Mois: août 2014

Pour une théorie linguistique des insultes et de l’humour

J’ai récemment consacré deux articles aux métaphores dites validistes et à leur légitimité (ici, ). Or le problème du langage (supposément) validiste ne se limite pas à la question des métaphores ; si un certain nombre de gens, surtout aux Etats-Unis, partent en guerre contre les métaphores validistes, un plus grand nombre encore s’insurgent contre les insultes validistes. Tapez ableist slurs dans Google, et vous verrez ce que je veux dire[1].

C’est un point que j’ai délibérément laissé de côté dans les deux billets en question. Et je n’ai pas l’intention de m’y attaquer réellement dans celui-ci ; je voudrais plutôt, plus modestement, engager une méta-réflexion sur ce qui rend difficile l’étude de cet objet, et sur ce qui pourrait la rendre possible ou pertinente.

Premièrement, notre réflexion sur l’insulte est parasitée par le fait que nous baignons dans une idéologie du débat apaisé et courtois. C’est une idéologie qui n’a pas que des inconvénients, loin de là, mais il me semble qu’elle a entre autres pour conséquence de nous faire percevoir, à tort ou à raison, l’insulte comme une monstruosité – comme quelque chose d’anormal, d’extravagant, et dont en tout cas on pourrait se passer. Ce qui, me semble-t-il, n’est pas le cas pour les métaphores. Nous n’avons pas de problème, en effet, à concevoir la nécessité d’un langage imagé, mais nous persistons à croire à la possibilité d’un langage débarrassé de toute marque superflue d’affectivité, à la possibilité d’un langage contrôlé, précis et qui ne se laisse pas emporter par les émotions. Du coup, lorsque quelqu’un trouve problématique une insulte validiste, ou plus généralement X-phobe*, il peut être difficile de savoir dans quelle mesure c’est ce caractère X-phobe qui la rend problématique, et dans quelle mesure c’est simplement son caractère d’insulte.

Deuxièmement, à propos des insultes X-phobes, il y a tout un tas de nuances à apporter et de distinctions analytiques à faire (beaucoup plus qu’à propos des métaphores). On ne peut pas faire la même analyse d’une insulte X-phobe selon qu’elle vise une personne dont on sait qu’elle est victime de cette X-phobie, ou une personne dont on sait que ce n’est pas le cas, ou une personne dont on ne sait pas si c’est le cas ou non. Ce ne sont pas les mêmes mécanismes qui sont en jeu si l’on traite un homme gay de sale pédé, ou si l’on invite quelqu’un dont on ignore la sexualité à aller se faire enculer. D’autre part, l’appartenance ou non de l’insulteur à la classe opprimée concernée n’est pas non plus indifférente.

Plus généralement, nous manquons d’une théorie linguistique de l’insulte. Nous manquons d’outils analytiques clairs et précis qui nous permettent de comprendre ce qui ne va pas dans l’insulte, ce qui ne va pas dans l’insulte X-phobe, quelle est la différence entre une insulte X-phobe et n’importe quelle insulte, etc. Quand je dis « nous manquons… », je ne veux pas dire par là que de telles choses n’existent pas : je n’ai aucun doute quant au fait que des linguistes se sont déjà penché-e-s sur la question et ont produit des choses très pertinentes là-dessus. Mais je n’ai vraiment pas l’impression que ces travaux, qui existent probablement, se soient diffusés dans les milieux militants.

Par conséquent, les discussions sur les insultes X-phobes tournent souvent au dialogue de sourd-e-s. Il me semble avoir déjà assisté plusieurs fois à des discussions du type :

A – Tu as dit que Machin est un enculé, arrête d’utiliser des insultes homophobes !

B –  Non mais je ne suis pas homophobe, je ne pense pas vraiment que ce soit mal d’être un enculé. Et de toute façon, c’était une image, je ne sais rien de la sexualité de la personne que j’insultais.

A – Oui mais tu l’as dit quand même, donc quoi que tu penses réellement, et quelle que soit la sexualité de l’insulté, tu as dit un truc homophobe et offensant.

Et cette discussion a toutes les chances de mal finir, ou de ne jamais finir, parce que même si la position de A a l’air d’être une position de bon sens, B a aussi parfaitement raison d’objecter que l’efficacité de l’insulte ne suppose pas, ni chez l’insulteur, ni chez l’insulté, une croyance réelle dans l’infériorité des homosexuel-le-s, ou des hommes homosexuels passifs. Du coup, par quel miracle est-il possible qu’une telle insulte soit offensante pour les homosexuel-le-s ? Que se passe-t-il linguistiquement parlant pour que l’insulte ait cet effet-là ? Il y a certainement une réponse, mais je ne crois pas du tout qu’elle soit évidente.

À défaut d’avoir une réponse satisfaisante à cette question, une (mauvaise) solution politique pourrait consister à rabattre la question de l’insulte sur la question du trigger. Un trigger, c’est quelque chose qui rappelle à quelqu’un le souvenir d’un événement traumatisant. Par exemple, une femme qui a été violée par un homme portant un parfum de telle marque peut être triggered par l’odeur du parfum en question – et cela peut, éventuellement, aller jusqu’au déclenchement d’épisodes de stress post-traumatiques, etc. Dans pas mal de sites militants (féministes, etc.), le mot trigger est pris dans un sens beaucoup plus faible, et désigne simplement ce qui déclenche le souvenir d’événements ou de faits désagréables, susceptibles de mettre une personne mal à l’aise. Cet affaiblissement de sens est gênant, parce qu’il permet au même mot de désigner deux réalités qui sont à mon avis complètement différentes et qui n’appellent pas le même genre de réponses politiques. Le « trauma trigger » au sens strict est un problème d’ordre médical, un problème de santé publique ; le trigger au sens large est une question de gestion individuelle des émotions. Moi, par exemple, il y a des choses qui me mettent mal à l’aise quand je les lis, et qui sont même susceptibles de m’empêcher de dormir pendant un moment si je les lis avant d’aller me coucher (les descriptions précises des conditions carcérales en France…), mais cela n’a rien à voir avec un quelconque stress post-traumatique, et j’ai un peu honte d’en être réduit, faute de mieux, à devoir utiliser le même mot de trigger pour désigner ce malaise passager et les attaques de panique que peuvent connaître certaines personnes.

Toujours est-il que si on se passe d’une théorie linguistique de l’insulte, alors il est commode et tentant de rabattre l’insulte sur le trigger (au sens large). Si un homosexuel est choqué par le fait d’entendre le mot enculé utilisé comme insulte, cela pourrait simplement être dû au fait que ce mot, même s’il n’est pas employé au sens propre, et même si ni l’insulteur ni l’insulté ne considèrent la sodomie comme une chose honteuse, rappelle à l’homosexuel le fait que sa sexualité est socialement méprisée, et donc fait surgir en lui, de manière inopportune, le souvenir ou l’anticipation de moqueries, brimades et autres violences.

Le problème avec cette vision des choses, c’est que la suppression des triggers de l’espace public n’est pas une cause politique légitime. On ne va pas interdire les parfums, sous prétexte que ceux-ci risqueraient de rappeler à des femmes violées l’odeur de leur violeur. On ne va pas interdire de parler de la Shoah, sous prétexte que cela pourrait mettre mal à l’aise des enfants de déporté-e-s. Donc si l’insulte fonctionne simplement comme un trigger, il est légitime d’avoir de la compassion pour les personnes qu’elle dérange – et il est, à la limite, légitime de s’abstenir, par pure gentillesse, de l’utiliser en leur présence – mais il n’est pas légitime de vouloir la bannir purement et simplement de tout discours, ou de l’espace public.

Dans une très large mesure, il me semble que ce que je dis là pour l’insulte vaut aussi pour un autre phénomène linguistique dont s’occupent beaucoup les militant-e-s, mais, précisément, jamais ou presque sous un angle linguistique : l’humour. Beaucoup de féministes, par exemple, protestent contre les blagues sexistes. Sauf que le propre d’une blague, c’est qu’on dit quelque chose qu’on ne croit pas réellement. On peut être plus précis : l’humour repose sur un effet de mention, c’est-à-dire sur une suspension momentanée, et claire pour tout le monde (sinon la blague échoue), du postulat d’identité entre ce que l’on dit et ce que l’on pense. On pourrait sans doute être encore beaucoup plus que cela, mais ces définitions approximatives suffiront pour le moment (et à défaut d’avoir sous la main une théorie linguistique de l’humour…). Bref, une blague, c’est une fiction : si je raconte une histoire de Toto, je ne crois pas que Toto ait réellement existé. Comment alors est-il possible qu’un énoncé qui ne suppose pas qu’y adhère ni celui qui l’énonce, ni celui à qui il l’énonce, soit perçu comme offensant ? Comment la simple mention, puisque c’est de cela qu’il s’agit, d’un cliché ou d’un stéréotype sexiste, peut-il être ressenti comme une violence par des femmes ? La réponse, là encore, commode et tentante, consiste à dire que la mention même de stéréotypes sexistes fonctionne comme un trigger, rappelle à ces femmes leur existence (des stéréotypes, pas des femmes), et donc leur occasionne un désagrément. Mais si c’est ce schéma qui est le bon, alors on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait plus s’interdire de faire des blagues dites sexistes que de diffuser à la télé des documentaires sur la Shoah.

Cette difficulté des militant-e-s à appréhender l’humour dans sa dimension linguistique peut occasionner des dialogues comme le suivant :

A – Ta blague sexiste n’est pas drôle !

B – Mais ce n’est pas une blague sexiste, enfin ! C’est de l’humour ! En vrai, je sais bien que les blondes ne sont pas bêtes !

A – Ah, il a bon dos l’argument du second degré ! N’empêche que tu as dit ce que tu as dit, et c’est sexiste et offensant !

La discussion peut se poursuivre à l’infini, entre un personnage (A) qui aura bien du mal à rationaliser son intuition autrement qu’en faisant appel à la notion de trigger, et un personnage (B) qui ne démordra pas de sa position, et qui en un sens aura bien raison. La seconde réplique de A consiste simplement à refuser le point de vue linguistique au profit d’un autre point de vue (psychologique ? politique ?), et non à s’y affronter honnêtement.

Il n’y a pas lieu de remettre en cause le malaise des opprimé-e-s quand ils/elles entendent certaines blagues, ou certaines insultes. Leurs protestations sont sincères. Mais l’attitude à avoir dans ces situations (l’attitude politique) ne peut pas dépendre uniquement de la sincérité de leur trouble. Si on considère simplement qu’insultes et blagues sont gênantes au même titre qu’un trigger, on doit alors abandonner largement la perspective d’une solution politique au problème. Si au contraire on considère que le problème, et la solution qu’il faut y apporter, sont de nature politique (et si, notamment, on souhaite défendre la perspective d’un bannissement total des blagues et insultes X-phobes de l’espace public), alors il faut s’atteler sérieusement au décorticage précis des mécanismes linguistiques qui, s’ils existent, rendent intrinsèquement offensantes, malgré les apparences, les blagues et les insultes X-phobes.


[1] Exemples (en anglais) : dumb dans le sens de « stupide », stupid, crazy, insane, psycho, autistic

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Des métaphores validistes ? (2e partie : étude de cas)

Première partie

Note préliminaire : J’ai été assez actif sur ce blog ces derniers temps, notamment pour causes de vacances. Je risque d’être désormais sans accès à Internet pendant une dizaine de jours, donc :

  • ne vous inquiétez pas si je ne réponds pas à vos éventuels commentaires, je ne suis pas mort ;
  • ne vous inquiétez pas si un peu de temps s’écoule sans que je publie rien, je ne suis pas mort. De toute manière, le tempo frénétique de ce mois d’août n’avait pas vocation à durer.

*

Dans mon précédent billet, j’ai évoqué la question des métaphores dites « validistes », ou « handiphobes » : celles qui utilisent par exemple la cécité pour évoquer le manque de connaissance, comme dans l’expression être aveuglé-e par ses préjugés, ou relecture à l’aveugle. J’ai observé qu’à ce compte-là, il ne fallait pas seulement condamner comme validistes les métaphores reposant sur une dysfonction du corps, mais également celles qui reposent sur un bon fonctionnement du corps. Du point de vue des implications, en effet, associer un défaut à un handicap revient exactement au même que d’associer une qualité à l’absence de ce handicap – et je ne crois pas qu’il soit soutenable d’affirmer que l’expression ce stylo marche au sens de « ce stylo fonctionne » soit acceptable alors que ce stylo ne marche pas ne serait pas acceptable car renverrait à un handicap. J’en ai conclu que le champ des métaphores à bannir était redoutablement étendu, et qu’il apparaissait extrêmement coûteux, voire impossible, de s’en passer. Pour prouver ce que je dis, je vais reproduire mon avant-dernier article (pas le dernier, portant justement sur les métaphores validistes, car il y aurait un biais), qui a aussi l’intérêt d’inclure des citations d’autres personnes, en y relevant les métaphores qu’il faudrait bannir selon ce principe. Je vais adopter un code couleur (ça apportera un peu de gaieté à ce blog austère) : je mets en rouge les métaphores clairement « validistes » d’après les critères (d)énoncés dans mon précédent billet, je mets en orange celles pour lesquelles j’ai un doute, et en vert toutes les métaphores qui ne posent pas de problème. Dans le cas des métaphores rouges ou orange, j’essaie de justifier mon choix à chaque fois, par souci d’honnêteté et de transparence. L’idée, au bout du compte, c’est d’être étonné par la quantité de rouge, et de se dire : « ah ouais, quand même, ben du coup non, les métaphores corporelles, on ne peut vraiment pas s’en passer. » On remarquera aussi que les passages les plus théoriques et les plus touffus, sans doute aussi les plus compliqués, comme mes derniers paragraphes, sont à la fois les moins rouges, les moins orange et les moins verts – ce qui est logique : j’y adopte un style précis, sec et peu métaphorique.

Par charité, je n’ai relevé que les « vraies » métaphores, c’est-à-dire pas les mots dont l’étymologie est « validiste » mais qui sont aujourd’hui utilisés non métaphoriquement, comme évident, envisager, invoquer, etc. Dans le cas contraire, il y aurait naturellement encore plus de rouge.

*

Mettre les films en série : réponse à quelques objections

C’est la gloire : certaines personnes que je ne connais pas se sont mises à parler [l’usage d’une métaphore renvoyant à l’oralité pour décrire une forme d’expression quelle qu’elle soit, écrite en l’occurrence, est offensant et oppressif pour les muet-te-s, puisque cela laisse supposer qu’ils/elles ne peuvent pas communiquer ou s’exprimer] de ce blog sur un forum que je ne connaissais pas. Si cela me réjouit, ce n’est pas seulement parce que cette attitude contribue vaguement à accroître la notoriété de mes écrits, mais aussi et surtout parce qu’elle permet de concrétiser la forme dialogique que je veux leur donner – et que je crois être celle de toute pensée authentique. Vu les arguments qui me sont opposés (assez faibles, à mon avis, mais on va y revenir), je ne pense pas que la contradiction, dans ce cas précis, soit aussi fructueuse qu’elle pourrait l’être. Mais après tout, on ne perd jamais rien à clarifier [métaphore associant la connaissance à la lumière, donc à la vue ; équivalence voir-savoir ; aveuglophobe. Je mets en orange plutôt qu’en rouge, parce que le verbe clarifier s’est un peu autonomisé de l’adjectif clair, mais enfin, on l’y entend quand même…] ce que l’on a voulu dire [comme parler] ; et si quelques personnes ont cru devoir soulever des objections [le verbe soulever est handiphobe, car une personne handicapée au point de ne rien pouvoir soulever peut tout de même formuler des objections] à un texte écrit par moi, rien ne me permet de penser qu’elles soient les seules dans ce cas. Autant, donc, leur répondre – y compris si elles ne devaient jamais lire ma réponse : d’autres en profiteront à leur place.

Ça se passe ici. Le billet incriminé est celui-là. Plus précisément, ce paragraphe, que je cite en restituant les surlignages de la dénommée I-love-you (en fait non, parce que comme l’éditeur de texte de WordPress n’est pas très bon, il me sabote mes caractères gras, et puis comme ce n’est pas très important de toute façon, je n’ai pas envie de m’embêter à trouver une astuce pour contourner [ce genre de métaphores spatialisantes, reposant sur l’idée de mouvement, posent un problème récurrent : quid des personnes qui peuvent échapper à un problème, mais ne peuvent pas se déplacer ? La métaphore, cependant, me semble trop lexicalisée pour que je passe au rouge] le problème) :

Mais on peut avancer [j’hésite à mettre en orange, pour les mêmes raisons que contourner, mais ça me semblerait un peu abusif] un autre argument : un film a toujours de très bonnes raisons de ne pas représenter des homos, des trans, des noir-e-s, etc. Et quand j’écris « bonnes raisons », je ne suis pas ironique, ce n’est pas une antiphrase : je pense que les codes génériques, le respect de la réalité historique, les contraintes scénaristiques, etc., sont effectivement des contraintes à la fois puissantes et fertiles [offensant pour les personnes stériles] qui s’imposent aux réalisateur/trice-s, et qui constituent des clés d’interprétation puissantes, efficaces et acceptables de ce que l’on voit à l’écran. Je prends un exemple extrême : dans un biopic sur Charlemagne, il n’y aurait pas sans doute pas de personnage noir. Or je crois qu’il est parfaitement acceptable de faire un biopic sur Charlemagne sans personnage noir – pour des raisons scénaristiques, et de vraisemblance historique. Même dans un film de fiction situé dans un univers contemporain, où de telles contraintes ne pèseraient pas, il n’en reste pas moins qu’on pourrait avancer, pour expliquer telle ou telle lacune dans les représentations, des arguments conjoncturels et précis : si dans tel film le personnage principal est hétéro, c’est toujours aussi parce que, pour des raisons esthétiques peut-être très subtiles, il fallait qu’il formât un couple hétérosexuel, parce que le projet général du film le commandait. Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano [est-ce que ça laisse entendre qu’il faille pouvoir se servir de ses mains pour opérer des substitutions d’éléments dans un film ?] où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble) pour le confort et le plaisir de telle ou telle minorité, ou, plus exactement, pour l’agrément des demi-habiles de LCEP[3]. À telle lacune, à tel défaut, les raisons locales existent, et sont puissantes.

La discussion est ensuite plutôt brève, et l’on passe assez vite à des considérations d’un autre ordre. Au total, il me semble que trois critiques sont formulées à l’égard de mon billet. Je vais y répondre de la moins intéressante à la plus subtile.

1.

LovelyLexy écrit :

Et puis je vais pousser mon coup de gueule [évidemment muettophobe] mais des personnes non blanches il y en a TOUJOURS EU en Europe, beurdel de baïte [pas vraiment une métaphore…]. Primo, les esclaves/affranchis/citoyens d’origine non européenne de la Rome Antique ( qui, au delà de ses défauts impérialistes, brassait [j’ai hésité avec rouge. Métaphore corporelle, qui prend pour modèle les personnes qui ont des bras et peuvent s’en servir – mais ici, le verbe n’est pas appliqué à un être humain mais à une civilisation, ce qui atténue probablement sa charge validiste – surtout que je ne vois guère de situations où on puisse appliquer le verbe brasser à des humain-e-s, sinon au sens propre. Bref : orange mûr] pas mal de populations) ont pas disparu en un claquement de doigt [no comment…]. Secundo, on en retrouve sur les enluminures, dans l’art, PARTOUT. Une dame de compagnie de Margareth Tudor, reine d’Ecosse, était noire et selon les chroniques sa meilleure amie. Il y avait des coiffeurs et des musiciens noirs sous Louis XVI ( big up à la BD « Olympe de Gouges » qui les montre). Les nobles dames, comme Marie Thérèse d’Autriche ou Mme du Barry avaient leur page noir ( celui de la du Barry est devenu un révolutionnaire notoire), le père d’Alexandre Dumas père était un métis… Dans « La Foire aux Vanités », Thackeray mentionne la fille métis d’un lord, qui est son héritière, va dans une école de ladies, fréquente le gratin et fait un beau mariage. On a aussi Didon Belle, qui a eu une histoire identique, et sur qui un film va sortir… Je continue?

Donc si, montrer des non blancs dans un film historique n’est pas un bricolage [ce n’est pas exactement une métaphore corporelle, mais une métaphore qui repose sur une aptitude physique dont certaines personnes sont évidemment privées].

Je ne sais pas trop, à vrai dire [cf. plus haut, le problème de dire], si ce développement se pense véritablement comme une critique de mon discours, ou comme une remarque annexe – en tout cas, il suscite de nombreuses réactions, qui donnent d’ailleurs à la discussion une tout autre direction. Quoi qu’il en soit : cette réponse de LovelyLexy permet d’établir qu’il y avait des non-blanc-he-s en Europe au Ier siècle après Jésus-Christ, ou au XIXe siècle, mais pas forcément à l’époque de Charlemagne. Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’il y avait des personnes non-blanches en Europe à l’époque de Charlemagne qu’elles y étaient suffisamment nombreuses, et suffisamment proches des sphères de pouvoir, pour qu’il soit naturel de les représenter dans un biopic sur l’empereur. Troisièmement et surtout, c’est vraiment prendre mon argument par le petit bout de la lorgnette [magnifique]. Si l’exemple ne convient pas, je suis prêt à en changer (c’est même un peu le principe d’un « exemple » !). Il n’y avait pas de séropositif/ve-s à l’époque de Charlemagne, n’est-ce pas ? Cela fera l’affaire.

2.

Deuxièmement, I-love-you écrit, dans l’un de ses posts, que « les films historiques ne sont pas représentatifs des films diffusés au cinéma, donc c’est vraiment un argument de mauvaise foi. » Mon argument serait effectivement malencontreux si mon but était :

  1. de prouver quelque chose sur un cas évident ;
  2. d’étendre les résultats de ma démonstration à des cas plus discutables.

Mais je ne crois pas que ce soit ce que j’ai fait. En tout cas, je suis à peu près sûr que ce n’était pas ce que je voulais faire au moment où j’ai écrit mon billet. Ce que je voulais, c’était plutôt faire percevoir [variation sur VOIR-SAVOIR, en l’occurrence plutôt VOIR-COMPRENDRE] une évidence (mais qui n’en est pas une pour tout le monde, visiblement [même si, ici, c’est bien par la vue que j’ai fait ce constat, le mot est plus généralement synonyme de semble-t-il, ce qui est aveuglophobe]) que prouver rigoureusement une thèse. Et pour faire percevoir cette évidence, j’ai proposé un exemple particulièrement clair [variation sur VOIR-SAVOIR], en misant sur le fait que si quelqu’un voit pourquoi ce que je dis sur un biopic carolingien est vrai, alors il verra aussi, par analogie, pourquoi on peut appliquer le même genre de discours sur d’autres films. En fait, il s’agissait simplement de forcer mon lecteur ou ma lectrice à envisager les éléments d’un film du point de vue de leurs déterminations locales, immédiates, internes à l’œuvre considérée, en suggérant un cas où ces déterminations locales sautent aux yeux.

Mon propos n’incluait pas en tant que tel une preuve que ces déterminations locales jouent. Pour moi, l’idée qu’un fait puisse s’expliquer par des déterminations locales est en deçà de la preuve ; c’est peut-être quasiment de l’ordre de l’intuition métaphysique. Je ne vois pas comment je pourrais le prouver autrement qu’en alignant [à la rigueur : métaphore visuelle, qui pense la communication sur un modèle spatial, donc écrit, ce qui est offensant pour les aveugles – sauf ceux/celles qui maîtrisent le braille – et, par ailleurs, pour les illettré-e-s. Bon, je ne suis pas tout à fait convaincu moi-même, donc orange] les exemples, ou en réfutant l’une après l’autre toutes les réfutations qui m’en seraient faites (on en réfutant, simplement, quelques réfutations, sans utiliser d’arguments qui ne pourraient pas être facilement amendés pour fonctionner dans un très grand nombre de cas).

Or il se trouve que la contradiction qui m’est portée m’offre l’occasion de réfuter certaines réfutations, notamment celles d’AngelTen Richard II. Je vais à présent montrer que même quand cette dernière entend me critiquer, elle ne peut pas faire autrement, en réalité, et sans s’en rendre compte, que tomber d’accord avec moi.

3.

La critique la plus intéressante, donc, vient d’AngelTenRichard II :

Mmmh, lol. J’ai vu un biopic de Casanova avec un acteur et une actrice noirs (qui jouaient des personnages importants, en plus). Si au début, ça m’a un peu choquée parce que c’était pas du tout réaliste vu les personnages (que je connaissais de son autobio) au final ça passait bien, parce que tout le film n’était pas réaliste du tout.
Et puis bon… lol quoi. Il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités… Et puis il y a beaucoup, beaucoup de personnages de films dont le genre ou la couleur ou l’orientation sexuelle pourrait changer sans problème.

Alors… lesquels ?

Parce que soyons clair : le fait qu’il y ait des biopics avec des Casanovas noirs ne constitue pas une réfutation suffisante de mon argument. Quand j’avais discuté de ces questions sur le site Le Cinéma est politique (LCEP), mon interlocuteur m’avait déjà opposé je ne sais plus quel film avec un Hamlet noir. Tout cela est très beau. Tout cela est très bon. Je n’ai rien, vraiment, contre ce genre d’audaces. Mais si on fait un film avec un Hamlet, ou un Casanova, ou un Charlemagne blanc, et qu’au dernier moment on prend un acteur noir pour jouer le rôle-titre, je maintiens que la couleur de peau du personnage principal n’est pas du tout la seule chose qui change. Prendre un Hamlet noir, un Casanova noir ou un Charlemagne noir, c’est adopter un anti-réalisme provocateur. C’est signaler [métaphore sensorielle, mais qui ne se rapporte pas à un sens précis, donc plutôt vert, mais vert qui tire vers l’orange] au public qu’on entend dépasser certaines conventions de représentation. C’est signaler au public qu’on se situe dans une démarche critique (contre quoi que ce soit, d’ailleurs : contre le racisme, contre le réalisme, contre les codes cinématographiques traditionnels, etc.). C’est faire tout un tas de choses qui excèdent la simple substitution d’un acteur noir à un acteur blanc, et qui me permettent d’affirmer que

[Ici, passage déjà reproduit. Je ne recommence pas, ce serait de la triche.]

Le film avec le Casanova noir, nous apprend AngelTen Richard II, n’était « pas réaliste du tout ». Mais qu’est-ce qui se passe, si on a envie de faire un film réaliste ?

La seule chose qu’AngelTen Richard II a montré, en suggérant qu’ « il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités », c’est que certains films admettent, dans leurs programmes/projets propres, la présence de tels personnages. C’est que ces personnages dominés s’intègrent bien à la logique esthétique du film en question (c’est pour cette raison qu’ils arrivent à ne pas être caricaturaux). Mais du coup, AngelTen Richard II elle-même en revient à une explication de type local : dans un film donné, la présence d’un personnage dominé se justifie parce qu’elle n’est pas caricaturale (sous-entendu : elle s’intègre bien au climat, à l’ambiance, au projet esthétique du film). La présence d’un Casanova noir dans un biopic sur Casanova se justifie par des raisons locales (le non-réalisme du film en question). Mais c’est exactement ce que je disais dans mon autre billet ! Il y a, dans certains films, de très bonnes raisons pour qu’il y ait des personnages dominés. Cela implique, assez logiquement, que l’absence de ces très bonnes raisons est elle-même une très bonne raison pour justifier l’absence de ces personnages dominés. Si le biopic sur Casanova était réaliste, cela justifierait le choix d’un acteur blanc plutôt que noir pour le rôle-titre.

La critique la plus sérieuse qui m’est adressée échoue donc, significativement, à dire autre chose que ce que je dis moi-même : elle valide sans s’en rendre compte mes propres arguments. C’est parce qu’elle est largement fondée sur un contresens, favorisée (peut-être) par le fait qu’AngelTen Richard II n’a (peut-être) pas lu l’ensemble de mon billet, mais seulement le paragraphe posté par I-love-you. Car ce contresens consiste justement à m’attribuer un type de raisonnement que mon billet avait pour objet de critiquer, à savoir : la confusion entre les justifications locales, particulières, à tel ou tel phénomène donné, et les justifications globales et générales du phénomène d’ensemble constitué par une série de phénomènes particuliers. Car la logique réfutative (réfutatoire ?) d’AngelTen Richard II est une logique du contre-exemple. Or le recours à ce type d’arguments suppose que j’aie inféré, de l’existence de justifications locales à l’absence d’une minorité dans un film, l’existence de justifications du même ordre à l’absence de cette minorité (ou à sa sous-représentation) dans une série importante de films. Ce qui, évidemment, est précisément ce que je n’ai pas fait, et précisément ce que j’ai dénoncé comme une faute de raisonnement. Les contre-exemples invoqués échouent donc complètement à me convaincre de quoi que ce soit.

Cela étant dit, je remercie chaleureusement I-love-you, AngelTen Richard II et LovelyLexy pour leurs précieuses contributions au débat, et pour les précisions qu’il/elles[1] m’ont donné l’occasion d’apporter à mon précédent billet.

*

Bilan, sauf erreur de dénombrement de ma part : on a 39 métaphores dans ce texte, dont :

  • 21 métaphores rouges (54% du total) ;
  • 5 métaphores orange (13% du total) ;
  • 13 métaphores vertes (33% du total).

Entre 54% et 67% des métaphores de ce texte devraient donc être bannies selon les critères expliqués.

Des métaphores validistes ? (1re partie : théorie)

Deuxième partie

À en croire les résultats de certaines recherches Google, un nombre non négligeable d’internautes états-unien-ne-s ont l’air de prendre très au sérieux un combat assez nouveau et totalement exotique, pour nous autres pauvres Européen-ne-s : le combat contre les métaphores validistes (le validisme, ou handiphobie, étant la X-phobie* qui vise les handicapé-e-s[1]). J’ai découvert il y a peu ce billet, écrit par la philosophe féministe Shelley Tremain, où elle critique l’expression « blind review » (« relecture à l’aveugle »), qui est utilisée dans un contexte scientifique pour décrire une relecture d’article par des relecteur/trice-s qui ne connaissent pas l’identité de l’auteur-e. Shelley Tremain propose à la place l’expression « anonymous review », qui veut dire la même chose, mais qui, pour elle, a l’avantage de ne pas utiliser la métaphore de la cécité. D’après Tremain, en effet, cette métaphore est offensante pour les aveugles, parce qu’elle associe faussement la cécité à l’ignorance (« ignorance épistémique, négligence, manque de connaissance », écrit-elle dans son premier commentaire), alors que les aveugles ne sont pas ignorant-e-s.

La position de Tremain n’est pas anecdotique, et elle n’est pas une lubie originale et fantaisiste. Ce billet de blog défend la même position sur la question de la cécité ; pour une critique des métaphores dites validistes en général, on peut voir, par exemple : ici, ici, ici, , etc. Je m’occupe prioritairement du billet de Tremain, notamment parce qu’il donne lieu à une discussion critique très intéressante dans les commentaires. Mais il ne faut vraiment pas croire que ses thèses sont confidentielles ; elles ont un certain écho, au moins chez des militant-e-s et des universitaires.

Chez Shelley Tremain, il me semble qu’il y a deux arguments contre l’usage de la cécité comme métaphore, qui sont évidemment connectés : 1) ça laisse entendre que les aveugles sont incapables d’acquérir des connaissances, ou au moins qu’ils souffrent d’un désavantage épistémique ; 2) ça associe la cécité à quelque chose de négatif, en l’occurrence un manque de savoir. Pour les besoins de la cause, je vais séparer analytiquement les deux branches de l’argument, même si Tremain les énonce ensemble : « The phrase is demeaning to disabled people because it associates blindness with lack of knowledge and implies that blind people cannot be knowers. »

Le premier argument me paraît simplement reposer sur une conception radicalement fausse de ce qu’est une métaphore – qui suppose précisément, pour fonctionner, la non-identité du comparé et du comparant. Si je dis, à propos d’un soldat valeureux, « cet homme est un vrai lion », je dégage un point commun entre le soldat et le lion (leur vaillance, leur courage, leur bravoure…), mais je dégage ce point commun au détriment d’une quantité d’autres aspects qui les différencient (le soldat n’a pas de crinière). Le mécanisme d’une métaphore, comme de toute figure d’analogie, présuppose à la fois la ressemblance et la différence ; s’il n’y avait pas de différence mais seulement de la ressemblance, ce ne serait pas une métaphore mais une tautologie (« l’ignorance est de l’ignorance », « la cécité est de la cécité », « ce soldat est un soldat », « un lion est un lion »).

Quant au second argument, mais, parbleu ! la cécité est une chose négative. Le handicap, ça n’est pas bien – ça limite la capacité des gens à faire certaines choses. On profite moins d’un coucher de soleil sans yeux qu’avec ; on se déplace moins facilement sans jambes qu’avec ; on a plus de mal à communiquer quand il nous manque le sens de l’ouïe, etc. J’entends d’ici les ultra-constructivistes venir m’expliquer qu’en fait, le handicap n’est handicapant que dans le cadre d’une société qui opprime les handicapé-e-s. Il me semble que leur principal argument repose sur l’idée que si le monde était mieux organisé, la technique suppléerait sans problème aux défauts physiques des gens (bon, ils/elles ne disent pas « défauts », mais on se comprend). Mais j’ai beaucoup de mal à admettre un argument qui cherche à neutraliser le handicap des handicapé-e-s par un appel à la technique. Parce que même en admettant que la technique permette d’annuler tel ou tel handicap, même en admettant qu’on arrive à faire des prothèses high-tech, ultra-maniables, etc., pour remplacer les jambes manquantes, même dans ce cas, donc, les handicapé-e-s resteront dépendant-e-s de la technique. D’abord, le développement technologique d’une société ne suit pas une progression linéaire : il se pourrait très bien qu’un jour, l’état des ressources disponibles sur terre nous oblige à restreindre notre production d’appareils performants, et alors adieu les super-prothèses. Ensuite, même dans une société d’abondance absolue, une prothèse ou un fauteuil roulant, ça se perd, ça se casse, ça s’oublie ; une jambe, non (enfin, ça peut se casser, une jambe, mais précisément : dans ce cas, on devient handicapé-e, et ça n’est pas chouette).

Dans l’un de ses commentaires, Tremain, à propos des métaphores supposément validistes, écrit : « I think it has something to do with the legacy of oppression of disabled people, the fact that they have been disenfranchised, and that they (we) have not had equal access to a range of resources and forms of knowledge-production. » Son propos, dogmatiquement constructiviste, repose sur l’idée que l’oppression des handicapé-e-s est venue se greffer à une situation de départ où l’égalité régnait. Il me semble beaucoup plus plausible de considérer que le handicap, la cécité en l’occurrence, constitue naturellement un désavantage, que dans aucun monde contrefactuel il n’aurait pu en être autrement, et que parler à propos de cela d’ « oppression » des handicapé-e-s par les valides est à peu près aussi pertinent que de parler d’ « oppression » des personnes qu’une maladie génétique incurable condamne à mourir à quinze ans. Dire que tout est toujours de la faute de la société, plutôt que de la nature ou du manque de chance, cela me paraît un préjugé aussi stérile que le préjugé exactement inverse.

À ce sujet, il y a un problème dans la façon de penser la domination et la X-phobie (bon, il n’y en a pas qu’un seul, mais en l’occurrence il y en a un qui m’intéresse particulièrement). Certaines X-phobies occupent une place tout à fait centrale dans les schémas mentaux des militant-e-s : le racisme, le sexisme, l’homophobie (dans cet ordre, certainement). Et la pensée des autres oppressions se fait à partir de modèles empruntés à ces trois-là (j’ai déjà signalé ici l’écueil qui consistait à prétendre envisager toutes les oppressions sur le même modèle). Or les trois oppressions centrales ont un point commun, que les autres oppressions n’ont pas toutes : elles visent des catégories dont il est absolument faux de prétendre qu’elles sont susceptibles de quelque jugement de valeur négatif que ce soit. L’égalité axiologique entre Noir-e-s et Blanc-he-s, hommes et femmes, homos et hétéros, me paraît absolue, et bien établie. Du coup, on peut dire que la X-phobie commence lorsqu’on conteste cette égalité axiologique. On peut dire qu’une définition acceptable de l’homophobie serait : « idée selon laquelle l’homosexualité est moins bien que l’hétérosexualité » (je laisse volontairement dans le flou le sens exact de moins bien). À partir de là, on pourrait naïvement croire que, par transposition du même modèle, le validisme commencerait dès lors que l’on dit que le handicap, c’est moins bien que le non-handicap. Or je crois que c’est vraiment se fourvoyer ; je crois que la notion de « handicap » contient analytiquement la notion de « problème », et qu’être aveugle c’est moins bien qu’être voyant-e, être sourd-e c’est moins bien qu’être entendant-e, être paralysé-e c’est moins bien que pouvoir marcher normalement sur ses deux jambes.

Donc vraiment, il n’y a aucun problème, selon moi, à associer, par une métaphore, du négatif à du négatif. En fait, c’est déjà trop dire que cette métaphore associe du négatif à du négatif. La vérité est qu’elle associe un manque à un manque. Manque sensoriel d’un côté (manque de vue), manque de savoir de l’autre côté (ignorance). Si certain-e-s sont rétif/ve-s à l’idée que le handicap soit une négativité au sens axiologique du terme, qu’ils/elles acceptent au moins l’idée que le handicap est une négativité au sens d’un manque, d’un retrait, d’un défaut (défaut au sens où on enlève quelque chose, comme dans un arrondi par défaut). Or ce manque, cette négativité numérique, quantitative, n’est pas toujours une négativité axiologique : l’ignorance est parfois une très bonne chose, comme lorsqu’il s’agit de relire un article dont on ne connaît pas les auteur-e-s… (Shelley Tremain raisonne vraiment sur un cas très mal choisi !). Des commentateurs, d’ailleurs, soulèvent ce point : Mohan Matten ici, Matt . Dans une expression comme « La justice est aveugle », la cécité est comparée à l’ignorance, sous l’aspect du manque, mais pas du tout sous l’aspect de la négativité axiologique, bien au contraire. C’est une bonne chose que la justice soit aveugle. La cécité métaphorique est donc parfois une bonne chose. C’est Tremain qui passe trop vite de l’idée de négativité quantitative à l’idée de négativité axiologique. Si j’étais perfide et sournois, j’essayerais de suggérer que cela prouve son validisme inconscient. – Mais ce n’est pas mon genre.

On pourrait aussi se demander pourquoi la cécité est liée métaphoriquement à l’ignorance, plutôt qu’à une autre caractéristique négative (axiologiquement négative, ou même simplement, donc, quantitativement négative). Pour ceux et celles qui veulent prouver que ce genre de métaphores est validiste, la question n’a au fond pas grand intérêt : l’essentiel est que la cécité soit associée à quelque chose de négatif, peu importe à quoi, cela suffit à leur raisonnement. Mais on peut quand même se poser la question, ne serait-ce que par curiosité. Et en mettant le doigt dans ce problème, on va vite se retrouver happé-e-s par des considérations vertigineuses. Ici encore, je m’appuie sur d’excellents commentaires publiés à la suite de billet de Tremain ; notamment celui-ci.

Ce commentaire de Gary Williams établit le caractère très général de la métaphore VOIR-SAVOIR dans les langues indo-européennes, à partir d’un livre d’un certain James Geary. Ce commentaire-là tend à asseoir cette récurrence sur un trait anthropologique fondamental, à savoir que la vue est le sens dominant de l’espèce humaine (et des primates en général). Du coup, on est gêné-e par le fait que Williams limite sa démonstration aux langues indo-européennes. Mais peut-être une étude semblable sur d’autres langues apporterait les mêmes résultats ? En tout cas, il est certain que cette métaphore imprègne nos langues indo-européennes actuelles, comme l’anglais et le français. Dans son inventaire, Williams ne se limite pas aux cas où la cécité est utilisée comme un analogue de l’ignorance, mais aussi, donc, aux cas où la vue est utilisée comme un analogue du savoir (ou de la compréhension), ce qui est absolument logique (Mais Rachel McCarthy James, dans un billet déjà mentionné, et sous couvert de pragmatisme, n’étend pas sa critique des usages métaphoriques de blind aux usages métaphoriques de to see. J’y vois l’aveu que les fondements de sa critique ne sont guère solides). Williams, donc, mentionne, de son propre chef ou en empruntant les exemples de Geary, des expressions comme Je vois ce que tu veux dire, Je suis dans le noirI am in the dark », mais je ne crois pas que ça se dise vraiment en français), Ton argument est transparent ( ? même doute), L’explication est claire comme de l’eau de roche, Cela jette une nouvelle lumière sur le problème, etc. Rajoutons aussi qu’un texte peut être obscur ou lumineux… L’étymologie est encore plus catégorique : Geary rappelle, entre autres, que le mot idée vient d’un mot grec qui veut dire « voir », de même que le mot intuition vient d’un mot latin qui veut dire la même chose ; les mots wise et wisdom (« sage » et « sagesse ») viennent également d’une racine qui signifie « voir » – serait-ce aussi le cas de l’allemand wissen ? Pensons aussi aux mots clairvoyance, réfléchir (Geary évoque le cas de spéculer), évidence, prévoir… La liste est probablement encore longue.

Elle est encore plus longue si l’on ne se limite pas aux métaphores « aveuglophobes » mais qu’on inclut toutes les métaphores validistes. Rester sourd-e à quelque chose, faire la sourde oreille, ne pas tomber dans l’oreille d’un sourd est validiste, mais aussi, inversement, le verbe entendre utilisé dans le sens de « comprendre » (« J’entends bien ») (à propos, dans le sens de « comprendre » : pas de saisir non plus, car il y a des gens qui n’ont pas de main). Si l’on pousse le flicage verbal jusqu’à fouiller l’étymologie des mots, on doit aussi condamner savoir, qui vient du latin sapere, dont le premier sens est « goûter » (c’est évidemment offensant pour les gens qui n’ont pas le sens du goût). Avoir du flair est naturellement à bannir. Pour éviter d’opprimer les personnes paralysées, on évitera de recourir à l’expression ça marche dans le sens de : « O.K., on fait comme ça »[2], mais aussi dans le sens de « ça fonctionne ». Un stylo ne marche pas – ne marche plus : il fonctionne. On n’aura plus le droit, non plus, d’être « paralysé » par la peur, ou par l’enjeu, ou que sais-je (ça sous-entend, ou ça a l’air de sous-entendre, ou ça pourrait bien sous-entendre, que les personnes paralysées sont des trouillard-e-s ou des velléitaires). Pas question, naturellement, de « prendre son pied », d’avoir « l’estomac dans les talons », de « diriger un pays d’une main de fer », de « pointer quelque chose du doigt » – par égard pour les amputé-e-s. Un argument ne saurait être « boiteux ». La liste, là encore, semble longue. Je projette d’ailleurs, dans un prochain billet [Edit 17/08/2014 : voilà, c’est fait], de reprendre un de mes articles (pas celui-là, parce qu’il y aurait un biais, mais le précédent, par exemple) et de relever toutes les métaphores validistes qu’il contient.

Empiriquement, je ne vois vraiment pas comment on pourrait sans dommage se priver d’un si grand nombre d’images utiles. Théoriquement, je crains qu’on ne puisse sortir du problème suivant : les êtres humains ont tendance à rapporter l’abstrait à du concret (je suppose que c’est un fait anthropologique, pour le coup) ; or l’expérience du corps constitue la première expérience concrète de tous les individus (elle est universelle, elle est immédiate, elle est largement antésociale…) : donc les êtres humains ont inévitablement tendance à utiliser des métaphores corporelles ; donc une grande partie de nos métaphores sont excluantes pour toutes celles et tous ceux dont le corps présente des dysfonctionnements par rapport à la norme majoritaire. Comme je l’ai dit plus haut, je crois que ce n’est pas grave, parce qu’il y a de bonnes raisons d’associer le handicap à la négativité ; j’ajouterais à présent que c’est, en plus, inévitable. À moins que l’on ne veuille plus produire que du langage sec, précis, rigoureux, sans aucune espèce de métaphore – mais ce n’est pas ce que l’on souhaite, n’est-ce pas ? La sérénité des handicapé-e-s ne justifie peut-être pas la fin de toute littérature.

(Et quand je dis « la sérénité des handicapé-e-s », en fait, c’est très excessif : de même que l’usage du mot bad est incroyablement violent pour les linguistes LGBT, de même l’usage de métaphores validistes semble surtout très offensant aux enseignant-e-s et chercheur/euse-s en disability studies, handicapé-e-s ou non d’ailleurs. D’ailleurs, Shelley Tremain le reconnaît elle-même. Du coup, on a envie de se demander quel est l’intérêt d’une réforme si contraignante du langage, alors que celle-ci ne modifie pas le bien-être immédiat des personnes concernées ? La seule réponse possible repose sur l’idée que le langage informe insidieusement nos représentations, et qu’à long terme, mais alors vraiment à très long terme, les handicapé-e-s seront mieux loti-e-s du fait qu’on arrête de prendre leurs handicaps pour des handicaps pour des manques pour des trucs négatifs. C’est aussi l’argument de Rachel Cohen-Rottenberg, par exemple[3]. Mais alors se pose quand même sérieusement la question de la validité morale d’une contrainte si forte, si pénible à respecter, en vue d’un objectif non seulement incertain et lointain, mais surtout susceptible d’être atteint ou du moins approché par une quantité d’autres moyens plus efficaces et moins coûteux, de type éducatif par exemple, ou bien en renforçant la visibilité sociale des handicapé-e-s, etc., enfin je ne sais pas, je ne suis pas là pour proposer un programme).

(En tout cas, vous l’aurez compris : cet article de Tremain, et les autres, ne me feront pas changer d’un pouce d’un iota non, non, d’un pouce, mes pratiques langagières en la matière).


[1] D’après Wikipedia, le mot capacitisme existe également, mais pour ma part je ne l’ai jamais entendu. Dans cet article, je traduirai systématiquement ableist (formé sur l’adjectif able, « valide », par opposition à disabled, « handicapé-e ») par validiste.

[2] Je me demande, du coup, si cela pourrait être considéré comme un acte militant de dire plutôt ça roule ? (pardon, je persifle…).

[3] A contrario, Kali, du blog Brillant Mind Broken Body, semble plutôt critiquer les « métaphores validistes » en tant qu’elles le/la troublent, l’offensent, lui suggèrent des ressentis désagréables. Mais je crains qu’on ne soit un peu dans le cas de figure du linguiste LGBT offensé par le mot bad : il faut un tel degré de savoir, de réflexion et de rationalisation pour pouvoir être offensé-e par de telles métaphores, que leur dénonciation comme étant violentes devient performative et auto-vérificatrice. En gros : à force de se convaincre, (mauvais) arguments linguistiques à l’appui, que telle expression est violente, on finit par en être réellement offensé-e et blessé-e (cet article intéressant évoque cette question). Mais face à ce cas de figure, je ne pense pas que la réforme du langage soit la seule, ni la meilleure, solution.

Mettre les films en série : réponse à quelques objections

C’est la gloire : certaines personnes que je ne connais pas se sont mises à parler de ce blog sur un forum que je ne connaissais pas. Si cela me réjouit, ce n’est pas seulement parce que cette attitude contribue vaguement à accroître la notoriété de mes écrits, mais aussi et surtout parce qu’elle permet de concrétiser la forme dialogique que je veux leur donner – et que je crois être celle de toute pensée authentique. Vu les arguments qui me sont opposés (assez faibles, à mon avis, mais on va y revenir), je ne pense pas que la contradiction, dans ce cas précis, soit aussi fructueuse qu’elle pourrait l’être. Mais après tout, on ne perd jamais rien à clarifier ce que l’on a voulu dire ; et si quelques personnes ont cru devoir soulever des objections à un texte écrit par moi, rien ne me permet de penser qu’elles soient les seules dans ce cas. Autant, donc, leur répondre – y compris si elles ne devaient jamais lire ma réponse : d’autres en profiteront à leur place.

Ça se passe ici [edit 29/08/2014 : en fait non, le lien pointe désormais vers une autre discussion. Les posts auxquels je réponds ont dû disparaître] [edit 08/08/2014 : en fait ils sont ]. Le billet incriminé est celui-là. Plus précisément, ce paragraphe, que je cite en restituant les surlignages de la dénommée I-love-you (en fait non, parce que comme l’éditeur de texte de WordPress n’est pas très bon, il me sabote mes caractères gras, et puis comme ce n’est pas très important de toute façon, je n’ai pas envie de m’embêter à trouver une astuce pour contourner le problème) :

Mais on peut avancer un autre argument : un film a toujours de très bonnes raisons de ne pas représenter des homos, des trans, des noir-e-s, etc. Et quand j’écris « bonnes raisons », je ne suis pas ironique, ce n’est pas une antiphrase : je pense que les codes génériques, le respect de la réalité historique, les contraintes scénaristiques, etc., sont effectivement des contraintes à la fois puissantes et fertiles qui s’imposent aux réalisateur/trice-s, et qui constituent des clés d’interprétation puissantes, efficaces et acceptables de ce que l’on voit à l’écran. Je prends un exemple extrême : dans un biopic sur Charlemagne, il n’y aurait pas sans doute pas de personnage noir. Or je crois qu’il est parfaitement acceptable de faire un biopic sur Charlemagne sans personnage noir – pour des raisons scénaristiques, et de vraisemblance historique. Même dans un film de fiction situé dans un univers contemporain, où de telles contraintes ne pèseraient pas, il n’en reste pas moins qu’on pourrait avancer, pour expliquer telle ou telle lacune dans les représentations, des arguments conjoncturels et précis : si dans tel film le personnage principal est hétéro, c’est toujours aussi parce que, pour des raisons esthétiques peut-être très subtiles, il fallait qu’il formât un couple hétérosexuel, parce que le projet général du film le commandait. Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble) pour le confort et le plaisir de telle ou telle minorité, ou, plus exactement, pour l’agrément des demi-habiles de LCEP [Le Cinéma est politique]. À telle lacune, à tel défaut, les raisons locales existent, et sont puissantes.

La discussion est ensuite plutôt brève, et l’on passe assez vite à des considérations d’un autre ordre. Au total, il me semble que trois critiques sont formulées à l’égard de mon billet. Je vais y répondre de la moins intéressante à la plus subtile.

1.

LovelyLexy écrit :

Et puis je vais pousser mon coup de gueule mais des personnes non blanches il y en a TOUJOURS EU en Europe, beurdel de baïte. Primo, les esclaves/affranchis/citoyens d’origine non européenne de la Rome Antique ( qui, au delà de ses défauts impérialistes, brassait pas mal de populations) ont pas disparu en un claquement de doigt. Secundo, on en retrouve sur les enluminures, dans l’art, PARTOUT. Une dame de compagnie de Margareth Tudor, reine d’Ecosse, était noire et selon les chroniques sa meilleure amie. Il y avait des coiffeurs et des musiciens noirs sous Louis XVI ( big up à la BD « Olympe de Gouges » qui les montre). Les nobles dames, comme Marie Thérèse d’Autriche ou Mme du Barry avaient leur page noir ( celui de la du Barry est devenu un révolutionnaire notoire), le père d’Alexandre Dumas père était un métis… Dans « La Foire aux Vanités », Thackeray mentionne la fille métis d’un lord, qui est son héritière, va dans une école de ladies, fréquente le gratin et fait un beau mariage. On a aussi Didon Belle, qui a eu une histoire identique, et sur qui un film va sortir… Je continue?

Donc si, montrer des non blancs dans un film historique n’est pas un bricolage.

Je ne sais pas trop, à vrai dire, si ce développement se pense véritablement comme une critique de mon discours, ou comme une remarque annexe – en tout cas, il suscite de nombreuses réactions, qui donnent d’ailleurs à la discussion une tout autre direction. Quoi qu’il en soit : cette réponse de LovelyLexy permet d’établir qu’il y avait des non-blanc-he-s en Europe au Ier siècle après Jésus-Christ, ou au XIXe siècle, mais pas forcément à l’époque de Charlemagne. Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’il y avait des personnes non-blanches en Europe à l’époque de Charlemagne qu’elles y étaient suffisamment nombreuses, et suffisamment proches des sphères de pouvoir, pour qu’il soit naturel de les représenter dans un biopic sur l’empereur. Troisièmement et surtout, c’est vraiment prendre mon argument par le petit bout de la lorgnette. Si l’exemple ne convient pas, je suis prêt à en changer (c’est même un peu le principe d’un « exemple » !). Il n’y avait pas de séropositif/ve-s à l’époque de Charlemagne, n’est-ce pas ? Cela fera l’affaire.

2.

Deuxièmement, I-love-you écrit, dans l’un de ses posts, que « les films historiques ne sont pas représentatifs des films diffusés au cinéma, donc c’est vraiment un argument de mauvaise foi. » Mon argument serait effectivement malencontreux si mon but était :

  1. de prouver quelque chose sur un cas évident ;
  2. d’étendre les résultats de ma démonstration à des cas plus discutables.

Mais je ne crois pas que ce soit ce que j’ai fait. En tout cas, je suis à peu près sûr que ce n’était pas ce que je voulais faire au moment où j’ai écrit mon billet. Ce que je voulais, c’était plutôt faire percevoir une évidence (mais qui n’en est pas une pour tout le monde, visiblement) que prouver rigoureusement une thèse. Et pour faire percevoir cette évidence, j’ai proposé un exemple particulièrement clair, en misant sur le fait que si quelqu’un voit pourquoi ce que je dis sur un biopic carolingien est vrai, alors il verra aussi, par analogie, pourquoi on peut appliquer le même genre de discours sur d’autres films. En fait, il s’agissait simplement de forcer mon lecteur ou ma lectrice à envisager les éléments d’un film du point de vue de leurs déterminations locales, immédiates, internes à l’œuvre considérée, en suggérant un cas où ces déterminations locales sautent aux yeux.

Mon propos n’incluait pas en tant que tel une preuve que ces déterminations locales jouent. Pour moi, l’idée qu’un fait puisse s’expliquer par des déterminations locales est en deçà de la preuve ; c’est peut-être quasiment de l’ordre de l’intuition métaphysique. Je ne vois pas comment je pourrais le prouver autrement qu’en alignant les exemples, ou en réfutant l’une après l’autre toutes les réfutations qui m’en seraient faites (on en réfutant, simplement, quelques réfutations, sans utiliser d’arguments qui ne pourraient pas être facilement amendés pour fonctionner dans un très grand nombre de cas).

Or il se trouve que la contradiction qui m’est portée m’offre l’occasion de réfuter certaines réfutations, notamment celles d’AngelTen Richard II. Je vais à présent montrer que même quand cette dernière entend me critiquer, elle ne peut pas faire autrement, en réalité, et sans s’en rendre compte, que tomber d’accord avec moi.

3.

La critique la plus intéressante, donc, vient d’AngelTenRichard II :

Mmmh, lol. J’ai vu un biopic de Casanova avec un acteur et une actrice noirs (qui jouaient des personnages importants, en plus). Si au début, ça m’a un peu choquée parce que c’était pas du tout réaliste vu les personnages (que je connaissais de son autobio) au final ça passait bien, parce que tout le film n’était pas réaliste du tout.
Et puis bon… lol quoi. Il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités… Et puis il y a beaucoup, beaucoup de personnages de films dont le genre ou la couleur ou l’orientation sexuelle pourrait changer sans problème.

Alors… lesquels ?

Parce que soyons clair : le fait qu’il y ait des biopics avec des Casanovas noirs ne constitue pas une réfutation suffisante de mon argument. Quand j’avais discuté de ces questions sur le site Le Cinéma est politique (LCEP), mon interlocuteur m’avait déjà opposé je ne sais plus quel film avec un Hamlet noir. Tout cela est très beau. Tout cela est très bon. Je n’ai rien, vraiment, contre ce genre d’audaces. Mais si on fait un film avec un Hamlet, ou un Casanova, ou un Charlemagne blanc, et qu’au dernier moment on prend un acteur noir pour jouer le rôle-titre, je maintiens que la couleur de peau du personnage principal n’est pas du tout la seule chose qui change. Prendre un Hamlet noir, un Casanova noir ou un Charlemagne noir, c’est adopter un anti-réalisme provocateur. C’est signaler au public qu’on entend dépasser certaines conventions de représentation. C’est signaler au public qu’on se situe dans une démarche critique (contre quoi que ce soit, d’ailleurs : contre le racisme, contre le réalisme, contre les codes cinématographiques traditionnels, etc.). C’est faire tout un tas de choses qui excèdent la simple substitution d’un acteur noir à un acteur blanc, et qui me permettent d’affirmer que

Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble).

Le film avec le Casanova noir, nous apprend AngelTen Richard II, n’était « pas réaliste du tout ». Mais qu’est-ce qui se passe, si on a envie de faire un film réaliste ?

La seule chose qu’AngelTen Richard II a montré, en suggérant qu’ « il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités », c’est que certains films admettent, dans leurs programmes/projets propres, la présence de tels personnages. C’est que ces personnages dominés s’intègrent bien à la logique esthétique du film en question (c’est pour cette raison qu’ils arrivent à ne pas être caricaturaux). Mais du coup, AngelTen Richard II elle-même en revient à une explication de type local : dans un film donné, la présence d’un personnage dominé se justifie parce qu’elle n’est pas caricaturale (sous-entendu : elle s’intègre bien au climat, à l’ambiance, au projet esthétique du film). La présence d’un Casanova noir dans un biopic sur Casanova se justifie par des raisons locales (le non-réalisme du film en question). Mais c’est exactement ce que je disais dans mon autre billet ! Il y a, dans certains films, de très bonnes raisons pour qu’il y ait des personnages dominés. Cela implique, assez logiquement, que l’absence de ces très bonnes raisons est elle-même une très bonne raison pour justifier l’absence de ces personnages dominés. Si le biopic sur Casanova était réaliste, cela justifierait le choix d’un acteur blanc plutôt que noir pour le rôle-titre.

La critique la plus sérieuse qui m’est adressée échoue donc, significativement, à dire autre chose que ce que je dis moi-même : elle valide sans s’en rendre compte mes propres arguments. C’est parce qu’elle est largement fondée sur un contresens, favorisée (peut-être) par le fait qu’AngelTen Richard II n’a (peut-être) pas lu l’ensemble de mon billet, mais seulement le paragraphe posté par I-love-you. Car ce contresens consiste justement à m’attribuer un type de raisonnement que mon billet avait pour objet de critiquer, à savoir : la confusion entre les justifications locales, particulières, à tel ou tel phénomène donné, et les justifications globales et générales du phénomène d’ensemble constitué par une série de phénomènes particuliers. Car la logique réfutative (réfutatoire ?) d’AngelTen Richard II est une logique du contre-exemple. Or le recours à ce type d’arguments suppose que j’aie inféré, de l’existence de justifications locales à l’absence d’une minorité dans un film, l’existence de justifications du même ordre à l’absence de cette minorité (ou à sa sous-représentation) dans une série importante de films. Ce qui, évidemment, est précisément ce que je n’ai pas fait, et précisément ce que j’ai dénoncé comme une faute de raisonnement. Les contre-exemples invoqués échouent donc complètement à me convaincre de quoi que ce soit.

Cela étant dit, je remercie chaleureusement I-love-you, AngelTen Richard II et LovelyLexy pour leurs précieuses contributions au débat, et pour les précisions qu’il/elles[1] m’ont donné l’occasion d’apporter à mon précédent billet.


[1] Je n’ai pas d’indice quant au genre de LovelyLexy.

Le racisme n’est pas un délit, c’est une opinion

Il y a une formule qui traîne, depuis longtemps, dans la tête de beaucoup de gens bien intentionnés : « Le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit. » 70 000 résultats environ sur Google ; à peu près autant pour la variante « Le racisme n’est pas une opinion mais un délit. » Ces derniers jours, j’y ai eu droit deux fois, dans deux conversations différentes, sur Facebook.

Cette phrase me paraît tout à fait absurde. Non seulement parce qu’elle est fausse, et multiplement fausse, comme je vais le montrer, mais aussi parce qu’elle repose sur une confusion du fait et de la norme. L’idée que « le racisme est un délit » s’énonce comme un fait, alors que l’idée sous-jacente est toujours qu’il devrait en être un – mais cette idée normative sous-jacente prend tout de même appui sur un prétendu état de fait. Hume y perdrait son latin. Et puis il y a encore une autre raison pour laquelle cette phrase m’énerve : l’idée que le racisme n’est pas une opinion est extrêmement contre-intuitive ; or il ne vient pas à l’idée des personnes qui affirment cela que la charge de la preuve leur revient.

Pour tordre le cou à cette idée reçue selon laquelle « le racisme n’est pas une opinion mais un délit », procédons méthodiquement[1]. Cette phrase possède deux parties ; je m’attaquerai successivement à chacune d’entre elles, en commençant par la fin, parce que c’est le plus facile.

Le racisme est une opinion

Il y aurait deux bonnes raisons pour affirmer que le racisme n’est pas une opinion.

La première consisterait à dire que le racisme ne se limite pas à ce qui se passe dans la tête des gens : il y a aussi des actes racistes, des propos racistes, etc., qui ne sont pas des opinions. Mais cet argument n’a pas grand intérêt, parce que même s’il est juste, cela n’empêche pas que ces actes et propos racistes soient la conséquence d’opinions racistes : le racisme n’est peut-être pas seulement une opinion, mais c’est en tout cas aussi une opinion, et peut-être même d’abord une opinion.

La seconde raison consisterait à dire que même si l’on considère seulement le racisme comme quelque chose qui se passe dans la tête des gens, le terme opinion désigne un fait psychique trop cohérent, trop solidifié, trop univoque pour décrire ce qui se passe réellement. Et je suis tout à fait d’accord avec ça : bien souvent, et sans doute dans la majorité des cas, les gens ont du racisme dans la tête, sans qu’on puisse dire que, chez eux, le racisme se sédimente en opinion. Le racisme, chez eux, ce sont des préjugés flottants, des réflexes cognitifs, des intuitions vagues, etc. Si seulement c’était cela que voulaient dire ceux et celles qui affirment que « le racisme n’est pas une opinion » ! Mais ce n’est pas du tout cela qu’ils/elles veulent dire : au contraire, le fait de préciser dans la foulée que le racisme « est un délit » semble plutôt supposer un certain degré de cohérence et de sédimentation des idées racistes. D’autre part, même si le racisme est souvent en deçà de l’opinion, il n’en reste pas moins que dans un certain nombre de cas, il se solidifie bel et bien en opinion claire et univoque. Dans ces cas au moins, il est incontestable que le racisme est une opinion.

Le racisme n’est pas un délit

En revanche, le racisme n’est pas un délit.

Commençons par prendre la proposition « le racisme est un délit » dans ce sens le plus descriptif, le moins normatif et le moins intéressant. En droit français, il n’y a aucun article d’aucun code qui dise que « le racisme est un délit ». Il y a un certain nombre de choses en rapport avec le racisme qui sont des délits : par exemple l’incitation à la haine, ou l’injure raciale, ou la négation de certains faits historiques relatifs aux crimes commis par les puissances de l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale, ou certaines formes de discrimination envers une personne ou un groupe de personnes physique(s) ou morale(s), etc. Mais aucune « opinion » raciste ne tombe sous le coup de la loi, et il y a un certain nombre de propos ou d’actes racistes qui ne sont pas non plus punis. Par exemple, toutes les discriminations racistes ne sont pas interdites. Vous avez le droit de décider de ne vous marier qu’avec des blanc-he-s. Vous avez le droit de décider de n’avoir que des ami-e-s noir-e-s. Vous avez le droit de n’accepter que des Juif/ve-s dans votre parti ou votre association[2].

Considérons les choses, à présent, d’un point de vue normatif. Le racisme devrait-il être un délit ?

Dans la mesure où le racisme est une opinion, non, il ne devrait pas être un délit – parce que les opinions ne se choisissent pas, mais s’imposent à nous. Il est injuste de punir quelqu’un parce qu’il a telle ou telle opinion, alors qu’il n’a rien fait pour la choisir[3].

D’autre part, même si on envisage seulement les propos racistes, je maintiens qu’ils ne devraient pas en tant que telles être des délits. J’insiste sur le fait que j’envisage le racisme dans toute la variété de ces manifestations, sans le restreindre (ce serait trop facile) à des discours ouvertement fascisants, génocidaires et d’extrême-droite. Je fais mienne l’analyse, qui est celle aussi de beaucoup de miitant-e-s, selon laquelle le racisme peut se trouver à peu près partout, y compris chez des gens de gauche, de bonne volonté et de bonne foi. Je pense par exemple que l’islamophobie soft d’une partie de la gauche radicale relève du racisme. Mais je pense qu’il est également possible de trouver, dans ces milieux, des personnes qui ont, et qui énoncent, des préjugés sur les Noir-e-s ou les Arabes.

(1) À partir de cette définition, on peut dire premièrement qu’il serait immoral et injuste de punir tous les propos racistes. Cela reviendrait à appeler les foudres de la loi sur de braves gens, qui n’ont d’autre tort que d’avoir dit tout haut ce qu’ils croyaient de bonne foi, et cela ferait encourir des risques judiciaires à des personnes qui n’ont fait que participer, avec leurs moyens et depuis leurs points de vue, à un débat démocratique. Je connais beaucoup de gens qui pensent que l’interdiction de la burqa est une loi islamophobe – c’est mon cas. Je trouverais moralement choquant, et je suis loin d’être le seul, qu’il soit punissable de soutenir une telle loi.

(2) Évidemment, il est impossible de punir véritablement tous les propos racistes, notamment parce qu’il existe un racisme mainstream, relayé par l’État, trop consensuel socialement pour être punissable. Mais du coup, affirmer que « le racisme est un délit » alors que l’on ne punit pas tous les propos racistes, cela revient à entériner une conception essentialiste, fausse et dangereuse du racisme. Ça revient à laisser entendre que le racisme se cantonne à celles de ses manifestations que l’on punit – peut-être les plus graves et les plus outrancières, mais cela n’est même pas certain. Ça revient à exonérer tous les discours racistes non punis par la loi, alors qu’il est quand même utile au débat démocratique de pouvoir les désigner pour ce qu’ils sont (des discours racistes). Dans un monde où règne l’idée que « le racisme est un délit », il devient très difficile de taxer de racisme les propos qui ne tombent pas sous le coup de la loi – et on s’expose même à des poursuites en diffamation ou injure, de la part de gens qui, dans la mesure où ils sont eux-mêmes persuadés que « le racisme n’est pas une opinion mais un délit », croient qu’on les accuse d’avoir commis un délit si on dit qu’affirme qu’ils ont dit des trucs racistes – alors qu’en fait non, on est juste en train de qualifier politiquement leur discours. Pour prendre un exemple récent, qui ne concerne plus le « racisme » mais qui est éclairant quand même, la présidente d’Act Up Paris a été traînée devant les tribunaux par l’association « la Manif pour tous », qu’elle avait traitée d’homophobe. L’enjeu, dans ce cas, est à mon avis de faire admettre qu’il doit être licite de qualifier une association d’ « homophobe » si on estime, arguments à l’appui (et dans ce cas précis, ils ne sont pas difficiles à trouver), que « la Manif pour tous » a des positions homophobes. L’enjeu est de faire admettre que « homophobe » est une qualification politique à beaucoup d’égards semblable à d’autres – comme « conservateur », « réactionnaire », « libéral », etc. Tout cela relève de la liberté d’expression et n’a rien à voir avec une injure publique.

(3) Enfin, troisièmement, la pénalisation des propos racistes tue le débat démocratique. Car comme je l’ai dit ici, au sujet des propos réactionnaires en général, les propos racistes ne sont pas une maladie du débat démocratique, mais, dans une certaine mesure, sa condition même. Pour tenir une position anti-raciste solide, encore faut-il que les propos racistes aient pu être énoncés (puis dépassés) sans la menace d’une répression pénale. Je me permets de m’autociter :

La pensée comporte des risques, qu’il faut assumer. Une pensée honnête et rigoureuse, c’est-à-dire au fond une pensée dialectique, ne peut selon moi faire l’économie des risques qui sont inhérents à son déploiement : penser, c’est aussi penser contre soi-même ; c’est aussi explorer les contradictions du réel et de sa propre imagination ; c’est aussi tester les opinions qui ne sont pas les nôtres au départ (et qui ne seront peut-être pas les nôtres à l’arrivée) ; c’est faire jouer les idées les unes avec les autres, les unes contre les autres. Il est donc normal, si l’on prend au sérieux l’activité intellectuelle, que l’esprit s’aventure dans des zones parfois troubles, dans des marécages où l’on redoute soi-même d’aller ; mais c’est l’honnêteté, l’intégrité, qui nous y pousse. Il n’y a pas lieu de s’en indigner ; construire sa vérité, c’est examiner, réfuter, incorporer des théories qu’il est bien nécessaire, pour cela même, d’énoncer. Les propos X-phobes* font partie des théories de ce genre.

Un bon compromis, pour protéger les minorités tout en échappant aux trois écueils que je viens de présenter, consiste à pénaliser non pas les propos racistes en général, mais ceux qui se caractérisent par leur portée pragmatique plus que par leur contenu prédicatif (c’est une distinction que j’ai déjà esquissée ici). Quand je parle de propos qui « se caractérisent par leur portée pragmatique », je pense à des choses comme l’injure raciale, ou l’appel à la haine ou à la discrimination. Du coup, l’état actuel du droit en la matière ne me paraît pas totalement insatisfaisant – même si je crois que je suis plutôt contre la répression du négationnisme, et même si je trouve que le délit d’ « incitation à la haine raciale », sous couvert de sanctionner des propos pour leur portée pragmatique, laisse largement la porte à la répression de propos essentiellement caractérisés par leur contenu prédicatif. C’est un délit qui ratisse tout de même un peu trop large à mon goût.

L’intérêt de ce « compromis » est qu’il limite largement les cas où un-e juge doit se prononcer sur le caractère « raciste » ou non d’un propos, ce qui permet d’échapper aux écueils 1 et 2. D’autre part (réponse à l’écueil 3), il est évident que le fait d’interdire l’injure, ou ce genre de choses, ne nuit pas au débat démocratique, qui ne s’en portera même que mieux. Pour énoncer un propos, pour jeter une idée dans une discussion et voir ce qu’elle devient, il n’y a pas besoin qu’il/elle soit formulé-e sous une forme spécialement agressive ou méchante – et encore moins qu’il/elle s’accompagne d’un appel au meurtre. Enfin, la portée pragmatique d’un propos me paraît globalement plus facile à établir de manière objective que le caractère éventuellement raciste ou X-phobe de son contenu prédicatif. En particulier, qualifier un propos d’injure, d’appel à la haine, ou d’appel à la discrimination, est moins délicat, et porteur de moins d’enjeux politiques, que de le qualifier de raciste ou de X-phobe[4]. Mes lecteur/trice-s les plus fidèles (ahem…) se rappellent peut-être que j’avais montré dans ce billet que le caractère X-phobe ou non d’un propos était étroitement corrélé, voire consubstantiel, à sa valeur de vérité. En gros : dire qu’un propos est raciste et dire qu’il est erroné, c’est parfois (souvent) la même chose[5]. Donc reconnaître à un-e juge le droit de dire si un propos est raciste ou non, c’est parfois (souvent) lui demander d’établir la valeur de vérité d’une opinion politique, c’est l’impliquer dans le débat politique, où sa place n’est pas.

Je ne suis donc pas en train de dire que tous les propos racistes doivent être autorisés. Je pense qu’il y a une spécificité des propos par rapport aux actes (ou, plus exactement, que les propos sont des actes d’un type très particulier, et qui ne peuvent pas s’évaluer et se juger de la même manière que les autres), mais que cette spécificité ne concerne que les propos qui se présentent comme tels, et pas ceux qui se présentent comme des actes : pas ceux, par exemple, qui visent à blesser, ou à causer du tort à autrui. Je ne suis pas non plus en train de dire qu’il doit être toujours interdit de chercher à nuire à autrui, ni que tous les appels à la discrimination doivent être réprimés, mais c’est encore une autre question. Cela dit, commencer à faire ce genre de distinctions (que je ne fais qu’esquisser), c’est déjà avoir admis ce fait rassurant que non, décidément, « le racisme [n’est pas] un délit », et qu’il ne saurait en être un dans un État démocratique.

Pour conclure je note qu’il y a tout de même quelque chose de positif dans l’affirmation selon laquelle « le racisme n’est pas une opinion mais un délit » : cette phrase pose une incompatibilité de principe entre opinions et délits. Sa logique argumentative sous-jacente est qu’aucune opinion ne peut être un délit, ce qui est tout de même un excellent point de départ pour une défense vigoureuse de la liberté d’expression. Malheureusement, cette logique saine ne débouche pas sur la conclusion souhaitable que le racisme, quand il est une opinion, ne doit pas être puni, mais sur la conclusion absurde que le racisme, comme il doit être puni (sinon c’est mal), ne peut pas être une opinion. Ce qui est spectaculairement contrefactuel, comme je l’ai rapidement démontré (rapidement, parce que ce n’est vraiment pas la peine d’y consacrer beaucoup de temps). Le fait qu’on puisse énoncer de bonne foi une idée aussi grossièrement fausse témoigne donc de deux choses contradictoires : d’une part, quand même, les gens sont attachés à la liberté d’expression (ce qui est cool) ; d’autre part, le moralisme béat a vite fait de faire court-circuiter la pensée (ce qui est moins cool).


[1] L’essentiel de ce que je vais dire vaut en fait pour n’importe quelle X-phobie*.

[2] Et c’est heureux. Certaines personnes croient que la « discrimination » est un délit, alors que non, du moins pas toujours – et il est rassurant pour les libertés publiques qu’on ait le droit de se conduire de manière raciste dans des domaines qui touchent à la vie privée, en choisissant sur une base raciale ses ami-e-s, ses compagnon/gne-s de vie ou ses partenaires sexuel-le-s (il paraît même que certaines personnes discriminent leurs partenaires sexuel-le-s en fonction du genre et de l’orientation sexuelle…). Et il est tout à fait souhaitable que la société civile puisse s’organiser, par moments, partiellement, sur une base raciale/ethnique : il est bon pour la démocratie qu’il y ait des associations anti-racistes non mixtes, par exemple ; ce qui implique qu’on ait le droit de créer une association ou un parti sur une base discriminatoire.

[3] Il y aurait là à discuter. Je ne suis pas tout à fait sûr qu’on ne choisisse pas du tout ses opinions. Je peux, certainement, me donner des moyens supplémentaires de me laisser convaincre par une idée qui m’attire, par exemple en lisant des livres qui la défendent. Mais il y a toujours une part qui échappe à notre contrôle – l’idée que l’on n’est pas, en général et en gros, responsable de ses opinions, me paraît une approximation à la fois commode et satisfaisante.

[4] L’exemple de la présidente d’Act Up face à « la Manif pour tous » est un contre-exemple…

[5] J’écrivais naguère :

Franchissons un pas supplémentaire dans l’abstraction. Cette distinction étanche entre antisionisme et antisémitisme permet de distinguer deux critères d’évaluation du discours, un critère moral et un critère aléthique*, et, pour utiliser une image spatiale, deux cercles concentriques autour de la « vérité », qui délimitent, donc, deux zones (un disque, et un anneau). Le petit disque aurait pour centre cette « vérité », justement ; il la contiendrait, comme il contient aussi toutes les erreurs possibles. Le critère qui y prévaut, qui permet aux opinions de s’y confronter, est un critère aléthique : il y est question de la vérité des points de vue en concurrence. Au-delà de ce premier cercle s’étend une seconde zone, en forme d’anneau : elle se dispose autour de la vérité, mais ne la contient pas ; c’est dans cette zone que circulent les discours méchants, haineux, antisémites. Ce que propose Finkielkraut, et Julien Salingue aussi puisqu’il est d’accord avec lui là-dessus, c’est de rendre étanche la frontière entre les deux zones ; de faire en sorte que le débat se déploie le plus librement possible au sein du petit cercle, mais d’exclure absolument qu’il soit possible, licite, acceptable d’en franchir la limite. Pour parler sur la question israélienne, il y aurait donc un préalable : être absolument sorti-e de la zone extérieure, et être entré-e dans la zone intérieure.

Ce que je prétends, moi, c’est que cette frontière entre les deux zones n’existe pas, et qu’elle n’est rien d’autre qu’une commodité rassurante pour l’esprit. Le critère moral et le critère aléthique doivent être confondus, d’une manière ou d’une autre.

L’âme du fœtus (2e partie)

Première partie

J’ai montré, dans la première partie de ce diptyque, que l’argument de Don Marquis contre l’avortement ne fonctionnait pas. Don Marquis propose de considérer que l’on commet une faute morale à l’encontre de l’être humain non né* en le privant d’un future like ours (F.L.O.), c’est-à-dire en le privant d’une certaine quantité de bien-être qu’il aurait normalement dû connaître en devenant un enfant, puis un être humain adulte. Mais la difficulté de cet argument est qu’il pourrait aussi fonctionner pour prouver que la contraception est une faute morale, car la contraception revient à priver d’un F.L.O. un système constitué d’un ovule et d’un spermatozoïde non encore fécondés entre eux. Comme il est très contre-intuitif de considérer la contraception comme une faute morale[1], l’argument de Don Marquis échoue aussi à prouver l’illicéité morale de l’avortement. D’un autre côté, comme je l’ai également suggéré dans mon premier billet, la notion de F.L.O. est bien utile : elle permet de penser ce type particulier de tort négatif* qui consiste à ôter à quelqu’un, sans qu’il le sache ni ne puisse l’anticiper, une certaine quantité de bien-être à venir (en le tuant dans son sommeil et de manière indolore, par exemple). Il faut donc clarifier la définition du F.L.O. et peut-être mieux définir le champ des entités susceptibles d’en avoir un.

Pour l’instant, nous avons deux intuitions morales fortes :

  1. les êtres humains adultes ont un F.L.O., et c’est une faute morale que de les en priver (en les tuant) ;
  2. les systèmes spermatozoïde-ovule ont aussi un F.L.O., mais on peut les en priver sans commettre une faute morale.

Pour résoudre cette apparente contradiction, il faut vérifier que c’est bien de la même chose que l’on parle lorsque l’on dit que les systèmes spz-ovule d’une part, et les êtres humains adultes d’autre part, ont un F.L.O.

Que signifie au juste, pour un système spz-ovule ou pour une cellule-œuf, avoir un F.L.O. ? À quoi, donc, est destinée une cellule-œuf ? À connaître, si elle ne meurt pas auparavant, un certain nombre de développements biologiques qui vont la faire évoluer en un organisme complexe, doté d’organes différenciés. Un embryon, puis un fœtus, puis un enfant, puis un adulte, apparaîtra, doté de bras et de jambes, d’un cœur et de poumons, d’un cerveau, de nerfs et de vaisseaux sanguins. La différence avec un chêne (ou n’importe quel végétal), ce qui fait que le future d’un système spz-ovule est like ours, c’est qu’en outre, dans un être humain, apparaîtront un certain nombre de facultés tout à fait décisives, comme l’intelligence, la perception, la douleur la volonté, la mémoire, etc., que l’on peut réunir en deux grandes catégories, la conscience et la sensibilité. A contrario, même si un chêne peut être doté d’une organisation interne assez complexe, ce n’est pas une faute morale de le tuer, non seulement parce qu’il n’a pas de telles facultés sensibles et conscientes, mais aussi parce qu’à aucun stade de son développement il n’est destiné à évoluer en quelque chose qui en sera doté. La cellule-œuf, elle, contient déjà le programme génétique qui permettra l’apparition de phénomènes physiques, matériels, qui donneront eux-mêmes naissance à la sensibilité et à la conscience : celles-ci, en effet, dépendent de faits biochimiques, électriques, etc., qui se passent dans notre cerveau et dans notre système nerveux. Il y a un rapport causal entre les faits matériels et les faits de conscience et de sensibilité, de sorte qu’on peut dire qu’une cellule-œuf, ou un système spz-ovule, contient en germe un être conscient et sensible. C’est à ce compte-là seulement que l’avortement ou la contraception privent une entité d’un F.L.O.

Mais j’avais souligné, dans mon premier billet, l’importance du critère du déterminisme. On ne peut pas considérer qu’il soit immoral de priver un être quel qu’il soit d’un F.L.O. (cela reviendrait à considérer l’abstinence sexuelle comme une faute morale) ; il faut, pour que cela soit immoral, que l’on prive une entité déterminée, et identifiable au moins en droit, d’un F.L.O. J’avais montré que le critère du F.L.O était applicable à un système spz-ovule, parce que celui-ci était destiné en vertu d’un certain déterminisme (qui permet, justement, de l’identifier par avance comme l’entité lésée) à devenir un être humain adulte. Or, et c’est là le point (c’est là le pivot de ma démonstration), si le passage progressif d’une cellule-œuf à un adulte sensible et conscient se fait bien de manière déterministe (au sens où, à chaque étape du développement, chaque moment est déterminé par l’état du précédent ; en particulier, l’apparition de la conscience et de la sensibilité est déterminée, rendue nécessaire, par la présence dans l’organisme de certains organes impliqués eux-mêmes dans certains phénomènes chimiques, électriques, etc.), en revanche l’apparition de cette sensibilité-là et de cette conscience-là ne se fait jamais, chez personne, de manière déterministe.

Cette affirmation est peut-être polémique, et sans doute difficile à prouver – je m’engage là sur un terrain, de toute façon, où je suis irrémédiablement limité par les insuffisances du langage. Mais que moi, qui écris ce billet, j’habite ce corps, et moi plutôt qu’un autre – plutôt que quelqu’un qui aurait peut-être la même identité sociale, le même caractère, la même façon de percevoir le monde, mais qui ne serait pas subjectivement moi – c’est totalement improbable et miraculeux. Et je ne vois vraiment pas comment on pourrait soutenir qu’une telle chose soit inscrite dans, ou prévue par, la matière – l’état de mon cerveau ou de mon système nerveux.

Le mystère du passage de la matière à l’esprit est une question très préoccupante, et qui fascine bon nombre de philosophes. L’hétérogénéité est telle entre la cause et son effet (entre la matière d’une part et la sensibilité et la conscience qu’elle produit d’autre part), qu’il faut prendre acte d’un fossé explicatif (« explanatory gap » – l’expression est de Joseph Levine) entre les deux niveaux. Il y a de la matière, il y a de la conscience et de la sensibilité, et il y a un passage mystérieux de l’un à l’autre. Cela dit, ce fossé explicatif est, comme son nom le suggère, un fossé épistémologique, et non un fossé ontologique. Nous ne comprenons pas le rapport de causalité qui existe entre la cause et son effet (et sans doute ne le comprendrons-nous jamais), mais nous savons qu’il existe (nous avons beaucoup d’indices de cela ; notamment le fait que quand on bousille le cerveau de quelqu’un, il perd un certain nombre de facultés parmi celles que j’ai énumérées plus haut). Il ne s’agit pas d’en revenir à la position de Descartes d’une dissociation complète entre l’âme et le corps, avec l’idée d’une présence absolument contingente de la première dans le second – les animaux, d’ailleurs, et malgré le haut développement de leur organisme, n’ont pas d’âme, pour Descartes, et ne sont que des machines un peu plus perfectionnées que les autres. Pour Descartes, le fossé matière-esprit, ou corps-âme, n’est pas simplement épistémologique, mais ontologique. C’est une position qui a été ridiculisée par Ryle, génial inventeur de l’heureuse expression « ghost in the machine » destinée à décrire la perspective cartésienne en philosophie de l’esprit. Et je suis d’accord pour dire que, énoncé sous cette forme, le dualisme cartésien est absurde.

Mais il faut distinguer deux choses. Il y a des indices forts en faveur du lien causal qui relie l’apparition de l’esprit à un certain agencement de la matière, et ces indices convergent tellement qu’ils nous tiennent à bon droit lieu de preuve. Mais de tels indices n’existent pas qui nous suggéreraient que l’apparition, non d’une conscience ou d’une sensibilité en général, mais d’une conscience et d’une sensibilité particulières (celles-ci et pas celles-là), trouve son origine dans un fait matériel. L’apparition d’une conscience et d’une sensibilité peut être prédite à partir d’un certain agencement de matière organique – il y a même tout lieu de croire qu’on pourrait en droit créer de l’esprit à partir de matière non organique si on arrivait à imiter suffisamment bien un cerveau humain et un système neurologique. En revanche, on ne voit même pas très bien ce que pourrait signifier prédire l’apparition d’une sensibilité et d’une conscience particulières. D’un point de vue extérieur, toutes les subjectivités se ressemblent, et n’ont entre elles aucune différence qualitative. La seule subjectivité différente des autres, c’est la mienne – et cette phrase, décidément, ne peut se dire qu’à la première personne. Donc pour se demander si l’on peut prédire l’apparition d’une subjectivité particulière à partir de certains faits matériels particuliers, il faudrait être soi-même l’objet de l’expérience et l’expérimentateur, s’observer soi-même depuis l’extérieur et à partir d’un stade où l’on est pré-sensible et pré-conscient. [(à partir d’ici : passage un peu compliqué, et sans doute un peu embarrassé – vous pouvez sauter, ça ne vous gênera pas tellement pour comprendre la suite) Il faudrait pouvoir remonter le temps et, à partir d’un même agencement de matière, voir si c’est la même subjectivité qui survient – par exemple, en revenant au point initial d’une grossesse, et en observant ce que devient un être humain donné, du stade cellule-œuf au stade adulte. Mais de deux choses l’une : soit la personne qui remonte le temps est un-e observateur/trice extérieur-e, et alors il/elle n’a aucun moyen de savoir si la subjectivité apparue est la même, soit elle est l’être même qui a cette subjectivité, et alors on se heurte à un intéressant paradoxe temporel, car soit la subjectivité qui apparaît dans son nouveau soi en est une autre, et alors on a prouvé que l’apparition de telle ou telle subjectivité n’était pas déterminée par quoi que ce soit de matériel, soit cette nouvelle subjectivité est la même que la sienne, ce qui semble impossible car cela n’a guère de sens d’imaginer un être avec deux subjectivités identiques mais distinctes. Ou alors il faudrait imaginer un être qui se ressente simultanément comme étant dans deux corps à la fois, qui ait quatre yeux pour voir, qui puisse être dans deux endroits différents à la fois et habiter simultanément deux corps différents ? Et pourquoi pas, au fond ? Nous avons, certainement, du mal à imaginer ce que cela pourrait vouloir dire – deux corps, séparés dans l’espace, et deux cerveaux, deux systèmes nerveux, quatre yeux et deux bouches, le tout rapporté à un unique foyer de subjectivité. En fait, nous ne pouvons pas l’intuiter. Mais nous ne pouvons pas non plus intuiter ce que cela fait, subjectivement, de se repérer par écholocalisation, et cela ne nous conduit pas à remettre en cause l’existence des chauves-souris[2]. Alors pourquoi pas, au fond, imaginer un tel monstre. (voilà, c’est fini)]

Mais même si la chose est théoriquement pensable, en l’absence de machine à remonter le temps (et encore…), nous ne pourrons jamais prouver qu’il existe un rapport causal entre tel agencement de matière et l’apparition de telle sensibilité et conscience particulières. Certes, nous ne pouvons pas non plus, à proprement parler, prouver qu’un rapport causal existe entre un certain type d’agencement de matière et l’apparition d’une sensibilité et d’une conscience, quelles qu’elles soient. Il y a même, à vrai dire, de fortes raisons pour en douter, ces raisons étant fondées sur l’hétérogénéité radicale entre le corps et l’esprit. Mais ces raisons de douter cèdent face, d’une part, à l’idée « rasoir d’Occam » (oui, en contexte, ceci est un adjectif) selon laquelle il est plus économique de penser que les autres ont les mêmes facultés que nous, et, d’autre part, face au fait qu’un changement dans l’ordre de la matière induit des changements dans l’ordre des manifestations dont il est raisonnable de penser qu’elles traduisent un certain état de la sensibilité et de la conscience : si on détruit les nerfs optiques de quelqu’un, on va observer chez cette personne des manifestations qui vont nous suggérer qu’il y voit moins bien qu’auparavant. Or le fait qu’un corps soit habité, non par une conscience-sensibilité en général, mais par une conscience-sensibilité particulière et celle-ci plutôt qu’une autre, cela n’est susceptible d’aucune manifestation extérieure. Par conséquent, en ce qui concerne l’existence d’un rapport causal entre tel agencement de matière et l’apparition de telles conscience et sensibilité spécifiques, les raisons de douter existent, mais les contre-raisons de dissiper le doute n’existent pas.

Si l’on accepte donc l’idée qu’il n’y a pas de rapport causal entre un certain agencement de matière et l’apparition d’une conscience et d’une sensibilité particulières dans un corps donné, alors qu’est-ce que l’on prive d’un F.L.O. ? Une entité matérielle. Mais ce F.L.O., à proprement parler, c’est simplement le fait de devenir un corps, ou encore de devenir un corps doté d’une conscience parce que déterminé physiquement, chimiquement, électroniquement, à en accueillir une. Rien de plus. L’apparition de telle ou telle subjectivité plutôt que de telle autre, elle, n’est déterminée par rien. Or ce qui fait la valeur de ma vie, ce n’est pas que j’aie un corps, et ce n’est pas non plus que j’aie une conscience – c’est que cette conscience, et cette sensibilité, soient les miennes. On m’aurait privé de quelque chose en me tuant, parce qu’on m’aurait privé de ma subjectivité, pas parce qu’on m’aurait privé d’une conscience ou d’une sensibilité en général. Or je ne peux pas dire, si l’on m’avait tué au stade où j’étais une cellule-œuf, que l’on aurait empêché ma subjectivité d’advenir, plutôt qu’une autre. Dans ce corps qui est le mien, cela aurait très bien pu n’être pas moi qui y sois.

C’est pour cela que je parle d’ « âme », dans le titre de ce billet. Oh, je confesse une petite coquetterie : je trouve cela amusant de défendre le droit à l’avortement en mobilisant une notion typiquement religieuse. Mais au-delà de cette innocente petite élégance, je crois que le concept d’âme n’est pas loin d’être le meilleur dont je dispose. C’est lui qui permet de penser cette espèce de dualisme qui n’est pas cartésien (je crois), qui n’est en fait peut-être pas tant un dualisme corps-esprit (quoi que si, quand même…) qu’un dualisme entre le moi et le monde (enfin, je dis cela rapidement, il faudrait y revenir, mais ce qui me paraît crucial dans tout cela, c’est le statut spécifique de la première personne). Et c’est lui (ce concept) qui me permet de bâtir cette petite fiction : jusqu’à un certain stade, les corps sont programmés pour accueillir de la conscience et de la sensibilité, mais sont vides. Et puis à un moment donné, lorsque le moment est venu, pouf ! une âme (c’est-à-dire une subjectivité particulière, celle qui fonde l’identité personnelle de l’individu) tombe dans ce corps de manière aléatoire. Elle aurait pu ne pas : dans ce cas, une autre l’eût fait à sa place (il y a un grand jardin d’âmes, au paradis). Et si on a tué le corps avant que ce moment ne soit venu, deux choses :

  • premièrement, on peut très bien imaginer que l’âme-qui-serait-tombée-dans-ce-corps aille, à la place, dans un autre corps. Donc en fait, on ne prive personne de rien, et certainement pas quoi que ce soit d’un F.L.O., puisque l’âme lésée a un corps de repli ;
  • deuxièmement, si l’hypothèse précédente vous paraît un peu forte de café (en vrai moi non plus, je ne crois pas à la réincarnation…), on peut au moins admettre que l’âme-qui-serait-tombée-dans-ce-corps n’existe jamais que rétrospectivement ; l’âme-qui-serait-tombée-dans-ce-corps, c’est simplement celle qui, après coup, y est tombée. Avant le moment qu’elle y tombe, ce n’est pas seulement qu’on ne sait pas laquelle va y tomber (d’ailleurs, qu’est-ce que ça pourrait bien vouloir dire, que de le savoir ?), c’est surtout qu’il n’y a rien à savoir. De même qu’on ne sait pas quel être (quel système spz-ovule) on prive d’un F.L.O. en n’ayant pas de rapport sexuel. On peut dire qu’on prive un être déterminé d’un F.L.O. seulement à partir du moment où l’identité du spermatozoïde et de l’ovule destinés à se féconder est en droit identifiable, grâce au caractère déterministe de leurs mouvements respectifs. Mais ce déterminisme n’existe en aucune façon dans la sélection (?) de l’âme précise qui va tomber dans un amas de matière donné (dans un corps donné).

Cette âme, une fois tombée dans un corps, y reste-t-elle durablement ? Sa présence y est-elle permanente et permet-elle d’assurer l’identité personnelle de la personne concernée ? Il faut le supposer. Impossible, je pense, d’en apporter une preuve définitive et solide : il faut simplement faire appel à son intuition et, là encore, au rasoir de ce brave Occam. Certes, il n’est pas totalement impossible que notre subjectivité soit différente à chaque instant. Imaginons : à chaque instant, une nouvelle subjectivité investirait le même corps, avec la mémoire (fausse) d’y avoir toujours été. C’est un peu angoissant, mais heureusement, il n’y a aucune raison de penser que ce soit vrai. Si c’était le cas, alors tuer un adulte pendant son sommeil sans le faire souffrir ne priverait personne d’un quelconque F.L.O., et ce serait sans doute moralement licite. Mais oublions ça, c’était juste pour le plaisir de faire de la voltige intellectuelle.

Et concrètement, alors, elle survient quand, cette chute de l’âme dans le corps ? Eh bien, assez tard ! Sa première manifestation, semble-t-il, c’est la capacité à ressentir la douleur – et cela, ça n’arrive pas avant six mois de grossesse au plus tôt. En vertu de ces raisonnements, donc, et compte non tenu de tous les autres arguments qui pourraient être avancés pour et contre l’avortement (et c’est bien sûr une restriction importante), l’avortement serait moral jusqu’à six mois de grossesse au moins.

Résumons, donc, ou nous en sommes : la notion de F.L.O. est utile pour déterminer qui a des droits moraux ; mais (je propose cette manière de le formuler) les systèmes spz-ovule et les humain-e-s non né-e-s avant leur sixième mois de gestation environ n’ont pas, en réalité, de F.L.O., car l’apparition d’une subjectivité particulière n’est pas inscrite dans leurs potentialités. C’est uniquement un système corps-âme donné et déjà existant qui possède un F.L.O. et peut en être privé. Ce n’est qu’à partir de là que l’avortement est immoral.

Encore une précision, avant de conclure cet harassant billet : je fonde l’appartenance à la communauté morale sur la possession d’une conscience et/ou d’une sensibilité. D’autres auteurs ont une démarche qui, à vue de nez, pourrait se rapprocher de la mienne : les utilitaristes, pour qui la sensibilité et la conscience sont des conditions pour être affecté-e par des émotions ou des sensations positives ou négatives. Singer, avec Bentham, élargit ainsi la communauté morale aux animaux non humains sur la base de leur capacité à souffrir. Je tiens à me démarquer absolument de cette entreprise ! Mon propos n’est proche du leur qu’en apparence. La possession d’une conscience et/ou d’une sensibilité, pour moi, fonde l’appartenance à la communauté morale d’une manière beaucoup plus indirecte que chez Singer : elle la fonde, pour moi, parce qu’elle permet de donner un sens à la notion d’une identité personnelle déployée dans le temps – ce déploiement temporel étant la condition nécessaire pour que quelqu’un puisse être privé de quelque chose (d’un F.L.O.). Elle ne la fonde pas parce qu’elle permettrait à un sujet d’éprouver des choses heureuses et des choses malheureuses. L’appartenance d’un être à la communauté morale serait garantie, pour moi, dès lors que :

  • il aurait une sensibilité, c’est-à-dire que certains stimuli (lumineux par exemple…) seraient rapportés à un foyer subjectif ;
  • il aurait un F.L.O., c’est-à-dire qu’il serait destiné à développer une conscience et une sensibilité aussi riches que les nôtres.

Mais il n’y a pas besoin, pour que cet être appartienne à la communauté morale, que sa sensibilité au moment considéré se traduise par des affects agréables ou désagréables. Même si les affects en question sont parfaitement neutres, et même si aucun affect qu’il soit susceptible de le ressentir puisse lui causer un tort ou un bien, cela suffit.

 


[1] Il y a, naturellement, des gens qui sont contre la contraception, mais :

  • ils sont beaucoup moins nombreux que les gens qui sont contre l’avortement ; dans tous les cas, mon raisonnement fonctionne au moins auprès d’un grand nombre de personnes anti-I.V.G. ;
  • même ceux et celles qui sont contre la contraception ne s’y opposent sans doute pas pour des raisons similaires à celles que Marquis invoque contre l’avortement. Leurs raisons peuvent être par exemple d’ordre nataliste, ou bien encore d’ordre naturaliste (il faut laisser faire la nature…), mais n’impliquent pas la reconnaissance d’un système spermatozoïde-ovule comme sujet moral.

[2] L’exemple est emprunté à Thomas Nagel.