1.
D’après un célèbre slogan féministe, « notre corps nous appartient ». Ce mot d’ordre, repris par le NPA notamment, permet de défendre le droit à l’IVG, comme dans cette série d’articles[1]. Il s’agit plus particulièrement d’une défense libérale du droit à l’avortement, car il repose sur l’idée, éminemment libérale dans son fondement, de la propriété de soi, et sur l’idée, également libérale, que la propriété d’un objet emporte le droit d’en user selon sa guise.
Il y a, en gros, deux manières de défendre l’IVG : celle qui consiste à dire que l’humain non né* n’a pas de droits (c’est à peu près la thèse que j’ai défendue ici et ici, du moins en ce qui concerne l’humain non né avant le sixième mois de grossesse), et celle qui consiste à dire que les droits de l’humain non né importent peu, la mère ayant de toute façon, sans considération pour eux, le droit d’avorter si elle le souhaite. De cette deuxième thèse, on peut donner deux formulations légèrement différentes. Premièrement, on peut dire que les droits de la mère à avorter sont supérieurs à ceux de l’humain non né à vivre : c’est à peu près l’idée de la philosophe Judith Jarvis Thomson, si j’en crois sa fiche Wikipedia. Deuxièmement, on peut dire que les droits de la mère à avorter sont équivalents aux droits de l’humain non né à vivre – mais il me semble, et je vais expliquer pourquoi, que cela peut suffire.
Ce type d’argumentation, bien sûr, n’est nécessaire que si l’on part du principe que l’humain non né a des droits. Sinon, avorter ne pose pas plus de problème que de se débarrasser d’un kyste ou d’une verrue. Par conséquent, si vous pensez que l’être humain ne devient un sujet moral qu’à la naissance, il vous faut faire un petit pas de côté pour vous sentir concerné-e par ce billet. Si vous pensez, comme Don Marquis, que l’être humain est un sujet moral dès sa conception, ce billet a plus de chances de vous parler. Si vous pensez, comme je l’ai suggéré dans mes précédents billets sur l’avortement, que l’être humain devient un sujet moral au cours de la grossesse, imaginez que je parle, dans la suite de ce billet, d’un humain non né à la fin de la grossesse. Comme telle est mon opinion, et comme l’expression humain non né est tout de même un peu lourde, je vais me permettre d’utiliser désormais le mot fœtus à la place.
2.
Reprenons, donc. L’idée que le fœtus a des droits est l’hypothèse de base de ce billet. L’idée que « notre corps nous appartient », et que cette propriété entraîne le droit d’en user à notre guise, possède une forte plausibilité : il y a des tas de situation où cette idée nous sert implicitement de critère moral – nous pouvons, certainement, tenter de dissuader une personne qui veut se suicider ou se mutiler, mais nous ne considérons pas que cette personne commet une faute morale en agissant ainsi. Cette personne a donc le droit moral de se suicider.
Du coup, il est plausible d’estimer qu’une femme enceinte possède toujours le droit de se tuer, de se mutiler, de faire en sorte d’avoir chacun de ses organes (son utérus en particulier) dans l’état qu’elle souhaite. En particulier, elle a le droit de vouloir avoir un utérus vide – sans personne dedans. Il se trouve que la réalisation de ce droit entraîne la mise à mort du fœtus – mais c’est un dommage collatéral ; de même que le fait de prendre des médicaments pour se débarrasser d’un ver solitaire entraîne la mort dudit ver, mais c’est un dommage collatéral : le but premier n’est pas de tuer la sale bête en question, mais de ne plus avoir mal au ventre. Le fait de ne plus vouloir avoir mal au ventre, comme le fait de vouloir avoir un utérus vide (et, par ailleurs, de vouloir éviter les désagréments physiques, comme la fatigue ou les nausées, qui vont souvent avec le fait d’être enceinte), sont l’expression d’un légitime sentiment de propriété sur son propre corps.
Nous avons donc deux droits face à face, et qui semblent tous les deux extrêmement puissants. Le fœtus a droit à la vie, à un future like ours comme dit Don Marquis (voir ici pour la définition de cette expression – mais si vous n’avez pas envie de cliquer, vous pouvez vous en passer, ça ne vous manquera pas pour la suite), la femme a le droit de libérer son corps de la présence de ce fœtus.
Cette situation ressemble au cas de figure suivant : deux personnes qui ne savent pas nager sont, suite à un naufrage, accrochées à une même planche de bois. Mais la planche de bois ne peut soutenir le poids que d’une personne : il faut qu’au moins l’une des deux personnes lâche la planche, et se noie. Chacune des deux personnes en présence a un droit absolu à la conservation de sa propre vie. Il n’y a pas d’autre solution à ce problème moral que de proclamer le droit du plus fort. Qu’elles se battent, qu’elles tentent de s’assommer, et la plus forte survivra. Chacune des deux personnes aura légitimement fait valoir ses droits – si cela a pour conséquence la mort de l’autre, c’est dommage, mais c’est tant pis.
La mère et le fœtus sont dans la même position que ces deux naufragé-e-s. La mère a le droit d’éliminer le fœtus si c’est la seule manière pour elle de faire respecter ses droits. Le fœtus, j’y tiens beaucoup, a le droit de se défendre. (Bonne chance à lui.)
3.
C’est un modèle séduisant. Je ne fais, ici, qu’en donner un aperçu – il faudrait le raffiner. Notamment, il faudrait voir s’il est possible de fonder avec un peu plus de rigueur l’idée que, effectivement, « notre corps nous appartient », et que cette propriété nous autorise à agir sur lui comme nous le souhaitons. Ce sont des intuitions assez fortes, mais sans doute pas assez, si elles ne sont pas mieux étayées, pour résister à de possibles contre-exemples. Un autre point faible du modèle, c’est qu’il est difficile de prouver de manière convaincante que le droit de la mère à disposer de son corps est, dans un sens qui m’intéresse, « absolu ».
Par ailleurs, si c’est ce modèle que l’on adopte pour défendre l’avortement, il faut sans doute accepter deux conséquences qui sont prima facie désagréables.
Premièrement : si une femme a vraiment le droit de faire ce qu’elle veut avec son corps, alors elle a non seulement le droit d’avorter, mais elle a aussi le droit de se droguer, de boire et de fumer pendant la grossesse. Si l’enfant naît avec des malformations, il n’a rien à dire. Cette conclusion est-elle choquante ? On pourrait accepter que légalement, la loi ne condamne pas ce comportement : malgré ses conséquences possiblement désastreuses pour l’enfant, cette attitude est suffisamment rare pour être anecdotique ; et puis on peut juger utile que la loi entérine une conception très forte de la propriété de soi, quitte à ce que, dans certains cas, elle laisse impunies des attitudes scandaleuses. Mais nos intuitions morales répugnent à exempter une telle mère de tout reproche.
Deuxièmement : si une femme a le droit d’avorter, cela n’implique pas nécessairement que quiconque ait le droit de l’y aider (et en écrivant « quiconque », ici, je pense notamment à l’État, aux médecins, etc.). Nous sommes là dans un modèle où les individus ont des droits qui peuvent être contradictoires entre eux. Par conséquent, vus de l’extérieur, les dilemmes moraux sont insolubles. Reprenons l’exemple de la planche de bois : si la lutte entre les deux naufragé-e-s se fait sous les yeux d’une troisième personne, en supposant que cette personne n’ait pas les moyens d’aider les deux à la fois (supposons qu’elle soit aussi naufragée, et qu’elle soit sur une autre planche…), il n’est pas sûr qu’elle ait le droit moral de favoriser l’une deux personnes en lutte pour leur survie.
Il y a des cas où on serait assez disposé-e-s à admettre qu’elle ait un tel droit : si l’une des deux personnes, par exemple, appartient à sa famille proche. Il n’est sans doute pas immoral de tuer un-e inconnu-e si c’est pour permettre à sa propre fille de survivre. Du coup, il semble permis à un homme d’aider sa femme ou sa fille (sa femme ou sa fille à lui, mais pas une inconnue) à avorter.
Hormis ce genre de cas, où l’intervention d’un tiers peut être justifiée pour des raison, disons, idiosyncrasiques (propres à la personne concernée, mais pas généralisables), on peut trouver des situations où l’intervention d’un tiers est justifiée pour des raisons plus objectives, comme lorsqu’on a affaire à une personne jeune et à une personne âgée. Dans ce cas, dans l’exemple de la planche de bois, un-e utilitariste sauverait la personne jeune, partant du principe qu’elle a une plus grande quantité de plaisir à connaître et de bonheur à vivre que la personne âgée. Mais appliqué à l’avortement, un raisonnement utilitariste oblige à prendre le parti du fœtus – non seulement parce qu’il a une très grande quantité de vie devant lui, mais surtout parce que ce n’est pas, sauf exception, la vie de la mère qui est en balance – seulement quelques désagréments physiques passagers (en admettant qu’elle puisse se débarrasser de l’enfant à la naissance). Dans le cas où la vie de la mère est en danger, la perspective utilitariste pourrait impliquer de favoriser tout de même la survie du fœtus à celle de la mère.
Cette seconde conséquence est sans doute plus désagréable que la première, car elle implique que si la mère ne commet pas de faute morale en avortant, cependant elle n’a aucun droit à se faire aider par qui que ce soit (sauf éventuellement ses proches), et en particulier pas par une structure de santé publique, par des médecins, etc. – ni même par une faiseuse d’anges.
[1] Mais pas seulement : il arrive aussi, par exemple, que ce slogan soit mobilisé pour défendre le droit des personnes trans.
« » »Il y a des cas où on serait assez disposé-e-s à admettre qu’elle ait un tel droit : si l’une des deux personnes, par exemple, appartient à sa famille proche. Il n’est sans doute pas immoral de tuer un-e inconnu-e si c’est pour permettre à sa propre fille de survivre. « » »
Est-ce que ce n’est pas un cas de « trolley problem » ?
http://en.wikipedia.org/wiki/Trolley_problem
Un jeu vidéo sur le sujet :
http://www.pippinbarr.com/games/trolleyproblem/TrolleyProblem.html
Hum, je ne crois pas que le dilemme du trolley ait une variante attestée qui fasse intervenir la questions des liens familiaux ! Je pense que ça, c’est un truc ajouté par les inventeur/trice-s du jeu. Mais je me trompe peut-être.
Le dilemme du trolley, avec ses différentes variantes, a pour fonction de tester nos intuitions conséquentialistes et nos intuitions déontologistes. Or dans cet article, sauf vers la fin de la 3e section, il est clair que j’adopte un présupposé résolument anti-conséquentialiste.
« Deuxièmement : si une femme a le droit d’avorter, cela n’implique pas nécessairement que quiconque ait le droit de l’y aider (et en écrivant « quiconque », ici, je pense notamment à l’État, aux médecins, etc.). Nous sommes là dans un modèle où les individus ont des droits qui peuvent être contradictoires entre eux. Par conséquent, vus de l’extérieur, les dilemmes moraux sont insolubles. »
Ca ne me convainc pas vraiment. N’est-ce pas justement un des rôles de l’Etat de prendre parti dans certaines situations, dans un but précis (le bien général, idéalement ?) ? Je pense par exemple au cas d’un fou dangereux, irresponsable pénalement : il n’a rien fait de mal, on ne peut donc pas le punir. Et en tant qu’être humain, il devrait avoir « droit » à sa liberté. Cependant, il me semble (mais je n’en suis pas complètement sûr) qu’il y a des cas où il peut être légitime de l’enfermer pour protéger les autres, en le privant donc de son droit à être libre. Dans ce cas, l’Etat privilégie le droit des autres à ne pas vivre dans la peur de se faire tuer/torturer par le fou dangereux au droit du fou à vivre en liberté.
Sinon, par rapport à ce que tu dis là :
« Notamment, il faudrait voir s’il est possible de fonder avec un peu plus de rigueur l’idée que, effectivement, « notre corps nous appartient », et que cette propriété nous autorise à agir sur lui comme nous le souhaitons. Ce sont des intuitions assez fortes, mais sans doute pas assez, si elles ne sont pas mieux étayées, pour résister à de possibles contre-exemples. »
Moi, ça ne me semble pas du tout évident qu’on puisse avoir le droit de faire ce qu’on veut de son corps. En particulier quand ça a des conséquences sur autrui (ce qui es le cas ici). Autrement, il y aurait le même droit à faire ce qu’on veut de son corps quand autrui est un être humain déjà né… en particulier, si on trouve que c’est joli et classe (et, pourquoi pas, que ça va améliorer notre condition d’existence dans une vie ultérieure) de se faire exploser au milieu d’autres gens en les tuant, on en a le droit moral (et, en utilisant l’argument que j’essaie de réfuter plus haut, l’Etat n’a pas le droit de chercher à empêcher cela). Du point de vue des arguments que tu utilises, l’avortement et l’attentat terroriste me semblent donc similaires.
Alors, même si je ne trouve pas ça très rigoureux et neutre d’un point de vue purement philosophique, j’aurais plus tendance à faire confiance en mon intuition que les attentats c’est mal et donc refuser cette idée qu’on peut faire ce qu’on veut de notre corps, que de considérer que les attentats ne sont pas immoraux.
Merci de ton commentaire.
D’abord :
« Alors, même si je ne trouve pas ça très rigoureux et neutre d’un point de vue purement philosophique… »
En fait, méthodologiquement, tu fais là exactement ce que font les philosophes moraux analytiques, tu es pile poil dans leur méthode. On a des intuitions morales, mais certaines peuvent parfois se contredire : pour dégager un système, il faut : 1° sacrifier le moins d’intuitions morales possibles, 2° sacrifier les plus faibles au profit des plus fortes. L’intuition « les attentats c’est mal » étant plus forte (et chez toi et chez moi) que l’intuition « on peut faire ce qu’on veut de notre corps », c’est logique que tu décides de te passer de la seconde. C’est ce que Rawls a théorisé sous le nom d’équilibre réfléchi : http://en.wikipedia.org/wiki/Reflective_equilibrium
Ensuite, j’écris dans mon article :
« Du coup, il est plausible d’estimer qu’une femme enceinte possède toujours le droit de se tuer, de se mutiler, de faire en sorte d’avoir chacun de ses organes (son utérus en particulier) dans l’état qu’elle souhaite. »
C’est vraiment ça que je veux dire par : faire ce qu’on veut de son corps. L’expression « en user à sa guise » est malheureuse, parce que le verbe user suggère un rapport instrumental. Mais effectivement, dans ce cas, ça nous mènerait à des conclusions absurdes : le droit d’utiliser son corps comme on le souhaite ne peut pas nous autoriser à nous en servir comme d’une arme, et à étrangler notre voisin.
En revanche, si l’on définit « faire ce qu’on veut de son corps » par : « mettre son corps dans l’état que l’on souhaite », il me semble que ton objection tombe. Le but de ton terroriste est de tuer des gens, pas de mettre son corps dans un certain état. Sinon, il lui suffirait de se suicider autrement, de se faire déchiqueter au milieu d’un désert, etc. Donc en accomplissant son suicide sous la forme spécifique d’un attentat-suicide, il ne fait pas seulement valoir son droit à mettre son corps dans un certain état.
Inversement, si le but d’une mère qui avorte est d’avoir un utérus vide, de ne pas avoir un ventre déformé par la grossesse, de ne pas avoir un être humain à l’intérieur de soi, etc., le *seul* moyen d’y parvenir est, avant un certain stade de grossesse au moins, d’avorter et de tuer l’humain non né (et même après ce stade, il est possible que le droit de la mère à disposer de son corps inclut le droit de ne pas être opérée par césarienne).
En ce qui concerne le fou :
-je ne suis pas absolument convaincu qu’il ait « droit » à sa liberté sous prétexte qu’il n’a rien fait de mal. La punition n’est pas forcément la seule raison qu’on ait pour priver quelqu’un de ses droits ;
-quand bien même, en admettant que l’Etat qui enferme le fou prive le fou de l’exercice de ses droits, c’est sur la base d’un raisonnement utilitariste en vertu duquel il faut privilégier le droit *à la vie* de plusieurs personnes que le droit *à la liberté* d’un seul individu. Appliqué à l’avortement, ce genre de raisonnements utilitaristes conduit clairement à favoriser le foetus à partir du moment où on considère qu’il est un sujet de droit. Donc si l’Etat a le droit d’intervenir, ce serait plutôt *contre* la mère qu’en sa faveur.
Cela étant dit, il est également plausible que l’Etat ne soit pas tout à fait un tiers comme les autres…
Qu’entends-tu exactement par droit moral ? Et pourquoi le suicide ne serait t-il pas une faute morale ?
Je parle de « droit moral » pour qu’il n’y ait pas de confusion avec le « droit » en un sens légal. Avoir le droit moral de faire quelque chose, ça veut dire qu’il est illégitime de nous blâmer de l’avoir fait.
Quant au suicide, il me semble que l’idée que ce n’est pas une faute morale est suffisamment intuitive pour que ce ne soit pas à moi qu’incombe la charge de la preuve. Il est raisonnable de penser que pour qu’il y ait faute morale, il y ait au moins un agent qui subisse un préjudice… Quels seraient tes arguments pour dire que le suicide serait une faute morale ?