Défense d’Exhibit B (2e partie)

Première partie

Mon précédent billet en défense d’Exhibit B, l’exposition controversée de Brett Bailey, s’est concentré sur un seul argument, essentiel à mes yeux, et longuement développé. Dans cet article, je voudrais répondre à deux autres critiques qui ont été formulées contre cette œuvre. Si vous ne savez pas du tout de quoi je parle, je vous conseille de lire d’abord le précédent billet.

À qui s’adresse Exhibit B ?

Sur Facebook, certaines personnes ont utilisé contre Exhibit B le fait qu’elle s’adressait exclusivement à un public blanc. En plus d’être raciste par son contenu, cette exposition le serait donc également du fait qu’elle discrimine implicitement son public. Dans un commentaire à mon dernier article[1], Eileen Tchouky Heigh écrit d’ailleurs :

Et pourquoi présuppose-t-on que les spectateur de cet événement seront obligatoirement Blancs ? L’exposition serait-il interdite aux noirs, aux arabes et aux asiatiques ? A la rigueur, là, je veux bien crier au racisme, mais envers les spectateurs refoulés.

Bien sûr, l’œuvre n’est à proprement parler interdite à personne. Les Noir-e-s qui s’aviseraient d’aller voir le spectacle n’en seraient évidemment pas refoulé-e-s – heureusement ! Cela étant dit, il n’en reste pas moins vraisemblable que le public préférentiel de l’œuvre soit un public blanc, que l’œuvre ait été prioritairement conçue pour être vue par des Blanc-he-s. Éric Fassin écrit, dans un article où il parle de l’exposition : « Dans ce jeu disciplinaire, le public d’Avignon se découvre blanc ».  Et cette autre critique positive note également : « Là, de numéro, on devient complice, criminel, aveugle et raciste. On devient l’homme blanc qui exhibe l’homme de couleur sans se soucier de ce qu’il est. »

Mais est-il légitime de porter ce fait au discrédit de l’œuvre ? Je ne le pense pas, car après tout, ce n’est ni inhabituel ni choquant qu’une œuvre s’adresse à un public non universel. Ainsi :

  • les concerts ne s’adressent pas aux sourd-e-s, ni les expositions de peinture aux aveugles ;
  • les westerns s’adressent préférentiellement aux amateur/trice-s de westerns ;
  • la littérature de jeunesse s’adresse préférentiellement aux enfants ou aux adolescent-e-s ;
  • les films pornos hétéros s’adressent préférentiellement aux hétéros, les films pornos gays s’adresse préférentiellement aux gays (pour les films lesbiens, c’est sans doute plus compliqué). Et pour aller plus loin dans le même domaine, chaque fétichisme sexuel a son public cible… ;
  • la poésie écrite dans une certaine langue s’adresse aux gens qui comprennent cette langue.

Tous ces exemples ne sont pas sur le même plan, mais ils constituent, pris ensemble, un catalogue assez étendu d’œuvres dont le public n’est pas universel. Cela permet de relativiser beaucoup le scandale que constituerait, d’après certain-e-s, le fait de monter une expo à destination des Blanc-he-s. D’autant que parmi les exemples ci-dessus, certains excluent certaines personnes de leur public beaucoup plus radicalement qu’Exhibit B n’exclut les Noir-e-s. Les aveugles n’ont pas grand-chose à faire dans une exposition de peinture. En revanche, un-e Noir-e peut très bien visiter Exhibit B avec profit et intérêt. Ce cas de figure n’est pas très éloigné de celui d’un-e adulte qui lirait un roman pour ados, et qui y trouverait un intérêt – pas le même que celui qu’y trouverait un-e ado, peut-être, mais un intérêt quand même.

L’expérience esthétique du/de la Noir-e qui va voir Exhibit B est même sans doute, à certains égards, plus raffinée que celle du/de la Blanc-he. En effet, s’il est vrai, comme cela semble être le cas, qu’Exhibit B est prévue pour un regard blanc, alors le/la Blanc-he qui va la voir est simplement confirmé-e dans sa race ; le/la Noir-e qui va la voir, au contraire, est arraché-e (momentanément) à sa race et peut faire l’expérience, hautement intéressante et certainement gratifiante d’un point de vue esthétique, d’une tension et d’un inconfort.

Je voudrais enfin clore cette discussion en rappelant que les gens qui protestent contre le fait qu’Exhibit B soit une expo pour les Blanc-he-s, sont les mêmes qui voient dans le dispositif d’Exhibit B les marques de la blanchitude de son créateur, Brett Bailey. Mais il faudrait savoir : si l’on admet que le discours artistique sur le racisme est racialement situé (c’est-à-dire : si l’on considère qu’un-e Blanc-he et qu’un-e Noir-e ne peuvent pas parler du racisme exactement de la même façon), alors il est hypocrite de considérer que la réception de ce discours sur le racisme pourrait être universelle. D’après cette logique même, il est normal qu’il y ait des œuvres pour les Noir-e-s, et d’autres pour les Blanc-he-s (c’est-à-dire : des œuvres qui s’adressent prioritairement ou premièrement à un public noir, respectivement blanc, mais sans exclure que les Blanc-he-s, respectivement les Noir-e-s, puissent trouver dans ces œuvres un intérêt égal, et même éventuellement supérieur, au plaisir du public cible).

L’argument du financement public

Je voudrais à présent répondre à un argument qui, contrairement au précédent, a été proposé par John Mullen lui-même, non seulement dans sa pétition mais aussi et surtout dans une tribune qu’il a publiée dans Le Plus du Nouvel Obs. L’argument repose sur le fait que cette œuvre bénéficie d’un financement public. Dans sa tribune, John Mullen écrit ainsi :

Si un jeune Blanc voulait enchaîner des volontaires noirs dans son jardin, appeler cela de l’art et demander aux voisins de payer pour venir voir, ce serait un autre débat. Mais l’argent public ne doit pas être dépensé pour un ouvrage qui, incontestablement, n »est pas respectueux à l’encontre des groupes ethniques.

Je trouve cet argument assez hypocrite ; je pense qu’il a essentiellement pour fonction de rendre apparemment acceptable ce qui pourrait sinon passer (à bon droit !) pour une forme de censure pure et simple.

Car de quoi s’agit-il, en fait, quand on parle de financement public ? La fin de la pétition nous donne un indice :

Nous demandons au centre 104, et au Théâtre Gérard Philippe [sic], tous deux financés par de l’argent public, de déprogrammer cette exposition.

D’après John Mullen lui-même, donc, ce n’est pas Exhibit B qui est financé par de l’argent public, mais le Centre 104 et le Théâtre Gérard-Philipe. Alors oui, forcément, Exhibit B est donc indirectement financé par de l’argent public. Mais à ce compte-là, si un jeune Blanc voulait exposer dans son jardin des Noir-e-s enchaîné-e-s, et que ce jeune Blanc fût fonctionnaire, donc reçût de l’État l’argent qui lui permît d’organiser sa performance, on pourrait dire aussi de son œuvre qu’elle est « financé[e] par de l’argent public. » Ce critère perd tout son sens si on l’utilise alors que le financement dont il est question est indirect. Ici, contrairement à ce que certaines formules de John Mullen laissent entendre, personne nulle part ne s’est jamais dit : « Tiens, on va donner de l’argent à Brett Bailey. » Il y a des gens qui se sont dit, d’ailleurs sur la base (je suppose) de critères objectifs : « On va donner de l’argent au Centre 104 », et des gens, au Centre 104, qui se sont dit : « On va se servir de cet argent pour inviter Brett Bailey. » Rien de plus.

Et puis, que propose-t-on à la place ?

  • John Mullen souhaite-t-il que les institutions culturelles, comme le Centre 104, le Théâtre Gérard Philipe, l’ensemble des théâtres municipaux, départementaux, régionaux, nationaux de France et de Navarre, l’ensemble des musées, etc., soient privatisés, et que l’État se désengage de la culture ? Peu de gens, à mon avis, soutiennent une idée pareille – en tout cas ce n’est ni ma perspective, ni probablement celle de John Mullen puisqu’il affirme sur son blog être militant à Ensemble, organisation qui, comme son nom peu programmatique ne l’indique pas forcément, est une composante du Front de gauche, et non un think tank libertarien ;
  • John Mullen propose-t-il de soumettre le financement public des institutions culturelles à une validation a priori de leur programmation par je ne sais quelle instance d’État, par le/la ministre de la culture, par une commission quelconque (élue ou non) ? Ce serait tout à fait fâcheux pour la liberté de la création artistique ; une telle mesure reviendrait à confier à l’État un rôle démesuré dans la régulation de l’art et de la culture, alors que son rôle idéal devrait être de gérer le pluralisme de la société civile, de respecter le pluralisme des conceptions politiques et le pluralisme des conceptions esthétiques, et de ne pas intervenir pour favoriser les unes ou les autres.

Le système actuel (que je ne fais que décrire dans ses grandes lignes, car je n’ai pas la moindre idée de son fonctionnement précis) est un bon système, libéral sans être libertarien, qui, en démultipliant les niveaux de prise de décision et en évitant qu’il y ait un acteur tout-puissant, capable à la fois de donner de l’argent à des institutions et de surveiller leur programmation, organise une sorte de neutralité publique à l’égard de la politique culturelle, sans organiser le désengagement financier de l’État. Dans un tel système, il est évident qu’il y aura, parfois, des programmations qui ne plaisent pas – à l’État, au/à la ministre, au peuple, à certain-e-s militant-e-s antiracistes[2], à John Mullen… Mais qu’y faire ? D’un certain point de vue, c’est tant pis. D’un autre point de vue, c’est tant mieux.


[1] Commentaire auquel j’ai répondu. La première partie du présent article reprend pour l’essentiel la matière de ma réponse.

[2] Je tiens au certains, ici. Il y a aussi des associations anti-racistes qui soutiennent le projet de Brett Bailey, comme la CIMADE.

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2 commentaires

  1. Bonjour,

    Vous écrivez:  » D’après cette logique même, il est normal qu’il y ait des œuvres pour les Noir-e-s, et d’autres pour les Blanc-he-s (c’est-à-dire : des œuvres qui s’adressent prioritairement ou premièrement à un public noir, respectivement blanc, mais sans exclure que les Blanc-he-s, respectivement les Noir-e-s, puissent trouver dans ces œuvres un intérêt égal, et même éventuellement supérieur, au plaisir du public cible). »

    La faille de votre raisonnement d’un point de vue politique, c’est que la très grande majorité des oeuvres un minimum médiatisées, soutenues (financièrement ou non), reconnues, etc:
    1) s’adresse à ou présuppose un public « blanc »,
    2) est faite par des créateurs/créatrices blanches.

    Donc dans le contexte actuel de notre société, et pour vous citer (avec tout ce que votre propos peut avoir de problématique par ailleurs), il n’y a pas « des oeuvres pour les Noir-e-s et d’autres pour les Blanc-he-s » : il n’y a (quasiment) *que* des oeuvres pour les Blanc-he-s.
    En cela Exhibit B s’inscrit dans un schéma qui n’a rien de progressiste. Les Noir-e-s n’ont besoin d’une performance artistique pour éprouver ce que c’est que d’être « arraché-e-s » à leur race, comme vous dites : cette aliénation est l’une des bases de notre société raciste.

    1. Bonjour,

      Il me semble qu’il y a deux arguments distincts dans votre commentaire.

      Le premier consiste à dire qu’en réalité, il n’y a pas « des oeuvres pour les Noir-e-s et des oeuvres pour les Blanc-he-s », mais seulement des oeuvres pour les Blanc-he-s (en gros).
      C’est sans doute vrai statistiquement, mais :
      -d’une part, ce n’est pas la faute de Brett Bailey ;
      -d’autre part, ce n’est pas parce qu’on empêche Brett Bailey de faire son truc qu’il y aura plus d’oeuvres qui s’adressent à des Noir-e-s. Empêcher cette exposition ne changera rien au nombre absolu d’expositions qui s’adressent aux Noir-e-s.

      On ne peut pas reprocher à un Blanc de faire un truc pour les Blanc-he-s. Rien dans sa démarche ne s’oppose à ce qu’il y ait aussi des Noir-e-s qui fassent des trucs pour les Noir-e-s. Et par ailleurs, tous les trucs de Blanc-he-s faits pour des Blanc-he-s ne se valent pas, ne portent pas le même message, ne « traitent » pas leur public de la même manière (et en l’occurrence, son public, Bailey a l’air de le bousculer un peu). Vous n’allez pas reprocher à un réalisateur de films pornos de faire un porno hétéro sous prétexte qu’il y a déjà une majorité de pornos hétéros, n’est-ce pas ? A plus forte raison si ce porno-là représente les rapports sexuels hétéros d’une manière non classique ou non conformiste…
      (Je suppose que vous n’êtes pas anti-porno par principe, mais si c’est le cas, je pense qu’on devrait quand même pouvoir trouver des parallèles qui conviennent).

      Le second argument consiste à dire que l’aliénation est une expérience banale de la part des Noir-e-s, et qu’elle n’a aucun intérêt esthétique. A la rigueur, je peux renoncer à mon idée : OK, admettons que cette exposition n’ait aucun intérêt esthétique pour un public noir, ça ne ruine pas l’essence de mon propos (ça me conduit juste à le radicaliser).
      Mais si je tiens quand même à défendre mon idée, je dirais que vous ne rendez pas justice au dispositif de cette oeuvre en y voyant uniquement un mécanisme d’aliénation. C’est vrai que c’est moi qui ai évoqué l’idée d’être « arraché-e » à sa race, et j’ai peut-être été un peu rapide là-dessus, mais enfin il y a différentes manières d’être « arraché-e » à sa race (quand on est une personne racisée, j’entends), et toutes ne sont pas équivalentes. Il me semble que la manière majoritaire dont les personnes racisées sont arrachées à leur race, c’est par l’invisibilisation – par l’érection de la « blanchitude » en modèle universel, en terme neutre, en non-couleur par excellence, etc., ce qui fait que quand on prétend s’adresser à un public universel, on va en fait s’adresser implicitement aux Blanc-he-s (et aux hommes, et aux hétéros, etc.). Or là ce n’est pas du tout ça qui se joue : le public noir n’est pas invisibilisé, dissout dans un faux universel, mais au contraire transporté d’un pôle à l’autre d’un dispositif binaire qui assume, construit, performe, etc., les deux catégories (Noir-e-s et Blanc-he-s) en jeu. Quand Fassin écrit que le public d’Avignon se découvre blanc, il pourrait sans doute aussi écrire que le public d’Avignon est *constitué comme blanc*, et de manière explicite, par le dispositif de l’oeuvre. Ce n’est pas du tout ainsi, me semble-t-il, que procède l’invisibilisation que subissent les Noir-e-s, comme les autres dominé-e-s.

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