Je n’ai pas encore parlé d’avortement sur ce blog. Voilà une lacune qu’il faut combler ! C’est une question centrale en philosophie morale analytique, et j’A-DORE la philosophie morale analytique. L’avortement est un sujet de prédilection pour les gens versés dans cette discipline, puisque, d’une part, c’est une question qui est socialement controversée (il y a beaucoup de gens pour et beaucoup de gens contre), et, d’autre part, c’est une question qui concernent des êtres (les fœtus, les embryons, bref, ce que je propose d’appeler les êtres humains non nés[1]) dont le statut moral est ambigu : ils ont peut-être des droits, mais lesquels, à quelle condition, dans quelle mesure, à partir de quand, pourquoi ? Le même genre de problèmes vaut aussi pour les animaux, et ça n’est pas pour rien que certains philosophes célèbres se sont illustrés aussi bien par leurs positions sur l’avortement que par leurs positions sur la question animale.
L’avortement, donc.
La question fondamentale, c’est : est-il moral d’avorter ? Il y a plusieurs manières de prendre la question. En gros, on peut soit se focaliser sur les droits des êtres humains non nés, soit se focaliser sur les droits de la mère (et on peut même faire l’un, puis l’autre !). Il est possible de justifier l’avortement sans se préoccuper de la question de savoir si l’être humain non né a des droits ou non, à condition d’établir que la mère, elle, a des droits sur son corps qui incluent le droit de tuer[2] l’humain-e non né-e qu’elle porte. La plus illustre représentante de cette ligne argumentative s’appelle Judith Jarvis Thomson, et on peut entendre dans cette vidéo (en anglais) un certain David Boonin qui reprend plus ou moins le même genre d’arguments qu’elle. Rassurez-vous, vous n’avez pas besoin de regarder intégralement la vidéo pour pouvoir comprendre la suite de mon billet, puisque ce n’est justement pas cette approche que je vais privilégier. Là, je vais parler des droits de l’être humain non né. Et je vais essayer d’argumenter en faveur de l’idée qu’il n’en a pas – ou, en tout cas, qu’il n’en a pas avant très tard dans la grossesse. J’évite de dire que je vais « démontrer » qu’il n’en a pas, parce que j’ai trop confiance dans les pouvoirs de la dialectique pour me croire à l’abri de la réfutation – disons simplement que je vais essayer de déposer une pierre dans le jardin de ceux et celles qui croient que les humain-e-s non né-e-s ont un droit à la vie à partir de leur conception.
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Tout commence par un article séminal d’un certain Don Marquis, sobrement intitulé « Why abortion is immoral ». Je n’ai pas lu cet article, parce qu’il n’est pas en ligne, mais j’ai lu un certain nombre de choses sur lui, et je crois pouvoir en parler sans trahir son contenu, du moins en ce qui concerne la question qui va m’occuper dans ce billet. Marquis, comme son titre l’indique, cherche à établir que l’avortement est immoral ; pour cela, il avance l’idée que les humain-e-s non né-e-s (enfin, lui, il dit « fœtus », mais bon) ont des droits au motif qu’ils/elles sont susceptibles de subir des préjudices, et en particulier le préjudice qui consiste à les priver d’un « future like ours » (un avenir semblable au nôtre, dorénavant F.L.O.). C’est une idée intéressante, qui s’appuie sur une intuition solide : pourquoi est-il moralement mal de tuer quelqu’un pendant son sommeil, sans qu’il le sache auparavant et sans qu’il souffre, si cette personne n’a ni ami-e-s ni famille (personne, en fait, qui tienne à lui) ? La seule réponse possible est celle-ci : en le tuant, on le prive de quelque chose ; on le prive d’un bien auquel il avait droit, auquel il aurait dû normalement pouvoir accéder, à savoir quelques années ou décennies de vie en plus.
Je propose d’introduire ici la distinction entre tort négatif et tort positif : un tort négatif résulte uniquement dans la privation de quelque chose, privation qui ne résulte pas dans une aggravation objective de l’état de la victime du tort, mais simplement dans sa non-amélioration. Un tort positif, au contraire, c’est quand une personne subit quelque chose qui occasionne chez elle des affects négatifs (de douleur, de tristesse, de frustration, etc.). Pour faire comprendre ce que c’est qu’un tort négatif, je propose l’exemple suivant (qu’un ami m’a soufflé): un vieil oncle d’Amérique (dont je n’ai jamais entendu parler) vient de mourir en me léguant un héritage qu’une personne malintentionnée (dont je n’ai jamais entendu parler non plus) détourne à son profit (sans que je l’apprenne jamais). Aucun tort positif ne m’est causé (mon état ne sera pas altéré en mal), mais je subis quand même un tort, parce qu’on me prive d’affects positifs que j’aurais dû connaître. Pour l’enfant non né, c’est pareil : on le prive d’une vie, donc d’affects positifs qu’il aurait dû connaître.
Marquis parle de « future like ours » parce que ce n’est pas forcément aussi grave moralement de tuer un être qui a un « future » pas « like ours ». Par exemple une personne dans le coma qui n’a aucun espoir d’en sortir, ou un animal. Mais pour la discussion qui nous occupe, ce n’est pas très important.
Une partie de l’article de Marquis consiste à montrer que son argument ne marche pas pour la contraception. Marquis part simplement du constat que la licéité morale de la contraception est communément admise ; donc si son argument permet aussi de condamner moralement la contraception, ça veut dire qu’il heurte trop frontalement nos intuitions morales, et ça implique qu’il est probablement faux. De la même façon, si un argument en faveur de l’avortement permet aussi de justifier le meurtre d’un être humain adulte, ça implique qu’il est probablement faux.
Or moi, je crois que l’argument de Marquis marche aussi pour la contraception – c’est un point de vue que je vais défendre en m’appuyant largement sur les raisonnements de ce billet, publié sur l’excellent blog Repugnant Conclusions qui, contrairement à mon blog à moi, n’est malheureusement plus mis à jour.
Je ne vois pas de bonne raison de penser qu’un système « spermatozoïde + ovule », constitué d’un spermatozoïde et d’un ovule, dont on empêcherait la rencontre par des moyens contraceptifs, ne serait pas susceptible d’être privé d’un F.L.O. Le fait que le support du tort négatif soit une entité composée de deux choses discontinues dans l’espace (avant la fécondation) ne me paraît pas moralement pertinent – ou alors il faut qu’on m’explique en quoi. En empêchant la fécondation, j’empêche un processus qui aurait normalement mené au développement d’un embryon, puis d’un fœtus, puis d’un enfant né, puis d’un adulte. J’empêche donc un F.L.O. d’advenir.
Cela ne suffit pas. L’abstinence sexuelle aussi empêche plein de F.L.O. d’advenir. Si c’est une faute morale que de diminuer le nombre de F.L.O. dans le monde (ce que pourrait peut-être défendre un-e utilitariste strict-e poussé-e dans ses retranchements), alors c’est une faute morale que de ne pas s’engager dans des rapports sexuels reproductifs. L’abstinence sexuelle est une faute morale. C’est beaucoup trop contre-intuitif pour être acceptable, donc il faut assouplir les exigences. La seule solution possible (et c’est celle sur laquelle Marquis se rabat) consiste à dire qu’il est moralement mal de priver d’un F.L.O. une entité déterminée. Or la contraception prive-t-elle d’un F.L.O. une entité déterminée ?
L’auteur du billet que j’ai mis en lien plus haut répond oui, avec un argument très élégant : le déplacement des spermatozoïdes dans l’utérus et les trompes de Fallope de la femme est déterministe. Ce qui implique que même si en fait on ne sait pas quel spermatozoïde aurait « gagné la course » s’il n’y avait pas eu contraception, en droit on pourrait le savoir. Et si en droit on peut le savoir, alors la contraception empêche une entité bien définie (constituée par cet ovule-là et ce spermatozoïde-là) d’avoir un F.L.O. (en particulier, mais c’est anecdotique, on peut savoir quel patrimoine génétique aurait eu l’enfant qui aurait fini par naître au terme du processus). Cette entité existe autant qu’une cellule-œuf ou qu’un embryon, et Marquis ne montre pas pourquoi l’argument du F.L.O ne s’appliquerait pas à elle alors qu’il s’applique à une cellule-œuf. En fait, l’essentiel de mon argument, c’est que le processus déterministe qui conduit à l’apparition d’un être humain est enclenché dès avant que la contraception délivre ses effets.
Objection possible : Le processus est déjà enclenché lorsque la contraception délivre ses effets, mais il ne l’est pas lorsqu’une femme enclenche le processus contraceptif (par exemple quand elle prend sa pilule).
Réponse à l’objection : Oui, mais peu importe. Je plagie à nouveau le blog Repugnant Conclusions : si une personne injecte du poison dans une bouteille d’alcool non encore vendue, que la bouteille d’alcool soit vendue à quelqu’un, et que trente ans plus tard un jeune homme de vingt ans boive la bouteille et meure, on peut considérer que l’empoisonneur/euse est un-e meurtrier-e, et qu’il/elle a agi de manière immorale. Peu importe que le jeune homme ne soit pas né (et pas même « enclenché » !) au moment où le/la meurtrier-e commet l’acte.
Autre objection possible : Mais en fait, la course des spermatozoïdes n’est pas déterministe.
Nouvelle réponse à l’objection : Ce n’est pas très grave. Supposons une méthode de contraception qui consiste à rendre la paroi de l’ovule imperméable à tout spermatozoïde, et considérons la fraction de micro-seconde qui précède la rencontre entre l’ovule et le spermatozoïde. Même si pendant la majeure partie du trajet des spermatozoïdes jusqu’à l’ovule leur course est parfaitement aléatoire, ou déterminée par d’éventuels mouvements de bassin, il y a bien un moment dans le processus, fût-il très court, où le spermatozoïde vainqueur a pris suffisamment d’avance sur ses concurrents pour ne pas pouvoir être rattrapé. Même si cet avantage décisif n’est pris que quelques fractions de centièmes de micro-secondes avant la rencontre décisive avec l’ovule, la sélection du spermatozoïde vainqueur se fait avant ladite rencontre. Donc la contraception, dans ce cas, empêche bel et bien la fécondation d’un ovule déterminé par un spermatozoïde déterminé. C.Q.F.D. Toutes les méthodes de contraception ne fonctionnent peut-être pas comme ça, mais ce n’est pas grave : même dans le cas spécifique que je viens d’énoncer, la licéité morale de la contraception me paraît suffisamment bien établie pour montrer que, si l’argument du F.L.O s’y applique, cela ruine la position de Don Marquis. C.Q.F.D.
Donc : l’argument de Marquis ne fonctionne pas, parce qu’il n’arrive pas à rendre l’avortement immoral sans rendre du même coup la contraception immorale. Dans les deux cas, on prive une entité d’un F.L.O.
Voilà ! Je m’arrête là pour l’instant. Il y aura une suite, dans laquelle je vais reprendre à Marquis son utile concept de F.L.O. pour montrer que, s’il constitue effectivement un critère d’appartenance à la communauté morale (en gros, ça veut dire qu’il confère des droits moraux à l’être à qui il s’applique), il n’est au mieux applicable à l’être humain non né que très tard dans la grossesse, ce qui tend à suggérer que l’avortement est licite jusqu’à très tard dans la grossesse. Mais on verra ça une autre fois.
[1] Parce qu’il n’y a pas de mot général pour désigner ensemble les fœtus (à partir de huit semaines de grossesse) et les embryons (avant huit semaines). Les anti-IVG disent « enfants à naître », mais la tournure à naître suppose que le destin de l’enfant est de naître, ce qui est une manière de régler la question avant de l’avoir posée, et le mot enfants est susceptible de connotations affectives un peu gênantes. Être humain non né, c’est parfaitement descriptif et tout à fait neutre – je sais qu’il y en a qui contestent qu’un fœtus soit un être humain, mais je n’ai jamais lu ni entendu d’argument convaincant à ce sujet.
[2] Oui, alors, même chose que pour être humain : qu’on ne vienne pas me dire qu’avorter, ça n’est pas « tuer » un être humain. Une telle dénégation ne résiste pas à l’analyse. Si on peut dire que je tue des mauvaises herbes parasites quand je mets du désherbant dans mon jardin, je ne vois vraiment pas pour quelle raison philosophico-morale on pourrait contester que je tue un être humain quand j’avorte.