Il est banal de dire qu’il faut agir selon ce qu’on pense (ou : « mettre ses actes en conformité avec ses idées », ou « être cohérent-e avec ses propres valeurs », etc.). Mais je ne suis pas d’accord avec les fondements d’une telle affirmation.
Pour commencer, même si ce n’est pas essentiellement de cela que je vais parler dans ce billet, il ne va pas de soi que cela soit possible de « mettre ses actes en conformité avec ses idées » : cela suppose une homologie structurelle entre les actes et les idées qui ne saute pas aux yeux. D’autre part ce principe est, même chez ceux et celles qui l’énoncent, à géométrie très variable, car je ne crois pas qu’on aurait beaucoup d’indulgence envers un fasciste qui tabasserait des Noir-e-s pour être cohérent avec lui/elle-même, ou, dans un registre moins extrême, à l’égard d’un grand patron libertarien qui frauderait le fisc pour ne pas payer ses impôts. Dans de tels cas, on serait plutôt enclin-e-s à féliciter les individus concernés de ne pas mettre leurs actes en conformité avec leurs idées. (Quant à la question de savoir si on peut leur reprocher moralement leurs idées elles-mêmes, elle ne me paraît pas si évidente à trancher.)
Mais même en laissant de côté ces deux arguments, en voici deux autres :
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Il est discutable, éthiquement, d’exiger des gens qu’ils s’imposent des contraintes morales supplémentaires uniquement parce qu’ils sont parvenus à certaines conclusions théoriques sur ce qu’il faut, ou faudrait, faire. C’est un peu comme si les gens étaient punis pour avoir trop réfléchi : ils ont le mérite d’avoir examiné une question et d’être parvenus à des conclusions non triviales, et la rétribution qu’on leur en accorde, c’est soit de leur imposer de faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire, soit de les culpabiliser de ne pas les faire.
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Ce type d’approche morale met en danger un certain nombre de caractères fondamentaux de la pensée et du discours, surtout en matière politique, à savoir : la rationalité, l’objectivité, voire le désintéressement. À force de vouloir mettre en conformité ses actes avec sa pensée, il peut être très tentant de mettre, plutôt, sa pensée en conformité avec ses actes, et de se construire une morale ad hoc sur laquelle il devient, dès lors, impossible de discuter, car celle-ci ayant des bases irrationnelles, ayant pour seul but le confort moral de celui ou celle qui la forme, elle est, en droit, robuste aux arguments et inattaquable par la discussion.
À ces conceptions subjectivistes de la morale, et pour les raisons que je viens de dire, je préfère, décidément, une conception objectiviste, qui fonde l’évaluation morale d’une action donnée sur l’action elle-même (en incorporant, dans la notion d’ « action », l’intention qui l’accompagne), et non sur la relation entre cette action et les croyances personnelles de l’agent.
Ainsi, pour donner un exemple précis : j’ai déjà discuté avec des antispécistes (c’est-à-dire des gens qui pensent que les animaux non-humains et les êtres humains sont des sujets moraux de dignité équivalente) qui considèrent que leurs idées antispécistes, issues d’une assez longue réflexion, leur imposent moralement de ne pas faire de mal aux animaux, et notamment de ne pas manger de produits d’origine animale (ou de ne pas s’habiller avec des produits d’origine animale, etc.). Mais il me paraît beaucoup plus logique de considérer :
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soit que le fait de manger des animaux est moralement mal, que l’on soit antispéciste ou non ;
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soit que le fait de manger des animaux est moralement acceptable, que l’on soit antispéciste ou non.
Dans ce cas, les antispécistes devraient considérer que le fait d’être antispéciste leur permet de découvrir une vérité morale (« il faut traiter les animaux non-humains comme des humains », donc « il ne faut pas manger de produits d’origine animale »), mais pas que leur antispécisme fonde par lui-même des exigences morales.