Cinéma et politique : des critiques arbitraires (2e partie)

Première partietroisième partie

Dans le billet précédent, j’ai avancé l’idée que les critiques politiques de films, telles que celles proposées par le site Le cinéma est politique (LCEP), étaient arbitraires, au sens où elles déployaient un argumentaire cohérent pour démontrer des choses alors qu’on aurait tout aussi bien pu, avec autant de rigueur et de cohérence, démontrer exactement l’inverse. Dans ce billet et dans le suivant, je vais tâcher d’être un peu plus précis, et de présenter cinq procédés par lesquels les contributeur/trice-s de LCEP choisissent arbitrairement de donner au film qu’ils/elles commentent tel ou tel sens, tout en laissant croire qu’ils/elles se contentent de parler objectivement du film.

Je ne prétends pas que ma liste soit exhaustive ; elle vise au moins à couvrir les cas les plus importants. La longueur de mes développements m’empêche de les mettre tous dans un unique billet : celui-ci contient les trois premiers, le suivant contiendra les deux derniers. Je reprends la numérotation de mes sections où je l’avais laissée à la fin du précédent billet, donc les sections correspondant à mes trois premiers procédés sont numérotées 4, 5 et 6.

Toutes ne sont pas aussi longues : leur taille varie en fonction de mon inspiration, mais aussi du plus ou moins grand degré d’originalité de ce que j’ai à dire. Il me paraît que le procédé décrit dans la section 6 est un peu moins évident que ceux qui sont décrits dans les sections 4 et 5 : je serai donc plus allusif sur ces deux-là, et je renverrai d’ailleurs largement à des blogueuses qui, en l’occurrence, ont déjà fait le travail.

*

4.

Le premier de ces procédés, le plus évident, consiste dans la sélection arbitraire des éléments à analyser. Il faut, face à la critique politique d’un film, se poser la question suivante : pourquoi avoir repéré et décortiqué tel élément, qui va dans le sens de l’auteur-e, plutôt que tel autre, qui ne va pas dans son sens ? Ou bien : pourquoi donner plus d’importance à ce fait-ci qu’à celui-là, alors que les deux sont présents dans le film ?

Je renvoie, pour expliciter ce point, à l’article que le blog Bechdel ta mère a consacré à la lecture de La Reine des neiges. Sur LCEP, l’article de L.D. sur La Reine des neiges vise à montrer que ce dessin animé n’est pas si progressiste qu’il en a l’air, et que, hum hum, il pourrait bien être un peu sexiste sur les bords. L’auteure du blob Bechdel ta mère construit un système explicatif alternatif, auquel elle ne croit pas elle-même (c’est un jeu de l’esprit) mais qui, chose intéressante, arrive à la même conclusion :

Mais supposons que je veuille démontrer, juste pour l’exercice, parce qu’avec de la bonne volonté on peut démontrer n’importe quoi à partir de n’importe quoi, que la Reine des Neiges est une apologie du Patriarcat. Facile : nous avons deux personnages de petit ami potentiels pour l’héroïne. Le premier est un homme sympa, respectueux, qui sort avec la fille parce que son caractère lui plait, qu’elle a les même gouts, la traite en égale, la considère comme assez apte à partir à l’aventure seule, accepte de rester à la maison pour gérer ce qu’il y a à gérer en son absence, bref, la respecte, la voit comme une personne, pas juste comme un vagin… Le deuxième est un macho classique, qui insulte la fille dès leur première rencontre, la maltraite, serait prêt à l’abandonner dans la neige si elle ne lui promettait pas de le payer, et finit par tomber amoureux d’elle parce que… Parce qu’elle est bonne ? On ne sait même pas, en fait. Et la morale de l’histoire, c’était que, mesdemoiselles, fuyez le premier, c’est le méchant, épousez plutôt le deuxième, c’est le gentil. Voilà, j’ai démontré que « La Reine des Neiges » fait l’éloge du patriarcat.

Tout cela se tient. Et tout cela va plutôt dans le sens de l’article de LCEP. Mais ce ne sont pas les arguments de LCEP. Ce sont des arguments auxquels L.D. semble ne même pas penser. Pourquoi ? Parce que. Il n’y a sans doute pas de raison, sinon le hasard des faits dont l’auteur-e de l’article s’est souvenu, ou qu’il a jugé bon de mentionner.

5.

Le second procédé consiste à faire parler les éléments du film d’une manière incontrôlée (au sens strict : il n’y a rien qui puisse permettre de contrôler la pertinence de l’interprétation, qui risque donc de devenir surinterprétation gratuite). Cette fois, c’est à Lizzie Crowdagger que je laisse la parole. Cette blogueuse relève, consternée, un article de Paul Rigouste qui accuse le film X-men : days of the future past de transphobie, parce que le personnage de Mystique est méchant, et qu’il a la capacité de se métamorphoser, donc qu’il est plus ou moins une allégorie des trans. Là encore, la meilleure critique est un raisonnement par l’absurde : avec le même genre de démarche que Paul Rigouste, Lizzie Crowdagger en arrive à la conclusion, volontairement invraisemblable, que Wolverine est une figure allégorique de lesbienne butch…

6.

Le troisième procédé, plus raffiné, consiste à prendre acte du fait qu’un film contient des éléments contradictoires, puis à les agencer arbitrairement dans un certain ordre grâce à la rhétorique du certes…, mais… Autrement dit, il consiste par exemple à écrire : « certes, ce film contient des éléments progressistes, mais ceux-ci sont annulés par ses éléments réactionnaires », plutôt que : « certes, ce film contient des éléments réactionnaires, mais ceux-ci sont annulés par ses éléments progressistes. » Or il n’est pas du tout certain que le film sur lequel on produise ce discours donne vraiment les moyens de trancher entre les deux possibilités – en tout cas, il est clair que les contributeur/trice-s de LCEP ne prennent pas le temps de s’arrêter à cette question.

L’article déjà cité (dans mon précédent billet) de Paul Rigouste sur Gravity tombe sous le coup de cette critique, mais sans que cela se manifeste explicitement par l’usage du certes…, mais… Quand Paul Rigouste écrit :

Chose assez exceptionnelle pour un blockbuster de cette envergure, le point de vue adopté  est exclusivement celui d’une femme, et le film se concentre sur l’évolution intérieure de cette dernière. Les spectateurs/trices sont ainsi encouragé-e-s à s’identifier et à éprouver de l’empathie pour un personnage féminin approfondi et positif, ce qui est assez rare pour être noté. Or, au lieu de mettre en scène une femme trouvant en elle-même les ressources pour surmonter les épreuves qu’elle rencontre, le film la rend totalement dépendante d’un homme, dont la sagesse et les compétences lui permettront de sauver sa peau et de redonner un sens à sa vie[,]

il fait implicitement le choix d’utiliser le fait que l’héroïne soit « dépendante d’un homme » pour atténuer la portée du fait que l’héroïne soit une femme pour qui en ressente de l’empathie et qui, grâce à un coup de pouce masculin initial, s’en sort cependant largement toute seule. Mais il aurait aussi bien pu faire l’inverse.

J’ai le souvenir de deux exemples encore plus parlants. Le premier est tiré de la critique de Snowpiercer par L.D., intitulée « Ces queutards de révoltés ». Le passage qui m’intéresse est le suivant :

Une des méchantes est également enceinte, ce qui ne change rien à sa cruauté et à son pouvoir de nuisance (c’est elle, l’institutrice qui lobotomise les jeunesses Wilfordiennes du train), ça ne l’empêchera pas non plus d’être tuée d’une façon très perverse : le spectateur est incité à prendre du plaisir à sa mort car l’accent était mis sur le côté insupportable du personnage. On éviterait donc a priori l’idée essentialiste qui associe l’image maternelle à un instinct de douceur et d’amour. Pour autant, même si on a donc deux modèles de mères radicalement opposés, on limite tout de même fortement les représentations féminines en les associant à ladite maternité : sur les six personnages féminins à prononcer plus de deux phrases, deux sont mères […], l’une est représentée en train de s’occuper d’enfants […], deux sont très jeunes […] et la dernière n’est autre que Mason/Tilda Swinton.

On peut résumer ce paragraphe comme suit : « Certes, la représentation traditionnelle de la maternité est détournée, mais il n’en reste pas moins que la plupart des femmes du film sont des mères ». Mais rien ne m’empêche d’écrire, à la place : « Certes, la plupart des femmes du film sont des mères, mais la maternité dont il est question échappe complètement aux clichés, et l’image traditionnelle de la maternité est ébranlée ». Si l’on considère qu’il est progressiste d’offrir une représentation qui s’écarte des clichés traditionnels de la maternité, et réactionnaire d’associer les femmes à la maternité, alors l’ordre dans lequel on placera ces deux éléments pour mettre l’accent sur l’un ou sur l’autre est purement arbitraire, et a pour conséquence de tirer le film (ou du moins tel aspect du film) dans un sens plutôt progressiste ou plutôt arbitraire.

Autre exemple, l’article de Paul Rigouste sur Carnage, de Polanski – film qui, pour ce contributeur, est donc un « petit traité de cynisme et de misogynie ». Voici le passage que je retiens :

Un autre moment où semble se dessiner une union entre les femmes est celui où toutes deux réclament de l’alcool, puisque les hommes s’en sont servi sans leur en proposer. Ce passage peut sembler intéressant dans la mesure où les femmes pointent ici du doigt leur exclusion arbitraire d’un plaisir qui fut longtemps privilège masculin. Mais le film neutralise rapidement cette piste proto-féministe en montrant les femmes complètement pathétiques sous l’emprise de l’alcool.

Ici, on a un exemple presque chimiquement pur de la technique du certes…, mais… On peut gloser en : « Certes, ce passage semble féministe parce qu’il dénonce le fait que les femmes soient exclues d’un privilège masculin, mais en fait il est sexiste parce qu’il montre des femmes bourrées, pas tellement à leur avantage ». Or non seulement on peut inverser l’ordre de l’argumentation (« Certes, ce passage semble sexiste parce qu’il montre des femmes bourrées, mais en fait il sert à dénoncer le fait que l’alcool soit un privilège masculin »), mais on peut même, si on va dans cette direction, utiliser le fait même que les femmes soient pathétiques après avoir bu de l’alcool comme un argument en faveur de l’idée d’une dénonciation féministe du privilège masculin. En effet, si les femmes sont pathétiques après avoir bu de l’alcool, c’est précisément parce que l’alcool est un privilège masculin, et donc que les femmes ne tiennent pas l’alcool. On pourrait donc voir dans cette scène la dénonciation d’un privilège masculin.

De façon générale, cette tactique du certes…, mais… est redoutable, parce qu’elle permet de faire passer des idées arbitraires et éventuellement dogmatiques dans les phrases même qui, par leur structure syntaxique et leur agencement, semblent les plus à même de faire place à la nuance et à la subtilité.

*

Prochainement sur votre écran (d’ordinateur), les deux derniers procédés que je tenais à analyser. Je ne donne pour l’instant que leurs noms, pour vous mettre en appétit : je parlerai de « présupposition d’iconicité » et de confusion du descriptif et du normatif.

[edit 14/12/14 : précisions terminologiques ici]

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