-t-elle toutes les chances de perdure de manière indéfinie. Ce son deux sérieux écueils, auxquels la démarche cartésienne échappait.
Un cycle sans fin
Nous voilà donc avec une morale pratique entre les mains, censée nous dire comment agir et comment juger les actions d’autrui, et d’autre part une morale théorique, qui ne sert à rien et ne servira plus jamais. La « morale pratique » est donc la seule qui mérite légitimement le nom de « morale » : nous sommes donc rendu-e-s au point de départ… à ceci près, naturellement, que notre nouvelle « morale », que nous ne pouvons plus guère appeler « par provision », est censée être consensuelle (sinon consensuelle dans les conclusions auxquelles elle arrive, du moins consensuelle dans les principes sur lesquels elle se fonde et dans la manière dont elle les agence).
Mais est-ce le cas ? Il n’y a qu’à voir la deuxième partie de l’article de Florian Cova pour constater qu’indubitablement non. Florian Cova utilise les principes qu’il a posés pour argumenter en faveur du végétarisme, et les mêmes principes pour argumenter en faveur de l’avortement. Dans les deux cas, il est possible que du mal soit fait à des sujets de droit (les animaux, les fœtus), mais dans un cas seulement (le premier), Cova applique une espèce de principe de précaution. La distinction qu’il fait entre les deux cas repose, en dernière analyse, sur un argument quantitatif :
La seconde différence concerne le nombre de victimes potentielles : le nombre de victimes potentielles qui seraient sauvées par l’établissement de la norme selon laquelle il ne faut pas avorter est largement inférieur au nombre de victimes potentielles qui seraient sauvées par le fait de renoncer à manger de la viande. En effet, les décisions d’avorter (ou pas) dans la vie d’une femme se comptent généralement sur les doigts d’une main, tandis que le nombre d’animaux qui seront sacrifiés à l’appétit d’un mangeur de viande durant sa vie dépassera facilement la centaine (pour estimer ce chiffre très à la baisse).
Mais cet argument quantitatif est contestable, puisqu’il suppose de fixer un seuil arbitraire. Il est parfaitement plausible d’imaginer une personne raisonnable et intelligente qui, à partir des mêmes principes que ceux proposés par l’auteur, arrive à des conclusions divergentes – par exemple, à la conclusion qu’il est immoral d’avorter. Quant aux trois principes eux-mêmes, rappelés au début de cet article, ils sont sans doute susceptibles d’appeler eux aussi des discussions – mais ma démonstration générale peut se passer de la démonstration précise de ce point.
Par conséquent, on se retrouve exactement dans la position initiale : on a une « morale par provision » qui est en fait une morale tout court, et dont les principes ne sont pas mieux assis que ceux de la morale dont on s’est initialement débarrassé-e. Que reste-t-il à faire, si l’on continue à considérer la situation d’ « incertitude morale » comme problématique ? Naturellement, à construire… une morale par provision. Une morale par provision au carré, plus exactement, ou une morale pratique par provision, etc. Mais on ne voit pas comment cette morale par provision au carré pourrait échapper aux défauts de cette morale par provision tout court, et comment on pourrait, à l’issue de l’affaire, ne pas se rendre compte que nous avons décidément besoin d’une morale par provision au cube, et ainsi de suite. Il semble bien que pour toute morale par provision à la puissance n, nous risquions de nous rendre compte que nous avons besoin d’une morale par provision à la puissance (n+1). Nous nous retrouvons donc prisonnier-e-s d’un cycle infernal de morales par provision…
Conclusion
Florian Cova a l’honnêteté de reconnaître qu’il n’est pas entièrement satisfait de son résultat, tout en signalant qu’il est probablement impossible de faire mieux. Mais les critiques que je viens d’adresser à sa démarche concernent, selon moi, tout projet similaire visant à établir une « morale par provision », et pas seulement le projet spécifique proposé par Florian Cova. Par conséquent, cet article plaide non pas simplement contre la « morale par provision » proposée par Cova, mais contre toute espèce de « morale par provision » distincte de la « morale » tout court, et en faveur de ce que l’on pourrait pompeusement appeler un unitarisme moral.
[1] Florian Cova parle, à d’autres endroits de son article, d’ « ignorance morale ».