Dans un commentaire récent, j’ai annoncé un prochain article qui continuerait celui-la. J’y pense toujours, et ça ne devrait pas trop tarder.
*
1.
Depuis trois jours, le spectacle controversé Exhibit B, du Sud-africain Brett Bailey, se tient au théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis – face, à chaque fois, à quelques centaines de manifestant-e-s qui l’accusent de racisme. Jeudi soir (27 novembre), les représentations ont dû être interrompues suite à l’intervention violente de quelques manifestant-e-s appartenant à la Brigade anti-négrophobie. Avant-hier (28 novembre) et hier (29 novembre), les représentations ont pu aller à leur terme, protégées par un nombre important de CRS. Ma culture militante fait que j’ai une réticence instinctive à recourir à la police dans un conflit de nature politique, mais enfin, il faut ce qu’il faut. Je suis en gros d’accord avec ce communiqué commun du MRAP, de la LDH et de la LICRA. Je suis aussi d’accord avec ce communiqué de Parti de gauche, même si je regrette la majuscule au mot Artiste : l’art n’a pas besoin d’être sacralisé pour être défendu.
Mais que nous apprend la présence de ces quelques centaines de manifestant-e-s qui crient leur colère aux abords du théâtre ? Sans nul doute, leur colère et leur dégoût sont réels. Ce sont des personnes de bonne foi, dont il n’y a pas lieu de supposer qu’elles soient plus bêtes que d’autres… Dans ce cas, comment se peut-il qu’elles soient là, et qu’elles soient choquées par ce spectacle ? Pourtant, d’après cet article, elles ne devraient pas l’être, puisque comme je l’ai montré, le seul moyen de savoir si Exhibit B est raciste ou non, c’est de l’avoir vu. Or ces personnes ne l’ont pas vu. Si elles « savent », ou croient savoir, qu’Exhibit B est raciste, c’est uniquement sur la base de ce qu’elles en ont appris, via les textes de ceux/celles qui ont initié le mouvement, comme John Mullen, ou comme les membres du Collectif contre Exhibit B, ou via à la rigueur des recherches probablement lacunaires effectuées sur Internet.
En un sens, ce n’est donc pas Exhibit B qui a choqué ces gens, mais une certaine idée (fausse) qu’ils se sont fait du spectacle, sur la base de ces informations. C’est pour cela que la ligne de défense consistant à dire : « Ah, vous voyez, les gens sont choqués, donc c’est bien la preuve qu’Exhibit B est raciste », est très faible. Car ce n’est pas réellement Exhibit B qui les a choqués, mais les discours tenus autour. Et ces discours ont certainement les mêmes effets qu’une œuvre réellement raciste pourrait en avoir : ils rendent les gens furieux et dégoûtés, ils les humilient, ils les mettent en colère. Ils participent même peut-être d’un climat général de montée du racisme. Mais ce n’est pas Brett Bailey qui est à blâmer, c’est John Mullen (et ses ami-e-s). John Mullen, à son corps défendant, a fait beaucoup plus que Brett Bailey pour la diffusion du racisme en France. Car soyons honnête : sans la formidable publicité apportée par John Mullen, Exhibit B serait resté confidentiel (en France, en tout cas), et personne n’aurait été choqué par rien du tout.
On reconnaît là un phénomène bien connu, qui s’appelle l’effet Streisand : quand on parle de quelque chose pour le dénoncer, on lui fait de la publicité, donc on amplifie ses effets. Ça pose problème, et je ne suis pas le premier à m’en rendre compte : cet article de Crêpe Georgette met le doigt là-dessus, et je partage la perplexité de l’auteure quant à la question de savoir ce que l’existence de cet « effet Streisand » nous impose de faire : dénoncer, ou nous auto-censurer ? Il n’y a pas de bonne solution.
Si John Mullen avait trouvé, quelque part, un article explicitement raciste, et qu’il l’eût reproduit et dénoncé, lui donnant une audience sans commune mesure avec son audience initiale, on serait dans un cas typique d’ « effet Streisand ». Mais là, on est dans une version beaucoup plus perverse – je propose de l’appeler l’effet Mullen. L’effet Mullen consiste à prendre un fait anodin et à lui donner de la publicité, tout en l’enrobant d’un discours qui oriente arbitrairement sa signification, de telle sorte que ce discours ait lui-même les effets qu’il entendait dénoncer. Vous voyez où je veux en venir ? On a, au départ, une œuvre qui n’est ni strictement raciste, ni strictement non raciste[1], et qu’il est arbitraire de tirer unilatéralement dans un sens ou dans l’autre. John Mullen arrive, et dit : cette œuvre est raciste ! Et plein de gens se mettent à croire que, oui, cette œuvre est raciste. Non seulement ils n’en auraient jamais entendu parler si John Mullen n’était pas passé par là, mais en plus ils auraient peut-être été complètement enthousiastes si quelqu’un d’autre (ou John Mullen lui-même) avait fait de la pub à cette œuvre en insistant sur sa portée anti-raciste (qui est tout à fait réelle, bien entendu).
Notez bien que si l’existence de l’effet Streisand pose effectivement des dilemmes cornéliens (je découvre, dans un recoin d’Internet, un truc raciste : dois-je le dénoncer, et, pour cela, le publier, ne pas le publier ?…), en revanche les manifestations de l’effet Mullen devraient, quant à elles, susciter une réprobation morale sans équivoque de la personne qui en est à l’origine. Car autant on peut se sentir une certaine obligation de dire la vérité, aussi pénibles qu’en soient les conséquences, autant je ne vois pas d’où pourrait venir un devoir, non pas de dire la vérité, mais de privilégier arbitrairement une interprétation susceptible d’offenser à une interprétation non susceptible d’offenser.
Voilà donc comment fonctionne l’effet Mullen. Mais il y a pire. Plein de gens sont donc désormais convaincus qu’Exhibit B est raciste, et ils considèrent que militer contre cette oeuvre servira leur cause. Eh bien… ils ont raison ! Car le fait qu’Exhibit B soit réellement raciste ou non n’est plus la question. Si on s’intéresse seulement aux conséquences politiques des choses, alors le fait que tout le monde croit qu’Exhibit B est raciste équivaut au fait qu’Exhibit B soit raciste. Et si les gens croient militer contre une œuvre raciste, alors les effets de leur militantisme ne seront pas moindres si, en réalité, Exhibit B n’est pas raciste. Imaginez qu’ils gagnent, à la fin : quel empowerment ! Quelle confiance accumulée ! Quelle joie sincère, qui les envahira ! Quel sentiment de triomphe émancipateur ! Oui, d’un point de vue antiraciste, les manifestations contre Exhibit B sont efficaces.
2.
Est-ce une raison pour les soutenir ? À mon avis, certainement pas.
[Premièrement, si la position des opposant-e-s à Exhibit B se fonde sur le caractère auto-réalisateur de leur discours, alors elle devient circulaire, et impossible à soutenir rationnellement dans la mesure où elle s’auto-fonde. Il suffit sans doute de dire très fort : « Non, Exhibit B n’est pas raciste ! » pour que des gens soient convaincus de cette thèse ; et ni une thèse ni l’autre n’ayant de fondement en-dehors de leur propre capacité à créer la réalité qu’elles évoquent, les deux sont inattaquables. Par conséquent, il n’y a pas de problème à répéter partout, sur tous les tons, qu’Exhibit B n’est pas raciste et qu’il ne faut pas aller aux manifestations : si j’arrive à en convaincre des gens, je ferai œuvre charitable et je soulagerai des personnes de leur douleur.]
(Je ne suis pas convaincu par ce paragraphe. Plus exactement, je pense que je touche quelque chose du doigt, mais je ne suis pas capable – pas encore capable… – de l’exprimer clairement. Je propose quand même l’argument dans son état actuel, quitte à y revenir par la suite. Ce que j’essaie de dire, je crois, c’est que la position des manifestant-e-s contre Exhibit B, si elle est trouve son origine dans l’ « effet Mullen » que je dénonce, repose sur une contradiction intenable, dans la mesure où les manifestant-e-s croient qu’ils/elles tiennent un discours prédicatif sur l’œuvre, alors qu’ils/elles tiennent un discours performatif et auto-réalisateur. Bref.)
Deuxièmement, il y a des raisons morales. Interdire une œuvre, comme le réclament les manifestant-e-s, cela revient à porter atteinte à un certain nombre de droits – ceux de l’artiste, ceux des acteur/trice-s, ceux du public. On peut admettre que l’on puisse légitimement porter atteinte à ces droits si l’artiste a commis, lui-même, une faute morale – en réalisant, par exemple, une œuvre qui soit franchement raciste, unanimement perçue comme telle, etc. Dans de tels cas, plus exactement, on sera fondé-e à considérer que le comportement moralement répréhensible de l’artiste justifie qu’il soit défait de ses droits à la liberté de création. Quant au public et aux acteur/trice-s, on légitimera peut-être l’atteinte portée à leurs droits à eux/elles par leur complicité avec l’artiste. (En ce qui concerne le public, donc la complicité est moindre que celle des acteur/trice-s, on observera que l’atteinte à ses droits semble aussi d’une moindre ampleur, car elle ne revient pas, pour lui, à réduire à néant des semaines, des mois ou des années de travail). Mais dans le cas de Brett Bailey, et de ses figurant-e-s, et de son public, on commettrait une trop grande injustice en faisant primer sur leurs droits le rassérènement et l’apaisement d’une foule de pétitionnaires qui, même si leur colère est de bonne foi, ont eu tout de même le grand tort de faire aveuglément confiance à John Mullen, plutôt que de creuser un peu la question et, par exemple, de venir lire mon blog. La seule solution acceptable consiste à demander à ces pétitionnaires, qui se sentent humilié-e-s, de serrer les dents et de prendre sur eux/elles, mais pas de décharger lâchement leur colère, de soulager lâchement leur inconfort, en attaquant les droits de personnes innocentes et moralement irréprochables.
[1] Tout ça est expliqué ici ; je n’y reviens pas dans ce billet, désolé si certaines de mes formulations y paraissent un peu mystérieuses.