Mois: septembre 2014

Substitution de X-phobies

(Si quelqu’un a un meilleur titre à me proposer, qu’il/elle se sente libre de m’en faire part dans les commentaires, parce que là, je manque visiblement d’inspiration)

Je m’accorde (et je vous impose) une petite pause dans ma série de billets consacrés aux critiques politiques des films, pour traiter aujourd’hui d’un sujet tout différent, et plus spécifique : ce trope argumentatif militant qui consiste à dénoncer un comportement (jugé) X-phobe* en le comparant à une autre X-phobie, dont on suppose qu’elle entraînera plus facilement la condamnation. Par exemple, il arrive fréquemment que l’on dénonce un propos islamophobe en demandant : « mais qu’est-ce que tu dirais si on remplaçait ‘musulman-e-s’ par ‘juif/ve-s’ ? » Dans ce billet, j’appellerai ce trope argumentatif « trope de la substitution ».

L’idée de cet article m’a été inspirée par la lecture de deux textes consacrés à la polémique qui fait rage outre-Manche à propos du show Exhibit B, organisé par l’artiste sud-africain Brett Bailey (je dis show, parce que ce n’est à proprement parler ni un spectacle, ni une exposition, ni une performance…). L’œuvre d’art en question reproduit le dispositif des zoos humains du XIXe siècle, en mettant sous les yeux du public des acteur/trice-s attaché-e-s, enchaîné-e-s, encagé-e-s, dans l’intention avouée de mettre le/la spectateur/trice mal à l’aise, et dans l’objectif explicite de dénoncer le racisme colonial. Toute la question est de savoir si cette œuvre, en dépit de ses bonnes intentions, est ou non raciste, et, le cas échéant, si elle doit ou non être interdite ou boycottée.

Le Dr Kehinde Andrews semble de cet avis, et il écrit, notamment :

Him choosing to put on this exhibition is akin to a German organising a piece of ‘art’ that had Jews dressed in prison garb, with numbers tattooed to their arms, locked in a contrived concentration camp. The idea is simply unimaginable.

Le dénommé Akala est également de cet avis, et il écrit :

To offer an analogy, would a German artist ever be given a platform as large as the Barbican [le centre qui accueille le show] to make money from displaying real live Jewish bodies piled on one another in a mock gas chamber, would this be considered art?

Dans les deux cas, les auteurs font un parallèle (« an analogy ») avec des spectacles éventuels qui fonctionneraient selon le même principe qu’Exhibit B, mais avec des Juif/ve-s dans des camps de concentration (ou des Juif/ve-s morts dans des chambres à gaz) plutôt qu’avec des Noir-e-s. L’argument repose sur le syllogisme suivant :

  1. Un tel spectacle sur les Juif/ve-s serait évidemment, et unanimement, considéré comme offensant, et nous révolterait ;
  2. ce spectacle sur les Noir-e-s est similaire à cet éventuel spectacle sur les Juif/ve-s ;
  3. (il faut traiter également des situations semblables) ;
  4. donc il faut être aussi révolté par Exhibit B qu’on le serait par un tel spectacle sur les Juif/ve-s, et en tirer les conséquences qui s’imposent (boycott, demande d’interdiction, etc.).

Or cette logique me semble sérieusement contestable, pour trois raisons.

Premièrement, il n’est pas du tout certain que le/la lecteur/trice moyen-ne de ces deux articles soit spontanément révolté-e par de tels spectacles mettant en scène des Juif/ve-s. Il y a déjà quelque chose d’incertain dans la majeure du syllogisme. Cette incertitude tient en partie, ici, au caractère insuffisamment précis des descriptions : on pourrait se dire qu’une exposition avec des Juif/ve-s tatoué-e-s et en habits rayés pourrait être tout à fait acceptable, si par ailleurs le dispositif mis en œuvre dans le spectacle était suffisant pour orienter le regard du/de la spectateur/trice d’une certaine façon résolument non-antisémite. Mais de manière plus générale, ce type de syllogisme repose en soi sur un présupposé très fort. Il se pourrait fort bien que les gens qui acceptent Exhibit B soient aussi susceptibles d’accepter spontanément le même genre de spectacles sur les Juif/ve-s.

Deuxièmement, et c’est la mineure du syllogisme qui est cette fois en cause, il n’est pas toujours vrai que les deux situations comparées sont similaires. J’ai rappelé dans cet article que les militant-e-s avaient tendance à penser toutes les oppressions sur le même modèle, alors que ce qui est vrai pour l’une n’est pas forcément vrai pour toutes les autres. Par exemple, si je dis : « Le handicap est quelque chose de négatif », ça n’aurait pas grand sens de m’enjoindre, pour me confondre (et dénoncer mon validisme), de remplacer handicap par homosexualité ou par judéité, car ma phrase, précisément, n’est vraie qu’à propos du handicap – pas à propos de l’homosexualité ou de la judéité. Dans l’exemple qui nous occupe, il y a une différence évidente entre un spectacle montrant des Noir-e-s et un spectacle montrant des Juif/ve-s, c’est que les zoos humains de Noir-e-s ont existé et qu’Exhibit B reproduit partiellement leur dispositif, alors que l’enfermement ou la mise à mort des Juif/ve-s par les nazis n’a jamais été pensé-e par eux comme un spectacle. Cela, d’ailleurs, renforce l’idée qu’Exhibit B serait un spectacle abject – davantage, en tout cas, qu’un spectacle similaire sur les Juif/ve-s – parce qu’il réactive un dispositif lui-même abject.

Troisièmement, et surtout, l’argument est, par nature, réversible. Si je compare un cas A et un cas B, en admettant que les cas soient similaires, et que je constate que je réagis différemment pour B et pour A, pourquoi faudrait-il nécessairement en conclure que c’est dans ma réaction au cas B que j’ai tort, plutôt que dans ma réaction au cas A ? C’est à nouveau la majeure du syllogisme qui est ici en cause.

En l’occurrence, je suis incapable de dire ce que j’aurais pensé si j’avais été confronté à un spectacle mettant en scène des Juif/ve-s dans la position que les Noir-e-s occupent dans Exhibit B. Mais supposons qu’Andrews et Akala aient raison, et supposons qu’un tel spectacle m’aurait choqué. Qu’en conclure ? L’argument de ces deux auteurs repose sur l’idée que le racisme anti-noir est moins fermement condamné que l’antisémitisme, alors qu’il devrait l’être autant. Mais peut-être au contraire la façon dont on considère le racisme anti-noir est-elle bonne, et peut-être est-ce notre attitude par rapport à l’antisémitisme qui est erronée. Peut-être sommes-nous paranoïaques, trop sensibles, trop frileux/ses pour tout ce qui concerne les Juif/ve-s et l’antisémitisme, et peut-être que oui, spontanément, on se serait récrié-e-s à l’idée d’un Exhibit B version juive, mais que non, on n’aurait pas eu raison de se récrier.

Cette troisième défense est la plus rare des trois. Il me semble que, lorsque dans un débat, quelqu’un utilise le trope de la substitution, son interlocuteur/trice va plutôt chercher à contester la pertinence du parallèle (défense 2) ou à assurer que, si, si, il/elle aurait réagi de la même façon dans l’autre situation (défense 1). En revanche, les gens semblent avoir rarement le courage d’inverser purement et simplement l’argument, et d’utiliser le cas polémique (ici, Exhibit B) pour réexaminer, à sa lumière, le cas supposément non polémique (ici, un éventuel Exhibit B version juive). On peut se demander pourquoi. Et on peut aussi et surtout se demander pourquoi certaines personnes recourent à cet argument, alors qu’il est si dangereux, puisque si facilement réversible. En effet, en mettant en regard un cas supposé non polémique avec un cas polémique, la personne qui utilise le trope fragilise nécessairement une thèse qu’elle présente elle-même comme un acquis définitif, comme une certitude (ici : « il faudrait s’indigner contre un Exhibit B version juive »).

Pour expliquer la fortune d’un trope argumentatif aussi risqué, on en est réduit aux hypothèses. En voici une, qui a le mérite de ne pas me paraître absurde : les débatteur/trice-s sont prisonnier-e-s d’une vision naïvement linéaire et progressiste de l’histoire, et refusent implicitement d’envisager que ce qu’ils/elles posent comme un acquis soit éventuellement susceptible d’être remis en question. Tout se passe comme si l’on pouvait sans risque s’appuyer sur des idées admises pour conquérir de nouveaux territoires, de nouvelles idées, plus avancées, plus radicales, etc. La remise en question de la solidité du point d’appui n’apparaît pas comme une menace sérieuse. Et pourtant…

(Tout cela étant dit, il arrive parfois qu’aucune des trois défenses ne soit bonne. Il se peut très bien que les deux situations mises en regard soient effectivement similaires, que l’une d’elle soit effectivement non polémique, et que la personne à qui on adresse l’argument admette les prémices de son interlocuteur/trice. Auquel cas le trope de la substitution peut être très utile, et le cas non polémique peut effectivement servir à jeter de la lumière sur un cas difficile. Ce que je conteste ici, ce n’est pas l’usage de ce trope dans l’absolu, mais la légèreté avec laquelle ceux et celles qui l’utilisent supposent parfois que tout le monde va se ranger à leurs prémices (le cas d’Andrews et d’Akala me paraît ici caractéristique), et le caractère parfois timoré des défenses qui lui sont opposées.)

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Cinéma et politique : des critiques arbitraires (2e partie)

Première partietroisième partie

Dans le billet précédent, j’ai avancé l’idée que les critiques politiques de films, telles que celles proposées par le site Le cinéma est politique (LCEP), étaient arbitraires, au sens où elles déployaient un argumentaire cohérent pour démontrer des choses alors qu’on aurait tout aussi bien pu, avec autant de rigueur et de cohérence, démontrer exactement l’inverse. Dans ce billet et dans le suivant, je vais tâcher d’être un peu plus précis, et de présenter cinq procédés par lesquels les contributeur/trice-s de LCEP choisissent arbitrairement de donner au film qu’ils/elles commentent tel ou tel sens, tout en laissant croire qu’ils/elles se contentent de parler objectivement du film.

Je ne prétends pas que ma liste soit exhaustive ; elle vise au moins à couvrir les cas les plus importants. La longueur de mes développements m’empêche de les mettre tous dans un unique billet : celui-ci contient les trois premiers, le suivant contiendra les deux derniers. Je reprends la numérotation de mes sections où je l’avais laissée à la fin du précédent billet, donc les sections correspondant à mes trois premiers procédés sont numérotées 4, 5 et 6.

Toutes ne sont pas aussi longues : leur taille varie en fonction de mon inspiration, mais aussi du plus ou moins grand degré d’originalité de ce que j’ai à dire. Il me paraît que le procédé décrit dans la section 6 est un peu moins évident que ceux qui sont décrits dans les sections 4 et 5 : je serai donc plus allusif sur ces deux-là, et je renverrai d’ailleurs largement à des blogueuses qui, en l’occurrence, ont déjà fait le travail.

*

4.

Le premier de ces procédés, le plus évident, consiste dans la sélection arbitraire des éléments à analyser. Il faut, face à la critique politique d’un film, se poser la question suivante : pourquoi avoir repéré et décortiqué tel élément, qui va dans le sens de l’auteur-e, plutôt que tel autre, qui ne va pas dans son sens ? Ou bien : pourquoi donner plus d’importance à ce fait-ci qu’à celui-là, alors que les deux sont présents dans le film ?

Je renvoie, pour expliciter ce point, à l’article que le blog Bechdel ta mère a consacré à la lecture de La Reine des neiges. Sur LCEP, l’article de L.D. sur La Reine des neiges vise à montrer que ce dessin animé n’est pas si progressiste qu’il en a l’air, et que, hum hum, il pourrait bien être un peu sexiste sur les bords. L’auteure du blob Bechdel ta mère construit un système explicatif alternatif, auquel elle ne croit pas elle-même (c’est un jeu de l’esprit) mais qui, chose intéressante, arrive à la même conclusion :

Mais supposons que je veuille démontrer, juste pour l’exercice, parce qu’avec de la bonne volonté on peut démontrer n’importe quoi à partir de n’importe quoi, que la Reine des Neiges est une apologie du Patriarcat. Facile : nous avons deux personnages de petit ami potentiels pour l’héroïne. Le premier est un homme sympa, respectueux, qui sort avec la fille parce que son caractère lui plait, qu’elle a les même gouts, la traite en égale, la considère comme assez apte à partir à l’aventure seule, accepte de rester à la maison pour gérer ce qu’il y a à gérer en son absence, bref, la respecte, la voit comme une personne, pas juste comme un vagin… Le deuxième est un macho classique, qui insulte la fille dès leur première rencontre, la maltraite, serait prêt à l’abandonner dans la neige si elle ne lui promettait pas de le payer, et finit par tomber amoureux d’elle parce que… Parce qu’elle est bonne ? On ne sait même pas, en fait. Et la morale de l’histoire, c’était que, mesdemoiselles, fuyez le premier, c’est le méchant, épousez plutôt le deuxième, c’est le gentil. Voilà, j’ai démontré que « La Reine des Neiges » fait l’éloge du patriarcat.

Tout cela se tient. Et tout cela va plutôt dans le sens de l’article de LCEP. Mais ce ne sont pas les arguments de LCEP. Ce sont des arguments auxquels L.D. semble ne même pas penser. Pourquoi ? Parce que. Il n’y a sans doute pas de raison, sinon le hasard des faits dont l’auteur-e de l’article s’est souvenu, ou qu’il a jugé bon de mentionner.

5.

Le second procédé consiste à faire parler les éléments du film d’une manière incontrôlée (au sens strict : il n’y a rien qui puisse permettre de contrôler la pertinence de l’interprétation, qui risque donc de devenir surinterprétation gratuite). Cette fois, c’est à Lizzie Crowdagger que je laisse la parole. Cette blogueuse relève, consternée, un article de Paul Rigouste qui accuse le film X-men : days of the future past de transphobie, parce que le personnage de Mystique est méchant, et qu’il a la capacité de se métamorphoser, donc qu’il est plus ou moins une allégorie des trans. Là encore, la meilleure critique est un raisonnement par l’absurde : avec le même genre de démarche que Paul Rigouste, Lizzie Crowdagger en arrive à la conclusion, volontairement invraisemblable, que Wolverine est une figure allégorique de lesbienne butch…

6.

Le troisième procédé, plus raffiné, consiste à prendre acte du fait qu’un film contient des éléments contradictoires, puis à les agencer arbitrairement dans un certain ordre grâce à la rhétorique du certes…, mais… Autrement dit, il consiste par exemple à écrire : « certes, ce film contient des éléments progressistes, mais ceux-ci sont annulés par ses éléments réactionnaires », plutôt que : « certes, ce film contient des éléments réactionnaires, mais ceux-ci sont annulés par ses éléments progressistes. » Or il n’est pas du tout certain que le film sur lequel on produise ce discours donne vraiment les moyens de trancher entre les deux possibilités – en tout cas, il est clair que les contributeur/trice-s de LCEP ne prennent pas le temps de s’arrêter à cette question.

L’article déjà cité (dans mon précédent billet) de Paul Rigouste sur Gravity tombe sous le coup de cette critique, mais sans que cela se manifeste explicitement par l’usage du certes…, mais… Quand Paul Rigouste écrit :

Chose assez exceptionnelle pour un blockbuster de cette envergure, le point de vue adopté  est exclusivement celui d’une femme, et le film se concentre sur l’évolution intérieure de cette dernière. Les spectateurs/trices sont ainsi encouragé-e-s à s’identifier et à éprouver de l’empathie pour un personnage féminin approfondi et positif, ce qui est assez rare pour être noté. Or, au lieu de mettre en scène une femme trouvant en elle-même les ressources pour surmonter les épreuves qu’elle rencontre, le film la rend totalement dépendante d’un homme, dont la sagesse et les compétences lui permettront de sauver sa peau et de redonner un sens à sa vie[,]

il fait implicitement le choix d’utiliser le fait que l’héroïne soit « dépendante d’un homme » pour atténuer la portée du fait que l’héroïne soit une femme pour qui en ressente de l’empathie et qui, grâce à un coup de pouce masculin initial, s’en sort cependant largement toute seule. Mais il aurait aussi bien pu faire l’inverse.

J’ai le souvenir de deux exemples encore plus parlants. Le premier est tiré de la critique de Snowpiercer par L.D., intitulée « Ces queutards de révoltés ». Le passage qui m’intéresse est le suivant :

Une des méchantes est également enceinte, ce qui ne change rien à sa cruauté et à son pouvoir de nuisance (c’est elle, l’institutrice qui lobotomise les jeunesses Wilfordiennes du train), ça ne l’empêchera pas non plus d’être tuée d’une façon très perverse : le spectateur est incité à prendre du plaisir à sa mort car l’accent était mis sur le côté insupportable du personnage. On éviterait donc a priori l’idée essentialiste qui associe l’image maternelle à un instinct de douceur et d’amour. Pour autant, même si on a donc deux modèles de mères radicalement opposés, on limite tout de même fortement les représentations féminines en les associant à ladite maternité : sur les six personnages féminins à prononcer plus de deux phrases, deux sont mères […], l’une est représentée en train de s’occuper d’enfants […], deux sont très jeunes […] et la dernière n’est autre que Mason/Tilda Swinton.

On peut résumer ce paragraphe comme suit : « Certes, la représentation traditionnelle de la maternité est détournée, mais il n’en reste pas moins que la plupart des femmes du film sont des mères ». Mais rien ne m’empêche d’écrire, à la place : « Certes, la plupart des femmes du film sont des mères, mais la maternité dont il est question échappe complètement aux clichés, et l’image traditionnelle de la maternité est ébranlée ». Si l’on considère qu’il est progressiste d’offrir une représentation qui s’écarte des clichés traditionnels de la maternité, et réactionnaire d’associer les femmes à la maternité, alors l’ordre dans lequel on placera ces deux éléments pour mettre l’accent sur l’un ou sur l’autre est purement arbitraire, et a pour conséquence de tirer le film (ou du moins tel aspect du film) dans un sens plutôt progressiste ou plutôt arbitraire.

Autre exemple, l’article de Paul Rigouste sur Carnage, de Polanski – film qui, pour ce contributeur, est donc un « petit traité de cynisme et de misogynie ». Voici le passage que je retiens :

Un autre moment où semble se dessiner une union entre les femmes est celui où toutes deux réclament de l’alcool, puisque les hommes s’en sont servi sans leur en proposer. Ce passage peut sembler intéressant dans la mesure où les femmes pointent ici du doigt leur exclusion arbitraire d’un plaisir qui fut longtemps privilège masculin. Mais le film neutralise rapidement cette piste proto-féministe en montrant les femmes complètement pathétiques sous l’emprise de l’alcool.

Ici, on a un exemple presque chimiquement pur de la technique du certes…, mais… On peut gloser en : « Certes, ce passage semble féministe parce qu’il dénonce le fait que les femmes soient exclues d’un privilège masculin, mais en fait il est sexiste parce qu’il montre des femmes bourrées, pas tellement à leur avantage ». Or non seulement on peut inverser l’ordre de l’argumentation (« Certes, ce passage semble sexiste parce qu’il montre des femmes bourrées, mais en fait il sert à dénoncer le fait que l’alcool soit un privilège masculin »), mais on peut même, si on va dans cette direction, utiliser le fait même que les femmes soient pathétiques après avoir bu de l’alcool comme un argument en faveur de l’idée d’une dénonciation féministe du privilège masculin. En effet, si les femmes sont pathétiques après avoir bu de l’alcool, c’est précisément parce que l’alcool est un privilège masculin, et donc que les femmes ne tiennent pas l’alcool. On pourrait donc voir dans cette scène la dénonciation d’un privilège masculin.

De façon générale, cette tactique du certes…, mais… est redoutable, parce qu’elle permet de faire passer des idées arbitraires et éventuellement dogmatiques dans les phrases même qui, par leur structure syntaxique et leur agencement, semblent les plus à même de faire place à la nuance et à la subtilité.

*

Prochainement sur votre écran (d’ordinateur), les deux derniers procédés que je tenais à analyser. Je ne donne pour l’instant que leurs noms, pour vous mettre en appétit : je parlerai de « présupposition d’iconicité » et de confusion du descriptif et du normatif.

[edit 14/12/14 : précisions terminologiques ici]

Cinéma et politique : des critiques arbitraires (1re partie)

Deuxième partietroisième partie

Je me propose d’inaugurer une série de billets visant à critiquer la méthode d’analyse politique des films que pratiquent les contributeur/trice-s du site Le cinéma est politique (désormais LCEP). On se souvient que je m’étais déjà essayé à cet exercice, en envisageant les choses sous un angle plus restreint : je m’étais demandé, avant de conclure par la négative, si c’était vraiment pertinent de critiquer un film pour ce qu’il montre ou pour ce qu’il ne montre pas, au nom d’un fait social global (le sexisme, le racisme, l’homophobie…) qu’il exemplifierait. Dans cette nouvelle série de billets, je vais changer d’approche, et je vais faire momentanément abstraction des résultats auxquels j’étais parvenu dans ce précédent article. Il va s’agir, cette fois, de montrer en quoi les critiques proposées par ce site sont arbitraires – c’est-à-dire pourquoi elles n’ont aucune chance de convaincre un-e non-convaincu-e, ce qui devrait pourtant être le but de toute argumentation.

Par « arbitraires », je n’entends pas tellement, d’ailleurs, « choisies au hasard parmi de multiples possibilités ». Du point de vue de l’auteur-e de chaque article, je ne crois pas que l’interprétation du film soit « choisie[…] au hasard ». Je pense (par charité) qu’elle est le reflet de son expérience réelle de spectateur/trice, éventuellement informée par l’état d’esprit qu’il/elle avait en entrant dans la salle. Mais s’il s’agit simplement, pour l’auteur-e, de rationaliser son expérience de spectateur/trice, alors il ne peut pas s’agir en même temps de parler du sens objectif des films, encore moins de dénoncer les films, ce que les contributeur/trice-s de LCEP font pourtant très souvent, et parfois avec beaucoup de vigueur.

Je précise que je me concentre sur LCEP, mais ma critique va bien au-delà. Je pense que la manière de faire de LCEP correspond à une tendance lourde des discours militants sur la fiction et le cinéma. Il se trouve qu’il y a, sur ce site, beaucoup de critiques, fort longues et détaillées, écrites par des gens différents, ce qui permet d’avoir un bon échantillon de ce qu’il est possible de faire avec, selon moi, des mauvaises méthodes. Mais ce genre d’attitude critique se trouve aussi sur des sites moins spécialisés, quoique de manière moins récurrente et moins systématique. Par exemple, Lizzie Crowdagger critique sur son blog (ici) un article d’un autre blog () où une certaine Marie Ozymandias essaie de montrer que la représentation des homos dans la série True Blood est problématique. Et je trouve que Lizzie Crowdagger y répond bien. Tout ça pour dire que ce que je dis sur LCEP n’est pas valable que pour eux/elles. D’ailleurs, dans cette série d’articles, je vais aussi faire référence à des débats que j’ai eus avec des ami-e-s, et je soulignerai la ressemblance entre ce que disent parfois ces ami-e-s et ce que développent, de manière beaucoup plus systématique, les contributeur/trice-s de LCEP.

En arrivant à la fin de ce premier billet, vous allez peut-être être un peu déçu-e. Il est vrai que la substantifique moelle de mes arguments ne se trouvera que dans la suite. Ce billet-ci est plutôt une longue mais nécessaire introduction, où je jette les jalons de ma réflexion ultérieure. Je pense qu’il y aura encore au moins deux autres billets (je n’ai pas fini de les écrire, donc je ne sais pas quelle sera la longueur totale de l’ensemble) où j’expliquerai plus en détail les procédés par lesquels on peut insidieusement produire, sous couvert de lucidité hyper-critique, des analyses complètement arbitraires.

*

1.

Ma camarade A. a vu La Vie d’Adèle, et l’a trouvé homophobe. La Vie d’Adèle, au premier abord, c’est pourtant le contraire par excellence d’un film homophobe : il s’agit de l’histoire d’une jeune fille qui tombe amoureuse d’une autre fille, et qui vit une histoire d’amour avec elle. L’homosexualité y est montrée sans cliché et sans caricature, et les deux filles vivent une histoire d’amour semblable à n’importe quelle autre, avec de la passion, des difficultés et des disputes.

Mais précisément : A. reproche à La Vie d’Adèle d’être homophobe en ce qu’il dépolitise l’homosexualité. Et de fait, le film contourne soigneusement deux tropes fréquents des films à thématique LGB : le coming-out d’une part, l’homophobie d’autre part. Il y a bien une scène d’homophobie, où Adèle se fait insulter par des camarades de classe, mais c’est une séquence très discrète, qui ne joue guère de rôle dans le scénario, et dont on aurait tout à fait pu se passer. Le coming-out d’Adèle à sa famille n’est pas montré. C’est d’autant plus significatif qu’il s’agit là d’un choix positif du réalisateur, Abdellatif Khechiche, dans la mesure où le film est adapté d’une bande dessinée, Le bleu est une couleur chaude, qui, paraît-il, met au premier plan la question du coming-out et celle de l’homophobie. En taisant la réalité de l’homosexualité aujourd’hui, à savoir le fait qu’elle soit stigmatisée d’une part, et le fait qu’elle suppose un coming-out familial et amical d’autre part, le film proposerait donc une vision fausse, mensongèrement irénique, de l’homosexualité, et dissimulerait les enjeux politiques qui s’y rattachent.

Évidemment, l’argumentation est largement réversible. Je ne pense pas, pour ma part, que La Vie d’Adèle soit un film homophobe : il est parfaitement exact que le film ne s’intéresse ni au coming-out, ni à l’homophobie, mais je trouve qu’en l’occurrence ça permet de représenter une relation homosexuelle comme une relation normale, donc de diffuser à grande échelle l’image d’une homosexualité banale, non problématique, égale en tous points à l’hétérosexualité. La dépolitisation de l’homosexualité serait donc paradoxalement le comble de sa politisation.

Je trouve l’opinion de A. plutôt étrange. Mais force est de constater que son argumentation se tient. Elle se fonde sur des constats vrais, et ne contient pas de faute de raisonnement. L’interprétation de A. est bizarre, contre-intuitive, mais défendable. Je n’ai pas de raison de douter que A. soit honnête, quand elle dit qu’elle a trouvé le film homophobe. Pour ma part, je l’ai vu, et je ne l’ai pas trouvé homophobe ; et je suis aussi capable qu’elle d’étayer mon point de vue sur le film.

A et moi-même avons donc deux interprétations, diamétralement opposées, sur la signification politique du film. Chacune des deux interprétations peut être logiquement défendue. Est-il possible d’aller au-delà du constat de cette divergence ? Le choix de soutenir une interprétation plutôt que l’autre est-il arbitraire ?

2.

Il y a un article de LCEP qui me semble illustrer particulièrement bien le problème que j’ai soulevé à partir de La Vie d’Adèle, c’est la critique de Gravity (d’Alfonso Cuaron) par Paul Rigouste. Le titre de l’article, « Femme à la dérive appelle Clooney désespérement », annonce la couleur : Paul Rigouste va s’employer à démontrer que le film est irrémédiablement, incurablement, définitivement sexiste. Il avance plusieurs arguments, mais le principal est que le personnage féminin, Ryan, a besoin du personnage masculin, Matt, joué par George Clooney, pour réussir à sauver sa peau. Un extrait :

Tout l’itinéraire de cette femme consistera justement à s’approprier et à faire sienne la sagesse du grand George, son mentor cosmique. La libération passera ainsi pour elle par une obéissance totale à la voix de l’homme. Comme on le verra, elle devra même intérioriser cette voix et écouter le George en elle pour voir enfin définitivement la lumière. Femmes, lorsque vous êtes perdues et que vous ne voyez pas d’issue, écoutez la voix rédemptrice de l’homme. Vous avez toutes un George qui sommeille en vous…

À la toute fin de son billet, Paul Rigouste se permet de polémiquer avec un certain Eddy Chevalier, qui tient Le Meilleur Blog du monde, et qui a écrit un billet sur ledit blog pour prouver que Gravity était un film féministe :

Ryan, qui ne faisait que flotter dans un monde d’hommes, prend le contrôle et se retrouve sur ses deux pieds en avatar de l’archétype de la Grande Déesse Mère, puissance femelle sauvage et archaïque. […] Debout, conquérante – on appréciera le plan en contre-plongée magnifiant sa puissance puisée de la Terre Mère – elle féconde l’écran en se donnant vie à elle-même.

D’après Eddy Chevalier, en même temps que le film célèbre son héroïne, il dénonce la masculinité dévorante du personnage incarné par Clooney, et, au-delà, il dénonce le patriarcat :

Si George Clooney est si insupportable dans GRAVITY, ce n’est pas parce que l’égérie Nespresso n’a pas encore fait son coming out mais parce qu’il est le symbole d’une masculinité dévorante. Sa plaisanterie lourde, variation sur le « t’as de beaux yeux tu sais », est l’illustration parfaite que la femme, pour notre société patriarcale, n’est qu’un reflet dans un œil d’homme.

Comme Paul Rigouste n’est pas d’accord, le voilà qui dénonce le « délire interprétatif » supposément à l’œuvre dans cet article. Le problème, c’est qu’à aucun moment de son article, Paul Rigouste n’a prouvé qu’Eddy Chevalier avait tort. Au mieux a-t-il démontré que lui-même avait (partiellement) raison, ce qui n’est pas la même chose. Car de fait, les arguments de Paul Rigouste se tiennent : ses prémices sont justes, ses raisonnements s’enchaînent logiquement, il n’y a pas de contresens évident sur le film, etc. Mais les arguments d’Eddy Chevalier aussi se tiennent ! Et le sarcasme (« Si ça c’est féministe, alors Tom Cruise est le fils spirituel d’Andrea Dworkin… ») ne saurait évidemment tenir lieu de réfutation.

Nous voilà donc à nouveau face à une situation où deux discours, apparemment imperméables l’un à l’autre, s’opposent frontalement tout en manifestant à chaque fois une grande cohérence, et sans qu’aucun des deux n’arrive à ébranler la solidité interne de l’autre.

3.

Je ne reprocherais pas (en tout cas, pas dans cette série de billets) aux articles de LCEP d’être faux. Je leur reprocherais volontiers, par contre, de chercher à établir leur validité en vertu d’une conception inadaptée du principe de non-contradiction. L’arrogance dont font preuve certains auteurs (Paul Rigouste, en l’occurrence), et le ton général des articles et des commentaires, me laissent penser que les contributeur/trice-s du site partent du principe suivant : montrer qu’un film est X-phobe*, cela revient à montrer que le film n’est pas non-X-phobe. Or c’est visiblement plus compliqué que cela. On peut soutenir avec beaucoup de logique que La Vie d’Adèle est homophobe et qu’il est lesbian-friendly. On peut soutenir avec beaucoup de logique que Gravity est sexiste et qu’il est féministe. En ce qui me concerne, je ne suis d’accord, sur ces exemples précis, ni avec ma camarade A., ni avec Paul Rigouste. Mon impression de spectateur contredit leurs interprétations respectives. Mais si je cherche à démontrer que La Vie d’Adèle est lesbian-friendly et que Gravity est féministe, fais-je autre chose que rationaliser a posteriori mon impression de spectateur ? Et A. et Paul Rigouste font-il/elle lui/elle-même autre chose quand ils défendent leurs propres positions ? Comment sortir de l’aporie, et le peut-on ?

J’ai quelques pistes de réponses, mais je ne vais pas les expliquer ici, ce n’est pas exactement l’objet de ces billets. Plus tard, peut-être. Dans la suite (coming soon), je voudrais seulement repérer quelques procédés qui permettent de donner l’apparence de la raison objective à ce qui n’est, au mieux, que la rationalisation d’une lecture irrémédiablement individuelle – arbitraire, logique et cohérente, mais sans prise sur le sens objectif du film (si une telle chose existe). Un peu comme le délire paranoïaque, logique et cohérent en apparence, mais sans prise sur la réalité objective.

La pédophilie (2e partie)

Première partie

Dans mon précédent article, j’avais essayé de préciser ce qu’il fallait entendre par « pédophilie », et j’avais argumenté contre la pénalisation de la pédopornographie virtuelle (c’est-à-dire de la pédopornographie qui n’implique pas d’enfants réels). Cet article-ci va envisager le problème de la pénalisation de la pédopornographie réelle. Il reprend les choses exactement au point où je les avais laissées ; par conséquent, il est très conseillé de lire d’abord la première partie.

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4.

Reste la question de la pédopornographie réelle. Pour des raisons évidentes, la production d’un matériel pédopornographique impliquant réellement des enfants me paraît aussi condamnable que le passage à l’acte direct (cf. section 1).

Si l’on se place du point de vue du/de la consommateur/trice, le problème est plus compliqué. Faut-il réprimer la détention de matériel pédopornographique réel ?

Il y a quelques mois, j’aurais clairement répondu oui, parce que j’aurais assimilé le/la consommateur/trice de pédopornographie au/à la producteur/trice – j’en aurai fait, au minimum, son complice, puisque c’est la consommation en bout de chaîne qui justifie et permet les exactions en début de chaîne. Je ne suis plus si sûr de moi à présent ; ce qui m’a ébranlé, c’est notamment une discussion que j’ai eue avec un ami sur la question de la pénalisation des client-e-s de prostitué-e-s. Cet ami m’a fait remarquer qu’il était contraire à tous les principes du droit de réprimer pénalement quelqu’un pour atteindre quelqu’un d’autre à travers lui. Si l’on part du principe que, dans la prostitution, le/la méchant-e, c’est le/la proxénète, il est absolument injuste et immoral de mettre en prison quelqu’un d’autre sous prétexte que ça permet de faire diminuer la demande, donc d’affaiblir l’offre, donc d’affaiblir les proxénètes, donc de permettre indirectement à des prostitué-e-s de se libérer d’une situation qu’ils/elles n’ont pas choisie. Cela revient à punir quelqu’un non pour le tort qu’il a commis, mais parce qu’on considère que cela sera socialement utile. Cela ne respecte pas les droits, l’intégrité, la dignité, etc., de la personne que l’on punit.

Dans le cas précis de la prostitution, on peut peut-être considérer que le/la client-e commet un tort direct sur la personne du/de la prostitué-e, auquel cas l’argument tombe. (Et puis on peut se poser des questions sur l’efficacité de la pénalisation du/de la client-e, etc.). Reste que je suis tout de même très sensible à la forme générale de cet argument, qui me semble fonctionner remarquablement bien dans le cas de la pédopornographie. Le/la consommateur/trice ne commet pas de tort direct : si la vidéo qu’il/elle regarde existe, c’est que le mal est déjà fait. L’enfant concerné a déjà subi un dommage, et que la vidéo soit regardée ou non n’y change rien. Si l’on frappe le/la consommateur/trice, c’est simplement pour faire diminuer la consommation globale de pédopornographie, et donc pour protéger les enfants. Mais même si le but est noble, je ne suis pas du tout sûr qu’il soit moralement acceptable de frapper des innocent-e-s (de les mettre en prison, éventuellement) sous prétexte que cela permet d’arracher des victimes aux griffes des coupables[1]. Je ne crois pas que l’on puisse faire si peu de cas du droit que nous avons tou-te-s à être jugé-e-s en fonction de la moralité de notre comportement, pas en fonction de la gravité des crimes commis par d’autres.

L’excellent blog Repugnant Conclusions, dont j’ai déjà parlé dans mon premier billet sur l’avortement, propose une autre raison d’être contre la consommation de pédopornographie, qui me paraît à la fois contre-intuitive et séduisante. D’après Max Lewis (l’auteur du blog), la consommation de pédopornographie serait moralement répréhensible parce qu’elle porte atteinte au droit de l’enfant à son intimité et à sa privacy (« vie privée », ici, ne convient pas très bien) :

That is, the viewer of child pornography violates the child’s right that people not watch or listen to him or her at a time when that child would most like that right to be enforced—at a moment when another right is being violated.  This is a moment, which is intensely personal and hurtful and thus ought to be protected by privacy more than other, more mundane moments, e.g. when a child is eating ice cream at home.

Pourquoi pas. C’est élégant. Mais le problème, tout de même, c’est que dans le cas de la pédopornographie, le droit de l’enfant à sa privacy me paraît nettement moins enfreint par le/la consommateur/trice que par le/la producteur/trice. Si un magazine diffuse des photos volées d’une star, il pourra à juste titre être condamné, mais je ne pense pas que quiconque puisse sérieusement estimer que les personnes qui ont acheté le magazine, même en sachant ce qu’elles y trouveraient, doivent être condamnées. Max Lewis met lui-même le doigt sur le problème, sans vraiment s’en rendre compte semble-t-il, quand il précise : « However, even viewing a recording a child eating ice cream at home—without any kind of consent—is immoral, because it violates that child’s privacy. »

Autrement dit, il est d’autant plus important de respecter la privacy de l’enfant lorsque celui-ci est impliqué dans un acte pénible dont il est la victime (un acte sexuel auquel il n’a pas pu consentir), mais c’est surtout une question de degré : la privacy de l’enfant doit aussi être respectée lorsque celui mange une glace, et il est également immoral de regarder un enregistrement d’un enfant qui mange une glace à la maison. C’est tellement bizarre que ça ressemble à un argument par l’absurde – pourtant, ça n’en est pas un. Peut-on sérieusement considérer que je commets une faute morale si je regarde un blog où une maman ou un papa met des photos de son bébé ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose à creuser du côté de l’argument de la privacy, mais contrairement à ce que semble croire Max Lewis, l’idée de ce que l’on pourrait appeler un continuum de la privacy joue sérieusement contre cet argument.

D’autre part, il faut prendre la mesure de ce qu’implique le critère de Max Lewis. Si le problème, c’est que le visionnage d’une vidéo pédopornographique enfreint la privacy de l’enfant, alors le problème tombe dès lors que l’enfant est mort, ou dès lors qu’il est devenu adulte et qu’il a rétrospectivement donné son consentement à la diffusion des images en question. Dans ce cas, non seulement la consommation, mais même la diffusion du matériel en question devraient être autorisées. Cette conséquence ne me paraît ni suffisamment répugnante, ni suffisamment contre-intuitive pour emporter le rejet de ses prémices, mais il faut être prêt-e à l’assumer et à voir où elle nous mène.

De façon générale, je tiens quand même à dire que je trouve l’article de Max Lewis un peu embarrassé. Son but n’est pas de déterminer si la consommation de pédopornographie est immorale ou non, et pourquoi elle l’est, en posant comme hypothèse de travail « le caractère sérieux de l’offense », ce qui est une manière de fausser par avance le débat. Son dernier paragraphe respire le soulagement d’avoir trouvé un semblant de solution « au moins plausible », et la mise à distance véhémente de toute perspective conséquentialiste dont il semble intuiter qu’elle minerait nécessairement sa condamnation de la pédopornographie. Et de fait, dans une perspective conséquentialiste, on serait peut-être obligé-e de reconnaître que regarder une vidéo pédopornographique sur l’ordinateur d’un ami (donc sans qu’on l’ait téléchargée soi-même, donc sans que quiconque puisse jamais savoir que cette vidéo a été regardée par une personne de plus) ne cause de tort à personne et n’est donc pas immoral (sous réserve, peut-être, de l’existence de variantes plus raffinées de l’éthique conséquentialiste).

Je m’en voudrais de ne pas évoquer, avant de finir, un troisième argument possible contre la répression de la consommation de pédopornographie, mais je suis vraiment incapable de le développer de manière élaborée. C’est vraiment une intuition, que je jette : il me paraît très contestable moralement de condamner des gens à des peines lourdes alors que le délit est si facile à commettre (sur Internet, un ou deux clics suffisent, et l’on n’a pas besoin de bouger de chez soi). J’ai tendance à penser, je crois, que l’immoralité d’un délit est proportionnelle à la difficulté de sa mise en œuvre, c’est-à-dire au nombre d’obstacles qu’il a fallu surmonter pour l’accomplir, parce que chaque nouvel obstacle est une occasion manquée de renoncer à l’accomplissement dudit délit. Un délit commis en deux clics peut n’être qu’une erreur passagère – en revanche, un assassinat planifié, ou même un crime non prémédité mais impliquant une série de gestes distincts et inhabituels (prendre une arme, la braquer, appuyer sur la gâchette…), ne peut pas tomber dans cette catégorie. Peut-être d’ailleurs est-ce pour une raison de ce type que l’assassinat (homicide volontaire avec préméditation) est plus sévèrement puni que l’homicide volontaire sans préméditation.

5.

Je ne suis évidemment pas sûr de tout ce que j’ai écrit dans ces deux billets (surtout le second), mais je crois qu’il est de toute façon utile de poser le débat en des termes aussi clairs que possibles, plutôt que de l’obscurcir à coup de terrorisme intellectuel, d’amalgames et d’intimidations, comme cela s’observe parfois dans les discussions sur le sujet. L’essentiel, à mon avis, c’est d’être prudent et précis : quand on parle de « pédophilie », de quoi parle-t-on exactement ? D’actes précis, de fantasmes, de pornographie ? Pour pouvoir ensuite avoir des débats sérieux, qui relèvent de la philosophie morale ou de la philosophie du droit, il faut déjà être à peu près au clair sur les distinctions nécessaires.


[1] Un parallèle possible : sommes-nous moralement coupables, si nous consommons en connaissance de cause des vêtements fabriqués par des enfants asiatiques sur-exploités ? Serait-il légitime de punir de prison l’achat de tels vêtements ?

La pédophilie (1re partie)

Je comptais au départ faire un seul billet sur la question, mais il se trouve que le texte que j’ai écrit dépasse (de peu) la limite supérieure que je me suis assignée (cinq pages Word en Times New Roman, police 12, si vous voulez tout savoir : au-delà, il y a un risque qu’on trouve ça trop long…). J’ai déjà tout sous le coude, mais pour m’en tenir à mes principes, je publie mon texte en deux fois. La suite arrivera bientôt.

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La pédophilie est un sujet bizarre, qui, pour reprendre l’heureuse formule d’un ami, a le don de rendre très vite tout le monde d’extrême-droite – et en particulier de faire perdre à des gens a priori intelligents et bien intentionnés tout sens de la mesure et toute espèce de rigueur logique. Il convient donc de jeter un peu de clarté dans les ténèbres, et, pour éviter de tout mélanger, de procéder aux distinctions qui s’imposent. Ce billet va donc être beaucoup plus analyse que synthèse.

1.

Quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal, et cela doit être sévèrement puni par la loi. Peu importe le « consentement » apparent de l’enfant.

(Je ne discute pas à partir de quel âge on devient un adulte, et à partir de quel âge on cesse d’être un enfant. Cette discussion m’ennuie, même si elle est nécessaire pour les juristes. Si vous voulez qu’on fixe les idées pour la suite du billet, imaginez que quand je dis « adulte », je pense à un homme ou à une femme de 40 ans, et que quand je dis « enfant », je pense à un petit garçon ou à une petite fille de 8 ans. Comme ça, il n’y a pas de débat.)

(La thèse de cette section semble être l’expression du bon sens, et ne pouvoir appeler aucune objection sérieuse. Cela dit, on peut sans doute au moins questionner son caractère universel. Le constructiviste qui sommeille en moi a une vague réticence à admettre que le caractère néfaste de la sexualité adulte-enfant puisse être absolument universel, naturel, etc., dans la mesure où la sexualité adulte-enfant n’implique pas nécessairement de lésion organique chez l’enfant, donc de dommage physique objectivable. Cela me fait penser à ce que je disais ici sur le caractère sacré de la sexualité comme argument contre le viol et contre la prostitution. Je propose que dans ce billet, on admette au moins par provision, que, au moins dans le cadre social et culturel qui est le nôtre, « quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal. »)

2.

Mais le mot pédophilie ne désigne pas nécessairement une activité sexuelle, il peut aussi désigner des pulsions et des phantasmes. Les termes désignant des paraphilies et des orientations sexuelles n’incluent pas dans leur définition analytique l’idée de réalisation ou de passage à l’acte. Être urophile implique d’avoir des fantasmes fétichistes impliquant l’urine, mais pas nécessairement d’avoir déjà pratiqué la chose – et l’on peut être homosexuel-le, bisexuel-le ou hétérosexuel-le même si l’on est vierge.

Il y a donc là une distinction importante, qu’il est dommageable et même désastreux de ne pas faire. Être pédophile n’implique pas d’être un-e criminel-le, puisque cela n’implique en soi aucun passage à l’acte. Comme on ne voit pas pourquoi il y aurait un rapport statistique quelconque entre le fait d’avoir des fantasmes pédophiles et le fait d’avoir un sens moral dégradé, et comme il faut tout de même un sens moral sérieusement dégradé pour se croire autorisé-e à violer un enfant, on ne voit pas non plus pourquoi il n’y aurait pas énormément de pédophiles secret-te-s, qui ne sont jamais passé-e-s et ne passeront jamais à l’acte, et qui vivront paisiblement leur vie sans jamais faire de mal à quiconque. Confondre l’ensemble des pédocriminel-le-s sexuel-le-s (des criminel-le-s pédosexuel-le-s ?) avec l’ensemble des « pédophiles » est non seulement tout à fait inadéquat, mais en plus injustement stigmatisant pour les malheureux/ses qui vivront leurs fantasmes dans l’abstinence, la chasteté et la névrose.

Pour l’instant, je n’ai pas l’impression d’avoir dit grand-chose qui ne puisse pas faire l’unanimité chez des gens raisonnablement intelligents. J’ai déjà discuté de cette question plusieurs fois, sur Facebook ou sur des forums (il faut dire que j’aime bien chercher la bagarre), et je n’ai jamais entendu ni lu aucun argument qui puisse s’opposer à ce que j’ai énoncé jusqu’à présent (en laissant tomber les passages entre parenthèses dans la section 1). Pourtant, d’expérience, je pense pouvoir dire que la plupart des gens manifestent d’énormes résistances, complètement irrationnelles, à ces idées. C’est tout de même malheureux.

3.

On s’avance sur un terrain un peu plus délicat avec la question de la pédopornographie. Dans cette troisième section, je vais simplement parler de la pédopornographie virtuelle – celle qui, pour sa réalisation, n’implique pas de maltraitance sur un enfant réel. C’est-à-dire tout ce qui est dessin, image de synthèse, fiction écrite, etc. Je crois qu’en droit français, même cette partie-là de la pédopornographie est réprimée, ce qui est un pur scandale.

Le seul argument (apparemment) valable pour interdire la pédopornographie virtuelle est un argument conséquentialiste du type : de telles productions encouragent les passages à l’acte réels.

Mais premièrement, ce n’est pas sûr du tout. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre étude statistique sur la question (je ne vois pas comment il pourrait y en avoir…), et je ne vois donc pas comment on est censé-e savoir que les conséquences néfastes de la pédopornographie virtuelle l’emportent sur ses possibles conséquences bénéfiques. On pourrait par exemple imaginer que la pédopornographie virtuelle offre un défouloir masturbatoire à des personnes qui, du coup, seront moins enclines à s’en prendre à des enfants réels. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis simplement que personne n’a prouvé que c’était faux.

Deuxièmement, l’argument tombe de toute façon de lui-même, parce qu’il est absolument isomorphe à des raisonnements qui, dans des domaines différents mais proches, n’emporteraient pas la conviction. Ainsi, faudrait-il interdire la pornographie (adulte) virtuelle, sous prétexte que l’excitation sexuelle risque de pousser des hommes sexuellement frustrés à violer des femmes ? Pour prendre un exemple dans un domaine un peu moins proche : faudrait-il interdire toute représentation de la violence dans la fiction, sous prétexte que cela pourrait donner de mauvaises idées à certain-e-s ? La liberté (en l’occurrence, liberté artistique et liberté d’expression) implique toujours un certain niveau de risque. Cela n’implique pas qu’il faille accepter n’importe quel risque au nom de la liberté ; mais en l’occurrence, le risque me paraît à la fois beaucoup trop incertain et beaucoup trop indirect pour justifier l’interdiction.

Je dis : « beaucoup trop indirect », parce qu’il implique l’intervention criminelle d’une personne autre que celle qui produit le matériel pédopornographique ; il me semble qu’on a d’autant moins le droit de sanctionner l’individu A qui fait un dessin pédopornographique pour des individus B, si c’est l’individu C qui commet le crime et qu’il soit possible de faire porter à C la responsabilité de ce crime. Il en irait peut-être différemment si le tort était commis à la suite d’un acte de A et sans autre intervention d’un nouvel agent humain – dans ce cas, le tort serait moins indirect.

Et puis cette interdiction de la pédopornographie virtuelle au nom de sa dangerosité passe par pertes et profits le fait que ce matériel est réellement utile à des gens qui, comme on l’a vu dans le second paragraphe, ne sont peut-être que de paisibles citoyen-ne-s qui n’ont pas l’intention de faire de mal à une mouche (à un enfant mouche). Dans le cas de pédophiles exclusif/ve-s (en supposant que cela existe, mais je suppose que oui, puisqu’en matière de sexualité à peu près tout existe…), et soucieux/ses de respecter les autres et les lois, la masturbation pourrait bien être la seule forme de sexualité qui puisse jamais leur procurer du plaisir. Les priver de la seule forme de pédopornographie acceptable (parce que virtuelle) en raison des crimes que d’autres gens à l’esprit moins noble pourraient hypothétiquement commettre, cela ressemble fort à une iniquité, et cela leur constitue en tout cas un tort considérable.

Je crois, au bout du compte, que ces deux premiers arguments en faveur de la légalité de la pédopornographie virtuelle doivent nécessairement être acceptés à partir du moment où l’on a accepté les thèses de ma seconde section. Je pense réciproquement que la meilleure, voire la seule, manière d’être contre la légalisation de la pédopornographie virtuelle, c’est de partir du principe plus ou moins conscient que tous ces gens-là (les pédocriminel-le-s sexuel-le-s, mais aussi les producteur/trice-s et consommateur/trice-s de pédopornographie virtuelle) sont des monstres, certainement pas des citoyen-ne-s comme les autres, et qu’il n’est pas légitime d’accorder le moindre poids à leurs droits (à la liberté d’expression, à la liberté artistique, à la sexualité) lorsque ceux-ci sont mis en regard de la sécurité des enfants.

Il y a encore un troisième argument en faveur de la pédopornographie virtuelle, mais qui me semble d’une nature très différente des deux autres : il n’y a pas de définition claire de ce que c’est que représenter un enfant. Quel degré de réalisme dans la représentation faut-il pour qu’une silhouette vaguement crayonnée soit considérée comme anthropomorphe ? Quelles caractéristiques physiques le personnage en question, qui n’existe pas en réalité, doit-il avoir pour être réputé avoir plus ou moins de tel ou tel âge ? Qu’est-ce qui m’empêche de dessiner des relations sexuelles entre créatures extraterrestres, dont certaines auraient des apparences plus ou moins enfantines, mais qui seraient tout de même, parce que j’en aurais décidé ainsi, parfaitement mûres sexuellement ? Tous ces problèmes ne se posent pas avec la pédopornographie réelle (les acteur/trice-s ont tel ou tel âge, théoriquement déterminable avec précision), mais se posent avec la pédopornographie virtuelle. Ils impliquent leur lot d’appréciation subjective du/de la juge, d’arbitraire (et l’arbitraire, c’est mal), et d’insécurité juridique.

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Dans la suite (coming soon), je parlerai de la pédopornographie réelle et des problèmes juridiques et moraux qu’elle pose.