Mettre les films en série : réponse à quelques objections

C’est la gloire : certaines personnes que je ne connais pas se sont mises à parler de ce blog sur un forum que je ne connaissais pas. Si cela me réjouit, ce n’est pas seulement parce que cette attitude contribue vaguement à accroître la notoriété de mes écrits, mais aussi et surtout parce qu’elle permet de concrétiser la forme dialogique que je veux leur donner – et que je crois être celle de toute pensée authentique. Vu les arguments qui me sont opposés (assez faibles, à mon avis, mais on va y revenir), je ne pense pas que la contradiction, dans ce cas précis, soit aussi fructueuse qu’elle pourrait l’être. Mais après tout, on ne perd jamais rien à clarifier ce que l’on a voulu dire ; et si quelques personnes ont cru devoir soulever des objections à un texte écrit par moi, rien ne me permet de penser qu’elles soient les seules dans ce cas. Autant, donc, leur répondre – y compris si elles ne devaient jamais lire ma réponse : d’autres en profiteront à leur place.

Ça se passe ici [edit 29/08/2014 : en fait non, le lien pointe désormais vers une autre discussion. Les posts auxquels je réponds ont dû disparaître] [edit 08/08/2014 : en fait ils sont ]. Le billet incriminé est celui-là. Plus précisément, ce paragraphe, que je cite en restituant les surlignages de la dénommée I-love-you (en fait non, parce que comme l’éditeur de texte de WordPress n’est pas très bon, il me sabote mes caractères gras, et puis comme ce n’est pas très important de toute façon, je n’ai pas envie de m’embêter à trouver une astuce pour contourner le problème) :

Mais on peut avancer un autre argument : un film a toujours de très bonnes raisons de ne pas représenter des homos, des trans, des noir-e-s, etc. Et quand j’écris « bonnes raisons », je ne suis pas ironique, ce n’est pas une antiphrase : je pense que les codes génériques, le respect de la réalité historique, les contraintes scénaristiques, etc., sont effectivement des contraintes à la fois puissantes et fertiles qui s’imposent aux réalisateur/trice-s, et qui constituent des clés d’interprétation puissantes, efficaces et acceptables de ce que l’on voit à l’écran. Je prends un exemple extrême : dans un biopic sur Charlemagne, il n’y aurait pas sans doute pas de personnage noir. Or je crois qu’il est parfaitement acceptable de faire un biopic sur Charlemagne sans personnage noir – pour des raisons scénaristiques, et de vraisemblance historique. Même dans un film de fiction situé dans un univers contemporain, où de telles contraintes ne pèseraient pas, il n’en reste pas moins qu’on pourrait avancer, pour expliquer telle ou telle lacune dans les représentations, des arguments conjoncturels et précis : si dans tel film le personnage principal est hétéro, c’est toujours aussi parce que, pour des raisons esthétiques peut-être très subtiles, il fallait qu’il formât un couple hétérosexuel, parce que le projet général du film le commandait. Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble) pour le confort et le plaisir de telle ou telle minorité, ou, plus exactement, pour l’agrément des demi-habiles de LCEP [Le Cinéma est politique]. À telle lacune, à tel défaut, les raisons locales existent, et sont puissantes.

La discussion est ensuite plutôt brève, et l’on passe assez vite à des considérations d’un autre ordre. Au total, il me semble que trois critiques sont formulées à l’égard de mon billet. Je vais y répondre de la moins intéressante à la plus subtile.

1.

LovelyLexy écrit :

Et puis je vais pousser mon coup de gueule mais des personnes non blanches il y en a TOUJOURS EU en Europe, beurdel de baïte. Primo, les esclaves/affranchis/citoyens d’origine non européenne de la Rome Antique ( qui, au delà de ses défauts impérialistes, brassait pas mal de populations) ont pas disparu en un claquement de doigt. Secundo, on en retrouve sur les enluminures, dans l’art, PARTOUT. Une dame de compagnie de Margareth Tudor, reine d’Ecosse, était noire et selon les chroniques sa meilleure amie. Il y avait des coiffeurs et des musiciens noirs sous Louis XVI ( big up à la BD « Olympe de Gouges » qui les montre). Les nobles dames, comme Marie Thérèse d’Autriche ou Mme du Barry avaient leur page noir ( celui de la du Barry est devenu un révolutionnaire notoire), le père d’Alexandre Dumas père était un métis… Dans « La Foire aux Vanités », Thackeray mentionne la fille métis d’un lord, qui est son héritière, va dans une école de ladies, fréquente le gratin et fait un beau mariage. On a aussi Didon Belle, qui a eu une histoire identique, et sur qui un film va sortir… Je continue?

Donc si, montrer des non blancs dans un film historique n’est pas un bricolage.

Je ne sais pas trop, à vrai dire, si ce développement se pense véritablement comme une critique de mon discours, ou comme une remarque annexe – en tout cas, il suscite de nombreuses réactions, qui donnent d’ailleurs à la discussion une tout autre direction. Quoi qu’il en soit : cette réponse de LovelyLexy permet d’établir qu’il y avait des non-blanc-he-s en Europe au Ier siècle après Jésus-Christ, ou au XIXe siècle, mais pas forcément à l’époque de Charlemagne. Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’il y avait des personnes non-blanches en Europe à l’époque de Charlemagne qu’elles y étaient suffisamment nombreuses, et suffisamment proches des sphères de pouvoir, pour qu’il soit naturel de les représenter dans un biopic sur l’empereur. Troisièmement et surtout, c’est vraiment prendre mon argument par le petit bout de la lorgnette. Si l’exemple ne convient pas, je suis prêt à en changer (c’est même un peu le principe d’un « exemple » !). Il n’y avait pas de séropositif/ve-s à l’époque de Charlemagne, n’est-ce pas ? Cela fera l’affaire.

2.

Deuxièmement, I-love-you écrit, dans l’un de ses posts, que « les films historiques ne sont pas représentatifs des films diffusés au cinéma, donc c’est vraiment un argument de mauvaise foi. » Mon argument serait effectivement malencontreux si mon but était :

  1. de prouver quelque chose sur un cas évident ;
  2. d’étendre les résultats de ma démonstration à des cas plus discutables.

Mais je ne crois pas que ce soit ce que j’ai fait. En tout cas, je suis à peu près sûr que ce n’était pas ce que je voulais faire au moment où j’ai écrit mon billet. Ce que je voulais, c’était plutôt faire percevoir une évidence (mais qui n’en est pas une pour tout le monde, visiblement) que prouver rigoureusement une thèse. Et pour faire percevoir cette évidence, j’ai proposé un exemple particulièrement clair, en misant sur le fait que si quelqu’un voit pourquoi ce que je dis sur un biopic carolingien est vrai, alors il verra aussi, par analogie, pourquoi on peut appliquer le même genre de discours sur d’autres films. En fait, il s’agissait simplement de forcer mon lecteur ou ma lectrice à envisager les éléments d’un film du point de vue de leurs déterminations locales, immédiates, internes à l’œuvre considérée, en suggérant un cas où ces déterminations locales sautent aux yeux.

Mon propos n’incluait pas en tant que tel une preuve que ces déterminations locales jouent. Pour moi, l’idée qu’un fait puisse s’expliquer par des déterminations locales est en deçà de la preuve ; c’est peut-être quasiment de l’ordre de l’intuition métaphysique. Je ne vois pas comment je pourrais le prouver autrement qu’en alignant les exemples, ou en réfutant l’une après l’autre toutes les réfutations qui m’en seraient faites (on en réfutant, simplement, quelques réfutations, sans utiliser d’arguments qui ne pourraient pas être facilement amendés pour fonctionner dans un très grand nombre de cas).

Or il se trouve que la contradiction qui m’est portée m’offre l’occasion de réfuter certaines réfutations, notamment celles d’AngelTen Richard II. Je vais à présent montrer que même quand cette dernière entend me critiquer, elle ne peut pas faire autrement, en réalité, et sans s’en rendre compte, que tomber d’accord avec moi.

3.

La critique la plus intéressante, donc, vient d’AngelTenRichard II :

Mmmh, lol. J’ai vu un biopic de Casanova avec un acteur et une actrice noirs (qui jouaient des personnages importants, en plus). Si au début, ça m’a un peu choquée parce que c’était pas du tout réaliste vu les personnages (que je connaissais de son autobio) au final ça passait bien, parce que tout le film n’était pas réaliste du tout.
Et puis bon… lol quoi. Il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités… Et puis il y a beaucoup, beaucoup de personnages de films dont le genre ou la couleur ou l’orientation sexuelle pourrait changer sans problème.

Alors… lesquels ?

Parce que soyons clair : le fait qu’il y ait des biopics avec des Casanovas noirs ne constitue pas une réfutation suffisante de mon argument. Quand j’avais discuté de ces questions sur le site Le Cinéma est politique (LCEP), mon interlocuteur m’avait déjà opposé je ne sais plus quel film avec un Hamlet noir. Tout cela est très beau. Tout cela est très bon. Je n’ai rien, vraiment, contre ce genre d’audaces. Mais si on fait un film avec un Hamlet, ou un Casanova, ou un Charlemagne blanc, et qu’au dernier moment on prend un acteur noir pour jouer le rôle-titre, je maintiens que la couleur de peau du personnage principal n’est pas du tout la seule chose qui change. Prendre un Hamlet noir, un Casanova noir ou un Charlemagne noir, c’est adopter un anti-réalisme provocateur. C’est signaler au public qu’on entend dépasser certaines conventions de représentation. C’est signaler au public qu’on se situe dans une démarche critique (contre quoi que ce soit, d’ailleurs : contre le racisme, contre le réalisme, contre les codes cinématographiques traditionnels, etc.). C’est faire tout un tas de choses qui excèdent la simple substitution d’un acteur noir à un acteur blanc, et qui me permettent d’affirmer que

Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble).

Le film avec le Casanova noir, nous apprend AngelTen Richard II, n’était « pas réaliste du tout ». Mais qu’est-ce qui se passe, si on a envie de faire un film réaliste ?

La seule chose qu’AngelTen Richard II a montré, en suggérant qu’ « il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités », c’est que certains films admettent, dans leurs programmes/projets propres, la présence de tels personnages. C’est que ces personnages dominés s’intègrent bien à la logique esthétique du film en question (c’est pour cette raison qu’ils arrivent à ne pas être caricaturaux). Mais du coup, AngelTen Richard II elle-même en revient à une explication de type local : dans un film donné, la présence d’un personnage dominé se justifie parce qu’elle n’est pas caricaturale (sous-entendu : elle s’intègre bien au climat, à l’ambiance, au projet esthétique du film). La présence d’un Casanova noir dans un biopic sur Casanova se justifie par des raisons locales (le non-réalisme du film en question). Mais c’est exactement ce que je disais dans mon autre billet ! Il y a, dans certains films, de très bonnes raisons pour qu’il y ait des personnages dominés. Cela implique, assez logiquement, que l’absence de ces très bonnes raisons est elle-même une très bonne raison pour justifier l’absence de ces personnages dominés. Si le biopic sur Casanova était réaliste, cela justifierait le choix d’un acteur blanc plutôt que noir pour le rôle-titre.

La critique la plus sérieuse qui m’est adressée échoue donc, significativement, à dire autre chose que ce que je dis moi-même : elle valide sans s’en rendre compte mes propres arguments. C’est parce qu’elle est largement fondée sur un contresens, favorisée (peut-être) par le fait qu’AngelTen Richard II n’a (peut-être) pas lu l’ensemble de mon billet, mais seulement le paragraphe posté par I-love-you. Car ce contresens consiste justement à m’attribuer un type de raisonnement que mon billet avait pour objet de critiquer, à savoir : la confusion entre les justifications locales, particulières, à tel ou tel phénomène donné, et les justifications globales et générales du phénomène d’ensemble constitué par une série de phénomènes particuliers. Car la logique réfutative (réfutatoire ?) d’AngelTen Richard II est une logique du contre-exemple. Or le recours à ce type d’arguments suppose que j’aie inféré, de l’existence de justifications locales à l’absence d’une minorité dans un film, l’existence de justifications du même ordre à l’absence de cette minorité (ou à sa sous-représentation) dans une série importante de films. Ce qui, évidemment, est précisément ce que je n’ai pas fait, et précisément ce que j’ai dénoncé comme une faute de raisonnement. Les contre-exemples invoqués échouent donc complètement à me convaincre de quoi que ce soit.

Cela étant dit, je remercie chaleureusement I-love-you, AngelTen Richard II et LovelyLexy pour leurs précieuses contributions au débat, et pour les précisions qu’il/elles[1] m’ont donné l’occasion d’apporter à mon précédent billet.


[1] Je n’ai pas d’indice quant au genre de LovelyLexy.

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2 commentaires

  1. Ce que je vais dire ne va pas faire avancer le débat, mais je tiens à le dire. Quand j’ai lu le premier post, j’ai été profondément soulagée que quelqu’un mette enfin les points sur les i concernant les défauts de raisonnements de LCEP. Je ne comprends pas l’engouement que suscite ce site. Comme pour moi, l’absurdité du discours est flagrante, je n’arrive pas à exprimer pourquoi je le trouve absurde et ne peut, par conséquent, pas communiquer avec les afficionados de ce site qui ne comprennent pas pourquoi je ne tiens pas ce qui y est écrit pour parole d’évangile. Alors, merci d’avoir fait ce post, et d’avoir mis des mots sur ce que je ne parvenais pas à exprimer moi-même. Et merci, surtout, de continuer le débat malgré la difficulté évidente qu’il y a à le faire. Je crois qu’il est très important de prendre position contre ce genre de discours, qui, à long terme, risque d’aboutir à un rejet, par le grand public, de tout discours un peu engagé, qui se retrouverai par conséquent mis dans le même sac que celui de LCEP.

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