Certain-e-s camarades sont en train d’essayer de monter une campagne contre le spectacle Exhibit B, de Brett Bailey, dont j’ai déjà parlé ici (et que, par ailleurs, je n’ai pas vu). Dans la pétition qu’il a lancée, John Mullen demande aux deux institutions franciliennes qui, normalement, vont accueillir l’exposition en novembre et en décembre, soit le Centre 104 (à Paris) et le Théâtre Gérard-Philipe (à Saint-Denis), de la déprogrammer. Je suis en radical désaccord avec cette campagne, et ce billet vise à expliquer pourquoi. Il s’inscrit aussi dans la continuité de mes récents billets sur la critique politique des films, puisqu’il va aborder la question des conditions de possibilité de l’interprétation des œuvres d’art.
1.
Le problème, pour discuter d’Exhibit B, c’est qu’il faut commencer par décrire l’exposition – or il n’est pas possible de la décrire de manière neutre, vous allez tout de suite comprendre pourquoi. Que nous dit John Mullen ?
L’exposition met en scène des Noirs enchaînés et dans différentes positions dégradantes. Une femme africaine, seins nus, en costume “tribal” est suivie par une femme noire assise, enchainée au cou…Les figurants noirs sont embauchés dans chaque ville où l’exposition est présentée, et les spectateurs payent pour visiter un à un les Noirs, qui restent silencieux et immobiles. L’exposition fait référence aux zoos humains d’avant la deuxième guerre mondiale, où des Noirs et d’autres peuples « exotiques » étaient exhibés pour le divertissement des Blancs dans une époque encore bien plus raciste que la nôtre.
Dans le paragraphe suivant, Exhibit B est décrit comme un « événément raciste » ; il n’y a pas d’autres arguments que ceux contenus dans le paragraphe que je viens de citer : présence de Noir-e-s enchaîné-e-s, silencieux/ses, immobiles et dans des positions dégradantes, sous le regard des spectateur/trice-s. Cette description suffirait donc à prouver, selon John Mullen, qu’Exhibit B est un « événement raciste ».
Factuellement, tout ce que John Mullen écrit dans ce paragraphe est vrai. Je suis même d’accord pour dire que le fait de mettre des Noir-e-s dans des cages sous le regard de spectateur/trice-s qui payent pour les voir, a priori, c’est raciste. Si une telle description était adéquate à son objet, la question du caractère raciste de l’exposition ne se poserait pas.
Or si ce que dit John Mullen est vrai, sa description n’est pas, pour autant, « adéquate » à son objet – car elle est gravement lacunaire. Les éléments que Mullen cite tirent l’exposition dans un sens « raciste » – il y en a d’autres qui jouent dans le sens exactement inverse, à commencer par l’intention explicite de Brett Bailey, qui est de dénoncer le racisme, non seulement celui qui a mené à la mise en place de zoos humains, mais aussi celui qui, aujourd’hui, fait que l’on maltraite les sans-papiers : ainsi, l’une des dernières installations du spectacle met en scène un Noir attaché sur un siège d’avion, en train d’être expulsé vers son pays d’origine. Le propos de Brett Bailey, dès lors, est de mettre en regard le traitement infligé aux sans-papiers et le traitement infligé aux indigènes à l’époque coloniale. Bref, l’optique avouée de Brett Bailey est clairement anti-raciste. Dans une discussion avec un soutien de cette pétition, je me suis vu rétorquer péremptoirement que l’intention de l’auteur, on s’en fiche, ce n’est pas ça qui compte mais l’effet réel de l’œuvre. C’est une ligne de défense très faible, parce que dans la mesure où cette intention est explicite, affichée sans ambiguïté dans les trailers de l’expo, et formulée, d’après un article que j’ai lu, dans les prospectus qu’on vous donne à l’entrée, on est obligé-e de considérer que cette intention de l’auteur fait partie du dispositif de l’œuvre. Le sens de l’œuvre ne s’y résume pas, mais il l’inclut – comme il inclut, également, le discours des interprètes (ces interprètes que John Mullen s’attache à nous dépeindre exclusivement comme muet-te-s et passif/ve-s, ce qui n’est donc pas tout à fait vrai) : en effet cet article d’Éric Fassin, qui a beaucoup aimé l’expo, signale que le/la spectateur est invité-e, à la sortie, à « lire […] comment les interprètes […] revendiquent leur engagement dans ce projet. » Un autre élément qui tire l’œuvre dans un sens anti-raciste, c’est son titre : exhibit signifie, en anglais, « pièce à conviction ». Mais « pièce à conviction » de quoi, si ce n’est du racisme colonial et contemporain ? Le titre de l’exposition, et les commentaires qui l’entourent (et s’intègrent à son dispositif) constituent donc une première série d’éléments pour justifier une lecture anti-raciste d’Exhibit B.
Deuxième série d’éléments qui tirent le spectacle dans un sens anti-raciste : l’objectification du/de la spectateur/trice, qui répond en miroir à celle des figurant-e-s. On est donc bien loin d’un dispositif de type « zoo humain ». Premièrement, les spectateur/trice-s sont tout aussi muet-te-s que les figurant-e-s : on leur impose le silence à l’entrée. Deuxièmement, on leur attribue un numéro, et on tire au sort leur ordre de passage dans le spectacle (on ne peut pas faire l’exposition en groupe : on peut y aller en groupe, mais on se retrouve de toute façon séparé-e des autres au moment où l’on visite), ce qui a un côté nettement humiliant. Troisièmement, les panneaux qui accompagnent les installations mentionnent le spectateur sur le même plan que le/la Noir-e du tableau vivant concerné et que les objets du mobilier : le/la spectateur/trice n’est pas extérieur-e au dispositif, mais pris-e dedans, et il/elle se retrouve déshumanisé-e, objectifié-e, à l’instar des Noir-e-s qu’il/elle est venu-e observer. Quatrièmement, et surtout, les figurant-e-s ont pour consigne de soutenir le regard des spectateur/trice-s, de ne pas les quitter des yeux (toutes les critiques positives, à commencer par celle de Fassin, mentionnent cet élément, mais John Mullen, non). Beaucoup de critiques décrivent un véritable sentiment de malaise : le/la spectateur/trice est venu-e voir, mais en fin de compte il/elle est vu-e lui/elle-même, observé-e, disséqué-e.
Et cela me mène à la troisième série d’éléments : les figurant-e-s ne sont pas si passif/ve-s et déshumanisé-e-s que cela. Tout le propos de l’exposition est de les déshumaniser pour les ré-humaniser, et faire jaillir leur dignité du cœur même de leur humiliation. Une dignité qui passe par cette violence du regard accusateur, donc, mais qui passe aussi par la beauté du chant qu’entonnent les têtes coupées des quatre Namas – je suis, là encore, l’article d’Éric Fassin (ils/elles ne sont donc décidément pas si muet-te-s que cela, nos figurant-e-s). Et j’ai déjà mentionné le fait qu’à la sortie, on a l’occasion de lire ce qu’ils/elles ont à dire sur le projet.
2.
Alors, que faut-il conclure ? Incontestablement, les éléments permettant de tirer l’œuvre dans un sens raciste existent, et John Mullen les souligne. Mais tout aussi incontestablement, les éléments permettant de tirer l’œuvre dans un sens anti-raciste existent aussi, et comme vous le voyez, ils sont assez nombreux. Je ne prétends pas qu’ils me permettent de dire quelque chose comme : « il est faux qu’Exhibit B soit raciste ». Mais je prétends qu’ils me permettent de dire : « Exhibit B est anti-raciste ». Il y a, en tout cas, dans cette œuvre, des éléments qui tirent la signification de l’œuvre dans ce sens. La seule position possible est de considérer qu’Exhibit B est à la fois raciste et anti-raciste – ou, si on trouve cette formulation trop paradoxale, de considérer qu’Exhibit B contient à la fois des éléments qui vont dans le sens du racisme et des éléments qui vont dans le sens de l’anti-racisme[1].
Dès lors, il faut distinguer deux sens possibles de l’affirmation : « Exhibit B est raciste ». En un sens fort, cette affirmation implique que son contraire soit faux, implique qu’Exhibit B n’est pas anti-raciste. En un sens faible, elle peut s’accommoder de la vérité de l’affirmation contraire : Exhibit B est raciste et anti-raciste. En énumérant, comme le fait John Mullen, les éléments qui vont dans le sens du racisme, il prouve qu’Exhibit B est raciste dans le sens faible, mais pas qu’Exhibit B est raciste dans le sens fort. Pour prouver qu’Exhibit B est raciste dans le sens fort, il faudrait en outre prouver que les éléments qui vont dans le sens de l’anti-racisme sont neutralisés par les éléments qui vont dans le sens du racisme, ou qu’ils sont objectivement moins importants, etc. Et c’est précisément ce qu’il ne fait pas.
Comment pourrait-il le faire ? Comment pourrait-il prouver qu’Exhibit B est raciste dans un sens fort ? Eh bien à mon avis, il ne le peut pas. Dans une description objective des différents éléments de l’œuvre, il n’y a rien qui permette de dire que les uns l’emportent sur les autres, que les uns neutralisent les autres, etc., plutôt que l’inverse. Aucune mise en mots de l’œuvre ne permettra de répondre à cette question – la seule réponse possible consiste dans l’alchimie personnelle qu’opérera chaque spectateur/trice, sur la base de sa culture propre, de son vécu propre, de son expérience propre. À la sortie, et à partir d’un même matériau, à partir d’éléments identiques, certain-e-s spectateur/trice-s jugeront l’œuvre raciste (c’est-à-dire qu’ils/elles jugeront que les éléments qui vont dans le sens du racisme l’emportent sur les éléments qui vont dans le sens de l’antiracisme) et d’autres jugeront l’œuvre antiraciste.
Je ne vois pas comment il serait possible de donner raison aux un-e-s plutôt qu’aux autres ; je ne vois pas quel type d’arguments il serait possible d’invoquer pour donner raison aux un-e-s plutôt qu’aux autres. À partir du moment où la réception de l’œuvre est, de fait, non univoque, la seule position raisonnable est sans doute de considérer qu’il n’y a pas de sens objectif de l’œuvre, qu’il n’y a qu’une pluralité de sens subjectifs possibles.
Cela implique-t-il qu’il soit toujours impossible de dire qu’une œuvre est, par exemple, raciste « en un sens fort » ?
Je pense que non : il y a sans doute des cas où une telle appréciation est possible. Je pense qu’il n’est pas gênant, par exemple, d’affirmer que le film Naissance d’une nation (1915), de D. W. Griffith[2], est raciste « en un sens fort ». Je veux dire par là que l’affirmation « Naissance d’une nation est raciste » porte bien sur le sens objectif du film, non sur une impression de spectateur/trice qui serait susceptible de coexister, sur un pied d’égalité, avec l’affirmation contraire. Mais ce qui permet de passer d’une analyse de l’œuvre comme étant raciste « en un sens faible » à une analyse de l’œuvre comme étant raciste « en un sens fort », c’est précisément la présence de critères qui font défaut dans le cas d’Exhibit B. Le premier de ces critères, c’est le consensus sur la réception de l’œuvre : tout le monde s’accorde, ou presque[3], à dire que Naissance d’une nation est raciste. Un second critère, c’est l’intention de l’auteur : Griffith a clairement pensé son film comme une apologie du Ku Klux Klan (l’affiche représente d’ailleurs un chevalier du K.K.K.). Aucun de ces critères n’est réuni pour Exhibit B, puisque Brett Bailey a au contraire insisté sur le caractère antiraciste de son œuvre, et puisqu’il y a visiblement beaucoup de gens très raisonnables, très intelligents, et très bien intentionnés qui ont fait d’Exhibit B une lecture antiraciste, à commencer par les figurant-e-s eux-mêmes, mais aussi les directeur/trice-s des centres culturels qui ont accueilli le spectacle, et une bonne partie de la critique[4].
3.
Voilà donc la situation : Exhibit B est, si l’on veut, à la fois raciste et antiraciste ; ou, si l’on veut, cela revient à peu près au même, ni raciste, ni antiraciste ; elle est, en tout cas, susceptible de l’une et l’autre lectures. John Mullen, dans sa pétition, présente uniquement les arguments en faveur de l’une des deux lectures, et enjoint ses lecteur/trice-s à apporter leur signature à sa cause. Est-ce acceptable ?
A priori, dans un débat, il n’y a rien de choquant à apporter des arguments en faveur d’une des thèses en présence, et à laisser à son adversaire le soin de défendre la position adverse. Si je débats contre un partisan de la peine de mort, on ne me reprochera pas de ne présenter que les arguments contre la peine de mort. Oui mais voilà, cette façon de procéder ne me paraît acceptable qu’à la condition, précisément, qu’elle prenne place dans un débat. C’est le fait que mes arguments, à la fois, réfutent les arguments de mes adversaires et soient susceptibles d’être réfutés par eux, qui garantit leur relativité et m’autorise à ne pas faire moi-même le pour et le contre. C’est une question de respect pour mon auditoire ou pour mes lecteur/trice-s (qui peuvent aussi être, en l’occurrence, mes adversaires) : quoi que je dise, ce ne sera pas le dernier mot de la question, et leur intelligence pourra s’exercer à renforcer mes arguments, à les nuancer, à les détruire, etc.
Le problème, c’est que la position de John Mullen ne s’inscrit pas dans le cadre d’un débat ; elle est à la lettre irréfutable. Comme je l’ai déjà dit, les éléments qui vont dans le sens du racisme et les éléments qui vont dans le sens de l’antiracisme ne se détruisent pas entre eux. Par conséquent, on peut toujours développer, à côté de ce que dit John Mullen, des arguments tendant à montrer qu’Exhibit B est, en fait, antiraciste ; il n’empêche que l’argumentation de Mullen demeure, en droit, hors de portée. (L’inverse est vrai aussi : ses arguments n’atteignent pas les arguments qui vont dans le sens contraire.) La seule manière de résoudre la contradiction, le seul catalyseur susceptible de permettre une synthèse entre les deux argumentations parallèles, c’est l’expérience personnelle du spectacle par le/la spectateur/trice. Or c’est précisément ce que John Mullen entend refuser à ses lecteur/trice-s, puisque son but politique est de faire annuler la représentation d’Exhibit B en France. John Mullen veut que le moins de monde possible puisse se faire, par soi-même, une idée du contenu réel du spectacle.
Pour résumer, il y a deux manières de laisser entendre à un-e lecteur/trice que la position défendue dans un article n’est pas la seule position possible :
-
soit cet article s’inscrit dans le cadre d’un débat rationnel, fondé sur un échange d’arguments qui s’entre-réfutent et s’entre-détruisent : dans ce cas, chacun de mes arguments fonctionne implicitement comme un appel à l’esprit critique du/de la lecteur/trice, et l’invitent à imaginer les autres arguments possibles, pour et contre ;
-
soit cet article, par son propos, échappe à la réfutabilité, parce que les arguments qu’il mobilise ne sont pas de ceux qui sont susceptibles d’être réfutés ou détruits par d’autres : c’est le cas, notamment, des jugements de goût sur un film, ou des jugements politiques du genre « Gravity est sexiste », « Exhibit B est raciste », etc. Dans ce cas, le/la lecteur/trice a au moins la possibilité de se faire un avis par lui-même, en voyant le film ou l’exposition concerné-e. S’il n’en a pas la possibilité matérielle (il n’y a pas de cinéma près de chez lui, tous les billets de l’exposition sont déjà partis…), il a au moins la possibilité de réserver son jugement. Or John Mullen ne demande pas à son/sa lecteur/trice de réserver son jugement jusqu’à ce qu’il/elle ait vu Exhibit B : il lui demande de signer une pétition pour que personne ne puisse le voir !
Finalement, la position de John Mullen se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. En adoptant la forme d’une pétition accompagnée d’un argumentaire, en sollicitant l’avis du/de la lecteur/trice, elle se donne l’air d’une position rationnelle, susceptible donc d’être rationnellement rejetée ou adoptée. Or ce n’est pas vrai : on ne peut pas argumenter contre la position de Mullen (et donc, on ne peut pas non plus véritablement argumenter pour), et le seul moyen disponible pour se faire avis (à savoir : voir le spectacle) nous est interdit. La position de John Mullen est donc, en un sens, manipulatrice – et cette manipulation appelle la condamnation morale la plus vigoureuse.
Il serait fâcheux que l’obscurantisme et la manipulation aient gain de cause. Il serait fâcheux que la censure ait gain de cause. J’emploie ce terme à dessein, car on me l’a reproché : on m’a objecté qu’il y avait des censures légitimes, et puis qu’il ne s’agissait pas d’interdire l’œuvre mais simplement de la déprogrammer, etc. On m’a signalé que les termes de censure et de liberté d’expression, sans autre précision, étaient plus confusants qu’autre chose : si une revue refuse un article, s’agit-il d’une censure, ou bien de l’exercice légitime de la liberté d’expression de la part du comité éditorial de la revue ? C’est une discussion intéressante, dans laquelle je n’ai pas la place de réellement rentrer ici. Mais il me suffira de signaler qu’en l’occurrence, je trouve moralement injustifiée la censure contre Exhibit B, même en prenant le mot censure dans son sens le plus faible, qui est aussi le sens le plus large. Je trouverais parfaitement injustifié le fait même de tenter de dissuader un-e ami-e d’aller voir cette exposition. J’ai lu, récemment, le livre polémique d’Édouard Louis En finir avec Eddy Bellegueule, que certaines personnes (y compris d’extrême gauche) trouvent très bien et que d’autres (à l’extrême gauche également) trouvent plein de mépris à l’égard des pauvres. Je suis content d’avoir pu le lire et d’avoir pu me faire un avis ; je n’aurais pas du tout apprécié qu’on me demande de ne pas le lire, et à plus forte raison qu’on tente de m’en empêcher. J’aurais considéré cela comme une insulte faite à mon intelligence, et j’aurais envoyé paître les censeur/euse-s. L’attitude de John Mullen, en l’occurrence, appelle le même genre de réponses. Je souhaite donc vivement qu’Exhibit B puisse se tenir à Paris, et partout ailleurs, et je vous invite à ne pas signer cette honteuse pétition.
[1] J’en profite pour rappeler ce que j’écrivais naguère à propos de la critique de Paul Rigouste, du site Le cinéma est politique, sur le film Gravity :
Je ne reprocherais pas (en tout cas, pas dans cette série de billets) aux articles de LCEP d’être faux. Je leur reprocherais volontiers, par contre, de chercher à établir leur validité en vertu d’une conception inadaptée du principe de non-contradiction. L’arrogance dont font preuve certains auteurs (Paul Rigouste, en l’occurrence), et le ton général des articles et des commentaires, me laissent penser que les contributeur/trice-s du site partent du principe suivant : montrer qu’un film est X-phobe*, cela revient à montrer que le film n’est pas non-X-phobe. Or c’est visiblement plus compliqué que cela.
[2] Film que je n’ai pas plus vu que je n’ai vu Exhibit B.
[3] Ce presque est imprécis, mais je n’ai pas mieux à proposer. Je n’ai pas d’idée précise quant au seuil en deçà du quel on peut légitimement traiter les opinions discordantes comme d’insignifiantes scories.
[4] Un supporter de la pétition m’a dit, alors que je mentionnais cette critique positive sur Facebook, que mon argument tombait parce que, parmi les gens qui avaient vu l’exposition, les avis étaient partagés. Mais ce n’est rien comprendre à mon argument ! Que les avis soient partagés, et donc qu’Exhibit B n’ait pas de sens objectif (et en particulier pas celui que John Mullen lui donne), c’est précisément mon point…
Malgré vos efforts pour expliquer la position de John Mullen, et pour y répondre comme on répond à un argumentaire logique et cohérent, j’avoue ne pas arriver à saisir cette logique et cette cohérence. Si RECONSTITUER des faits AYANT EU LIEU PAR LE PASSE est raciste, en quoi donner un cours d’histoire sur la traite des noirs ou tout autre événement historique impliquant le racisme de la part de leurs protagonistes ne le serait pas ? Outre le fait qu’évoquer que ces éléments ont eu lieu n’a pas d’autre intérêt objectif que de les dénoncer (je vois mal quelqu’un raconter la saint Barthélémy de manière factuelle en espérant que son auditoire en conclura que le massacre a été une bonne chose), en quoi raconter les actions commises par d’autres personnes différentes de soi donne une responsabilité sur ces événements ?
Bon, certes, je veux bien croire qu’un catholique fanatique puisse raconter la saint barthélémy en tant que récit épique des hauts faits des catholiques à l’époque des guerres de religions. Mais dans ce cas fictif, la X-phobie n’est pas dans le fait d’avoir fait le récit mais dans la manière dont ce récit a été fait. Hors, si j’en crois votre retranscription, ce n’est pas la mise en scène que John Mullen accuse mais le fait de faire références aux zoos humains (qui, encore une fois, et il le reconnait lui-même, ont existé, et continueront à avoir existé que Exhibit B soit déprogrammé ou non).
C’est pourquoi, vraiment, je ne comprend pas sa position. Je comprendrais que le débat porte sur la façon dont ces éléments sont mis en scène, je comprendrai qu’il dénonce que sous couvert de dénonciation, il y a une complaisance morbide à montrer ces images, et que la mise en scène esthétise les éléments qu’elle est sensé dénoncer, mais ce ne sont pas les arguments que vous rapportez.
Aussi, quand vous dites qu’il y a possibilité d’interpréter Exhibit B comme raciste, mais que, parmi les arguments qu’on vous a opposé, aucun ne porte sur ce qui fonde cette possibilité, je doute de son existence. Je ne parviens à m’expliquer la position de John Mullen que d’une façon : qu’il ait une véritable méconnaissance de ce qui est raciste, et trop de paresse intellectuelle pour se demander pourquoi Exhibit B serait raciste, et pas un cours d’histoire sur la traite des blanches.
C’est sans doute une accusation grave de ma part, et je ne demande qu’à être démentie, mais je vous trouve bien indulgent avec vos interlocuteurs, sur ce point.
« C’est pourquoi, vraiment, je ne comprend pas sa position. Je comprendrais que le débat porte sur la façon dont ces éléments sont mis en scène, je comprendrai qu’il dénonce que sous couvert de dénonciation, il y a une complaisance morbide à montrer ces images, et que la mise en scène esthétise les éléments qu’elle est sensé dénoncer, mais ce ne sont pas les arguments que vous rapportez. »
En fait, c’est bien ça, sa position. Il est plus clair dans une tribune qu’il a écrite pour le Plus du Nouvel Obs : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1249356-exhibit-b-au-104-une-exposition-raciste-creer-un-zoo-humain-ce-n-est-pas-de-l-art.html
« Car l’œuvre utilise des corps noirs esthétisés, silencieux, dénudés, immobiles, et éclairés de façon décorative, afin de permettre à un Blanc de parler aux Blancs de leurs sentiments sur le racisme. »
Mais c’est vrai que dans la pétition, il est plus allusif – ce qui fait que la pétition est vraiment très mauvaise.
Cela dit, concédons tout de même qu’un spectacle dans lequel des Noir-e-s sont exposé-e-s silencieusement sous le regard de blanc-he-s qui viennent les voir, dit comme ça, ça *a l’air* raciste. C’est une description qui conviendrait très bien aux zoos humains du XIXe siècle. Ce qui contrebalance cette lecture, c’est justement tous les éléments qui visent à introduire une distance critique entre cette représentation actuelle et le modèle historique dont elle s’inspire (les zoos humains).
Là où je vous rejoins un peu, c’est que même sans les jeux de regard, même sans le titre de l’oeuvre, même sans les professions de foi des figurant-e-s à la fin, etc., on aurait pu considérer à la rigueur que le seul fait de refaire un zoo humain au XXIe siècle aurait pu avoir valeur de dénonciation. Mais même en disant ça, on peut isoler :
-un élément qui va dans le sens du racisme (le dispositif « zoo humain ») ;
-un élément qui va dans le sens de l’antiracisme (la distance temporelle et culturelle).
Cela dit, ce second élément aurait joué plus faiblement, parce qu’il n’aurait pas été soutenu par tous les autres éléments d’antiracisme : le regard, les professions de foi, etc.
Et pourquoi présuppose-t-on que les spectateur de cet événement seront obligatoirement Blancs ? L’exposition serait-il interdite aux noirs, aux arabes et aux asiatiques ? A la rigueur, là, je veux bien crier au racisme, mais envers les spectateurs refoulés.
Quoi qu’il en soit, je lis la tribune du nouvel obs et mon malaise persiste. L’argument de l’esthétisation, et l’accusation d’hypocrisie vis à vis de l’intention de dénonciation est présente, certes, mais fort discrète, et ne constitue pas l’essentiel du propos. L’élément que John Mullen évoque comme étant le principal est le fait que des noirs soit exposés, s’attendant à ce que la réaction de tout spectateur lambda à qui on décrit le concept, et uniquement le concept soit de dire « Ah oui, pour encenser le concept de zoo humain » et non de dire « Ah oui, pour dénoncer le concept de zoo humain » ce qui serait pourtant la réaction de 90% des personnes à qui on parle de l’exposition. Non, je n’admettrai pas qu’exposer des noirs aujourd’hui, à fortiori en France, dans un contexte où les droits de l’homme sont devenu une valeur fondatrice de la société, c’est « à première vue » raciste. C’est « à première vue » anti-raciste, et à la rigueur on peut, en observant mieux, décider que sous prétexte de dénoncer, on fait en réalité l’apologie.
Ajoutons à ça qu’il avoue ne pas avoir vu l’exposition, donc ne peut pas arguer que la mise en scène trahit l’hypocrisie de l’auteur qui prétend dénoncer un événement historique, alors qu’en réalité, il assouvit son désir profond de mettre les noirs en cages
Mais ok, partons du principe qu’il s’exprime mal, qu’il ne met pas en avant ce qui lui semble le plus important parce qu’il a l’impression que ça tombe trop sous le sens pour être précisé. Partons du principe qu’il accuse Brett Bailey d’être hypocrite et de reconstituer un zoo humain, non pas, comme ce serait logique de le penser, pour dénoncer l’existence historique de ces zoos, mais parce que ça le fait personnellement kiffer de voir des noirs en cage. La machine à lire les pensées n’ayant pas été inventée, et l’usage du Penthotal étant règlementée, il est impossible de confirmer ou infirmer si Brett Bailey est honnête dans l’affirmation de son intention de dénoncer. On peut à la rigueur arguer que tel élément de la mise en scène confirme ou infirme telle ou telle intention, mais là, nous débattons entre gens qui n’ont pas vu l’exposition.
A partir de là, effectivement, l’intention réelle de l’auteur cesse d’avoir de l’importance, parce que de toute façon on ne pourra jamais prouver qu’elle est telle ou telle. La question va effectivement porter sur l’impact que l’expérience esthétique aura sur le publique. Et là, en effet, je veux bien croire qu’il y aura deux trois spectateurs qui iront voir le spectacle parce que ça les fait kiffer de voir des noirs en cage (il y a vraiment de tout dans le monde, alors je veux bien croire à tout). Mais le public de cette exposition étant un public de 2014, éduqués dans le respect des droits de l’homme, je doute que ces originaux soient une part assez importante du public pour qu’on puisse juger que, statistiquement, l’exposition ait pour conséquence une désinhibition du racisme. Et quand bien même on observerait une montée du racisme désinhibé en france après le passage de cette expo, on ne pourra jamais prouver que cette montée est liée à l’exposition elle-même. (ou que c’est d’avoir eu l’occasion de voir des noirs en cages et d’assouvir un fantasme inavoué qui a provoqué cette déshinibition, et non le sentiment de vexation provoqué par la culpabilisation).
Au passage, d’après ce que vous décrivez, les Eric Cartman et autre racistes primaires qui iraient voir l’exposition pour jouir avec un plaisir pervers du spectacle de gens de couleurs maltraités, ne devraient pas en avoir pour leur argent puisque la visite est organisée de manière à être inconfortable, et surtout à les mettre, non dans la position du blanc qui regarde, mais dans cette du noir qui est séparé de son groupe pour être emmené contre son gré. Si plaisir inavouable il y a là dedans, c’est plutôt un plaisir masochiste, et là, on n’est déjà plus dans le débat sur le racisme.
1.
« Et pourquoi présuppose-t-on que les spectateur de cet événement seront obligatoirement Blancs ? L’exposition serait-il interdite aux noirs, aux arabes et aux asiatiques ? A la rigueur, là, je veux bien crier au racisme, mais envers les spectateurs refoulés. »
Non, bien sûr, l’exposition n’est pas interdite à qui que ce soit. En revanche, il me paraît clair que l’expo cible un public blanc. Eric Fassin le relève dans son article quand il dit que « dans ce jeu disciplinaire, le public d’Avignon se découvre blanc. » C’est aussi ce que dit un autre article que j’ai mis en lien : » Là, de numéro, on devient complice, criminel, aveugle et raciste. On devient l’homme blanc qui exhibe l’homme de couleur sans se soucier de ce qu’il est. » (http://www.rue89strasbourg.com/index.php/2013/12/06/blogs/exhibit-b-brett-bailey-brasserie-schutzenberger-claque/)
Cette sélection implicite du public a été utilisée comme un argument contre l’expo, par certaines personnes (sur Facebook notamment). Mais je ne trouve pas que ce soit un argument juste ; il y a beaucoup d’oeuvres d’art qui s’adressent à un public particulier, sans que cela pose problème :
-les westerns s’adressent aux amateurs de westerns ;
-les concerts s’adressent aux gens qui ne sont pas de sourds ;
-les films porno hétéros s’adressent aux hétéros, les films pornos gays s’adressent aux gays (pour les pornos lesbiens, c’est peut-être un peu plus compliqué que ça) ;
-la poésie écrite en une certaine langue s’adresse aux gens qui comprennent cette langue ;
-etc.
Tous ces exemples ne sont pas équivalents, mais ils montrent qu’il n’y a pas besoin qu’une oeuvre fasse appel à un public universel pour qu’elle soit légitime.
Il y a d’autres oeuvres qui excluent des catégories dominées (comme les concerts qui excluent les sourd-e-s, les expos de peinture qui excluent les aveugles), et qui les excluent beaucoup plus radicalement que cette expo-là n’exclut les non-blanc-he-s.
Car à vrai dire, dans le cas d’Exhibit B, le fait qu’il y ait un public préférentiel blanc n’empêche pas du tout que des Noir-e-s puissent aller voir l’oeuvre et l’apprécier. Ils/elles ne se retrouveront pas dans la position du spectateur idéal, mais ils/elles peuvent avoir une expérience propre de l’oeuvre, plus complexe même que celle du/de la spectateur/trice blanc-he. Ce-tte dernier-e, en effet, est « confirmé-e » dans sa race, alors que le/la spectateur/trice noir-e se retrouve happé-e par un dispositif qui le/la construit comme blanc-he alors qu’il/elle est noir-e.
2.
En ce qui concerne le reste de votre commentaire, je suis partiellement d’accord avec vous, mais je reformulerais ce que vous dites dans des termes qui ne vous conviendront peut-être pas : il me semble qu’il faut distinguer analytiquement le dispositif matériel d’une part, et le contexte historique et culturel dans lequel il s’inscrit d’autre part.
Vous écrivez :
« Non, je n’admettrai pas qu’exposer des noirs aujourd’hui, à fortiori en France, dans un contexte où les droits de l’homme sont devenu une valeur fondatrice de la société, c’est « à première vue » raciste. »
Et je peux vous suivre là-dessus. Mais ce qui tire votre description du côté de l’anti-racisme, c’est le contexte.
Il est vrai que même si Brett Bailey avait intitulé son oeuvre « Human Zoo », qu’il eût reproduit matériellement les conditions d’exposition des zoos humains de jadis plutôt que de faire des tableaux vivants esthétisés dans des théâtres ou des musées, il y aurait eu un élément qui aurait tiré l’ensemble du côté de l’antiracisme : la distance temporelle, et la dimension inévitablement citationnelle d’une telle entreprise.
Il n’empêche que même dans ce cas, il y aurait eu une tension entre un dispositif matériel qui fait signe vers le racisme, et une dimension citationnelle qui fait signe vers l’antiracisme.
Quant à savoir s’il aurait été logique de considérer que la seconde dimension l’aurait alors emporté sur la première, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’on penserait si un acteur se mettait à réciter des discours d’Hitler en place publique sans aucun élément explicite de distanciation critique. Mais c’est difficile de raisonner sur des exemples contrefactuels.
3.
Sinon, je n’ai vu personne accuser Brett Bailey de malhonnêteté. On l’a accusé, au pire, de maladresse et de naïveté, voire d’arrogance, mais on ne l’a pas accusé d’être un raciste cynique.
4.
« Et là, en effet, je veux bien croire qu’il y aura deux trois spectateurs qui iront voir le spectacle parce que ça les fait kiffer de voir des noirs en cage (il y a vraiment de tout dans le monde, alors je veux bien croire à tout). Mais le public de cette exposition étant un public de 2014, éduqués dans le respect des droits de l’homme, je doute que ces originaux soient une part assez importante du public pour qu’on puisse juger que, statistiquement, l’exposition ait pour conséquence une désinhibition du racisme. »
Je ne pense pas qu’on puisse différencier comme cela les spectateur/trice-s racistes et les spectateur/trice-s antiracistes (sauf dans des cas limites extrêmes). Il est possible que même chez des antiracistes blanc-he-s, il y ait une jouissance plus ou moins consciente de sa supériorité sociale. La psyché humaine est souvent assez contradictoire !
5.
« Au passage, d’après ce que vous décrivez, les Eric Cartman et autre racistes primaires qui iraient voir l’exposition pour jouir avec un plaisir pervers du spectacle de gens de couleurs maltraités, ne devraient pas en avoir pour leur argent puisque la visite est organisée de manière à être inconfortable, et surtout à les mettre, non dans la position du blanc qui regarde, mais dans cette du noir qui est séparé de son groupe pour être emmené contre son gré. Si plaisir inavouable il y a là dedans, c’est plutôt un plaisir masochiste, et là, on n’est déjà plus dans le débat sur le racisme. »
Là, je suis bien d’accord avec vous !
@Eileen Tchoucky Heigh
Votre réponse m’a donné un argument de plus pour mobiliser pour le boycott de cette expo. Le seul fait de dire que vous n’admettez pas « qu’exposer des noirs aujourd’hui, à fortiori en France, dans un contexte où les droits de l’homme sont devenu une valeur fondatrice de la société, c’est « à première vue » raciste. » montre bien où est le problème. Certains comme vous pensent donc que les droits de l’homme, et donc l’antiracisme si je vous suit jusqu’au bout, sont devenus des valeurs fondatrices de la société et donc qu’il n’y a pas à s’interroger sur le contexte dans lequel se tient cette exposition.
Il est là le problème. D’autres, comme moi expérimentent en tant que non-blancs tout le contraire de ce que vous semblez considérer comme évident. Le racisme n’a jamais été marginalisé, il est même de nouveau de plus en plus prégnant dans cette société depuis quelques années.
Cette exposition a un discours politique qui se veut anti-raciste. Admettons que l’artiste soit de bonne foi. Sauf qu’elle joue volontairement sur l’ambiguïté du message, exposant des hommes et des femmes noires au regard d’une population majoritairement blanche, profondément imprégnée, quoi que vous semblez penser par des préjugés racistes. Le racisme n’est pas simplement un comportement ou un discours surgissant des têtes tel un diable de sa boite et qu’on pourrait faire re-disparaitre à coups de bons sentiments et de discours bien pesés. C’est un système politique, social, économique qui maintient les personnes racisées de ce pays dans une position subalterne et alimente dans la société des comportements et des représentations racistes y compris chez ceux qui se disent progressistes.
Tout le monde n’est pas raciste en France mais disons que beaucoup, même parmi les antiracistes, sont nourris par ces représentations et la plupart ne font aucun effort pour déconstruire certains réflexes tellement convaincus qu’ils sont qu’en tant que progressistes ils sont naturellement immunisés.
J’imagine que Breit Bailey ne s’est pas tellement interrogé sur le fait que lui l’artiste, en tant que blanc n’est pas neutre dans l’histoire. C’est le privilège du Blanc dans cette société de ne jamais se penser racisé mais neutre et sans couleur. Faire parler les « figurants » noirs sur le sens de cette exposition par rapport à leur histoire, c’est très bien sauf que c’est très problématique s’il ne s’interroge pas lui-même sur le sens que ça a pour lui, blanc de faire travailler des figurants noirs sous ses ordres. Le fait qu’il ne se pose probablement même pas la question est un « impensé » révélateur de la prégnance des représentations racistes dans les sociétés occidentales. Pourquoi certains bien-pensants antiracistes blancs voudraient absolument nous faire nous interroger nous, les non-blancs sur ce que ça veut dire qu’être non-blanc dans une société occidentale ? On n’a pas besoin d’eux pour ça. Qu’ils s’interrogent eux d’abord sur ce qu’est être blanc dans cette société ?
Le geste artistique de l’artiste ici se veut politique ? Breit Bailey prétend intervenir sur le terrain du réel et construire un discours antiraciste. Il veut donner corps à son message en utilisant de vrais corps, des corps noirs évidemment et il joue de l’ambigüité de ce geste pour provoquer et faire réagir. Chiche ! Il a réussit. Il contribue à humilier un peu plus certains non-blancs qui se voient encore une fois réduits à l’état d’objet par un blanc. Et qu’il affirme que cette fois-ci c’est pour la bonne cause ne change rien à l’affaire. S’il veut vraiment aller jusqu’au bout de son geste, qu’il se fasse « figurant » pour de vrai, qu’il donne son carnet d’adresse, ses entrées dans le monde de l’Art à des artistes noirs pour qu’ils se fassent un nom et un prénom et qu’il « rentre dans la cage » à la place des figurants noirs.
J’imagine que comme en Angleterre, qu’on le pousse dans ses derniers retranchements et il hurlera au fascisme, ce qui l’a définitivement démasqué, lui l’homme blanc face aux militants noirs contestant son oeuvre. Pourtant ces militants noirs sont certainement au moins aussi légitimes à tenir un discours sur le racisme que les « figurants » noirs de son expo qui tout de même rappelons le sont aussi ses salariés. Encore une fois, il est certainement de bonne foi. Mais puisqu’il a voulu intervenir sur le terrain du réel, faire passer un message politique, qu’il ne se réclame pas alors d’une prétendue immunité artistique pour échapper à la polémique. La mobilisation pour le boycott de cette expo est tout à fait légitime. C’est l’expression démocratique de ceux qui choqués voir humiliés par cette exposition veulent l’interdire. Oui, elle se heurte à l’expression démocratique de ceux qui défendent cette exposition. Mais c’est le débat et la mobilisation qui trancheront.
Merci pour votre commentaire. Juste une chose :
« Pourquoi certains bien-pensants antiracistes blancs voudraient absolument nous faire nous interroger nous, les non-blancs sur ce que ça veut dire qu’être non-blanc dans une société occidentale ? On n’a pas besoin d’eux pour ça. Qu’ils s’interrogent eux d’abord sur ce qu’est être blanc dans cette société ? »
ll me semble que c’est bien, justement, tout l’objet de l’expo (de mettre en scène un « regard blanc » sur les Noir-e-s, destiné à ce que le public s’interroge, comme vous dites, ou expérimente un malaise, etc.
Loin de moi l’idée de prétendre que le racisme n’existe plus. Le racisme est une réalité, et il est effectivement de plus en plus prégnant ces dernières années. J’en suis parfaitement consciente et, même si je crois lire dans votre post que je ne suis pas concernée par cette montée du racisme et donc ne peux en réaliser l’ampleur, je me sens concernée et l’ampleur que je réalise est suffisante pour m’inquiéter. Bref, je n’ai jamais cherché à dire que le racisme n’existait plus, et si j’en ai donné le sentiment, je m’excuse sincèrement, car ce n’est VRAIMENT pas un message que je désire véhiculer.
Ce que je dis, c’est qu’aujourd’hui, en France, le racisme n’est pas seulement une réalité, c’est un délit. Plusieurs lois le punissent. C’est déjà plus que ce qu’on peut dire de bien des époques (et de bien des pays). Pour tenir un discours raciste aujourd’hui, il faut pouvoir le dissimuler sous une fausse bonne raison. On ne peut pas organiser une exposition montrant des noirs enchainés sans le faire au nom de l’antiracisme. C’est pourquoi je dis qu’une telle exposition, aujourd’hui, en France, c’est à première vue antiraciste. A deuxième vue, je veux bien croire qu’on puisse trouver des motifs moins avouables, peut-être même du racisme, mais à première vue, il est logique de penser que le but de la démarche est l’antiracisme.
D’ailleurs, la question de la première vue n’est pas celle qui vous pose problème, car vous êtes prêt à admettre que l’auteur puisse être de bonne foi. Votre propos est plutôt de m’expliquer combien cette exposition est nocive même avec cette bonne foi. Et c’est exactement ce que je voulais entendre.
Ce que je reproche à la tribune du nouvel Obs de John Mullen, c’est que la démonstration que vous êtes en train de me faire n’y est pas, ou alors trop subtile, alors que c’est bien là le cœur du problème : cette exposition est-elle nocive malgré l’intention d’antiracisme affichée ?
N’ayant pas vu l’exposition, je ne sais pas. Si j’en crois ce que vous dites, je ne saurais pas en la voyant non plus, car en dépit de mon teint rose-beige, je fais partie de cette catégorie qu’on appelle « les blancs ». En revanche, les interprètes du spectacle eux sont non-blancs, et leur jugement sur ce spectacle a été qu’il était antiraciste, puisqu’ils ont accepté d’y participer.
Par ailleurs, il y a encore un ou deux trucs auxquels je voudrais répondre, dans le message de Laurent :
» Faire parler les « figurants » noirs sur le sens de cette exposition par rapport à leur histoire, c’est très bien sauf que c’est très problématique s’il ne s’interroge pas lui-même sur le sens que ça a pour lui, blanc de faire travailler des figurants noirs sous ses ordres. »
Je ne suis pas sûr que ça ait un « sens » particulier de « faire travailler des figurants noirs sous ses ordres ». Sinon, on peut en dire autant de Tarentino qui fait travailler des acteur/trice-s noir-e-s dans Django Unchained, etc. Que des Noir-e-s travaillent sous la direction d’un-e Blanc-he, c’est une situation banale qui n’a rien de scandaleuse en soi.
« S’il veut vraiment aller jusqu’au bout de son geste, qu’il se fasse « figurant » pour de vrai, qu’il donne son carnet d’adresse, ses entrées dans le monde de l’Art à des artistes noirs pour qu’ils se fassent un nom et un prénom et qu’il « rentre dans la cage » à la place des figurants noirs. »
Ce n’est pas son propos, ce n’est pas son but. C’est très étrange de reprocher à un artiste de ne pas avoir fait une oeuvre complètement différente de celle qu’il a faite. Quel est « son geste », selon vous ? Pourquoi le fait de se mettre à la place des figurant-e-s aurait-il constitué un aboutissement de son geste ?
Là, il a voulu parler du racisme colonial. S’il avait mis des Blanc-he-s à la place des Noir-e-s, on aurait pu, pourquoi pas, lui reprocher de falsifier l’histoire…
« Il contribue à humilier un peu plus certains non-blancs qui se voient encore une fois réduits à l’état d’objet par un blanc. »
Je ne pense pas qu’il soit correct de dire que les Noir-e-s, dans l’exposition, sont « réduits à l’état d’objet ». J’ai longuement argumenté en ce sens dans mon article, et je rajoute que le fait même que la plupart des spectateur/trice-s avouent être très mal à l’aise est bien la preuve qu’ils/elles ne considèrent pas les figurant-e-s comme des « objets ». Si c’était le cas, il n’y aurait pas de malaise.
« C’est l’expression démocratique de ceux qui choqués voir humiliés par cette exposition veulent l’interdire. Oui, elle se heurte à l’expression démocratique de ceux qui défendent cette exposition. Mais c’est le débat et la mobilisation qui trancheront. »
Il n’y a pas de « débat » possible dans ces conditions. John Mullen a une attitude manipulatrice, son but n’est pas de débattre. Certains blogs reprennent ses arguments à partir d’une connaissance gravement lacunaire de ce dont il est question, comme celui de Mrs. Roots (cf mon commentaire ici : http://mrsroots.wordpress.com/2014/10/14/boycotthumanzoo-i-le-racisme-sinvite-au-musee/comment-page-1/#comment-442 ). C’est une parodie de débat.
A part ça, oui, c’est la mobilisation qui tranchera, mais ça c’est vrai pour tout : quand les cathos intégristes, par leur « expression démocratique », tentent de s’opposer à un film LGBT (L’Inconnu du lac…), in fine, c’est aussi « la mobilisation » (la leur, celle de leurs opposant-e-s…) qui tranche. Le fait que ce soit la mobilisation qui tranche en dernière analyse ne dit rien sur la légitimité morale et politique des positions en présence.
Est-ce que les lanceurs de la pétition » Collectif contre exhibit B » ont vu cette » exposition » ?
Elle est, tout au contraire d’un zoo humain, une évocation des horreurs que les exploiteurs blancs ont fait vivre aux noirs en Afrique. Elle est bouleversante, frappe au creux de l’estomac, dès le premier tableau. On ne vit pas de la même façon avant et après avoir rencontré Exhibit B.
Ce ne sont pas, à nouveau, des » figurants » qui seraient exploités par un blanc ; mais des acteurs participant à cette » exhibition « , dont Chantal Loïal, danseuse et chorégraphe de talent.
J’espère que peu d’internautes se laisseront prendre au piège de cet appel, et que beaucoup de personnes pourront voir Exhibit B.
Pour info, ce n’est pas la première expo provocatrice de ce type. Il y a quelques années, Christoph Schlingensief a exposé des immigrés (supposés clandestins) dans des conteneurs en Autriche en appelant le public à voter pour ou contre leur expulsion. Vu les positions habituelles de Schlingensief, l’opération était clairement une dénonciation du racisme, mais cela n’a pas empêché des groupes de militants anti-racistes de s’en prendre à l’installation.
Imaginez un artiste qui a l’impression de faire un travail antiraciste. Puis des dizaines de milliers de personnes et surtout des milliers de noirs lui disent « vous vous êtes trompés, c’est raciste votre truc! » Il est évident que l’artiste qui n’aime pas le racisme organise de multiples rencontres avec les opposants pour que toutes les voix s’entendent (puisqu’il a dit vouloir « ouvrir une conversation » sur le racisme). Et bien c’est que dans vos rêves. Brett Bailey se cache! : même la télé française pour l’instant n’a pas pu lui poser une question, et les opposants à son exhibit encore moins! « Taisez-vous » c’est tout ce qu’il pense. #ouestbrettbailey #contreexhibitB
« Il est évident que l’artiste qui n’aime pas le racisme organise de multiples rencontres avec les opposants pour que toutes les voix s’entendent (puisqu’il a dit vouloir « ouvrir une conversation » sur le racisme). »
Ce n’est pas évident du tout. Si j’étais artiste, je n’ouvrirais pas une conversation avec des gens qui appellent au boycott et à la déprogrammation d’une oeuvre de moi qu’ils ne connaissent pas et n’ont pas vue, et qui, désormais, appellent à la censure d’Etat. (Parce que oui, quand même, quand on voit les récentes évolutions du « collectif contre Exhibit B » telles que visibles ici https://www.change.org/p/aux-directeurs-du-centre-104-et-du-th%C3%A9%C3%A2tre-g%C3%A9rard-philippe-aux-maires-de-paris-et-de-saint-denis-d%C3%A9programmer-le-zoo-humain/u/8729181 , et que vous-même John Mullen avez signé, on se rend compte qu’il était parfaitement hypocrite de votre part de vous cacher derrière l’argument-prétexte du « financement public »).
Il y a un minimum de courtoisie à respecter. C’est un peu facile de se conduire comme des connard-e-s, et de s’indigner sous prétexte que la personne visée n’a pas l’élégance d’engager le débat avec vous. Vous ne vous êtes pas contenté-e-s (vous et vos allié-e-s) d’ouvrir un « débat » sur cette oeuvre, vous avez employé des méthodes franchement hostiles, et parfois quasiment mensongères. La meilleure chose à faire, c’est de vous dire d’aller vous faire voir – et le silence de BB est une réponse somme toute mesurée à vos propres excès.
Donc oui : taisez-vous, et revenez quand vous aurez vu l’oeuvre et que vous saurez de quoi vous parlez.