Ce titre ressemble à un sujet de dissertation de philo, mais mon ambition est simplement de proposer quelques libres développements à partir d’un commentaire que l’on m’a adressé sur mon billet « Militer n’est pas un devoir moral ». Je partage essentiellement le contenu de ce commentaire ; son auteur met le doigt sur une question que je m’étais moi-même posée au moment de la rédaction de mon article, mais que j’avais volontairement laissée de côté. Je suis heureux d’avoir l’occasion d’y revenir.
Dans ce billet, je défendais l’idée que militer n’est pas un devoir moral et que le militantisme relève de l’héroïsme, au sens où il s’agit d’un comportement en excès par rapport à la norme morale. Vincent, donc, écrit :
J’aime beaucoup la fin de « militer n’est pas un devoir moral », sur les héros, mais malheureusement je subodore que cette réflexion (contre-arguments inclus) ne soit le produit d’une conception bourgeoise du militantisme. […]
Si une boîte ferme, la question du devoir moral ou non ne se pose pas, tu as simplement le choix entre te résigner au chômage ou faire en sorte que ton patron continue à t’employer. Les ouvriers de PSA en grève ne sont pas des héros, à moins de définir le héros comme celui qui est le plus réactif aux agressions extérieures. Le héros, c’est celui qui fait sien un combat qui n’est pas le sien, qui va défendre la veuve et l’orphelin alors que leur malheur ou leur bonheur ne touche en rien sa vie (à part par le biais de sentiments héroïques, comme la passion de la justice). Si le héros est en même temps la veuve et l’orphelin, peut-on dire que c’est encore un héros[1] ?
Par « conception bourgeoise du militantisme », Vincent vise une conception du militantisme comme étant détaché de toute nécessité personnelle : il est parfaitement exact que dans mon billet précédent, je réfléchissais uniquement à partir des cas où le militantisme est essentiellement un acte altruiste. C’est cette dimension essentiellement altruiste qui risque de le faire tourner au dilettantisme.
Je suis d’accord avec l’idée que lutter pour soi, ce n’est pas de l’héroïsme. Si je m’évade, au prix de beaucoup de peine et d’efforts, d’une prison où l’on veut me guillotiner, je ne fais pas acte d’héroïsme mais j’exprime simplement mon instinct très égoïste de survie. Faire une collecte militante pour une cause qui ne nous concerne pas, c’est de l’héroïsme ; faire la manche dans le métro pour gagner de quoi vivre, non. Il me semble beaucoup trop contre-intuitif, trop contraire à l’usage courant du terme, d’étendre l’héroïsme au-delà des cas où l’on sacrifie quelque chose (sa vie, son temps, son argent, sa tranquillité…) pour d’autres gens que soi-même.
Ceci étant posé, on pourrait donc conclure que les ouvrier-e-s d’une boîte qui va fermer ne sont pas des héro/ïne-s, puisqu’ils/elles se préoccupent avant tout de leur propre intérêt. Mais il n’en reste pas moins que si l’ensemble des ouvrier-e-s de la boîte, pris collectivement, ont intérêt à se battre, quitte à perdre du temps et de l’argent, quitte à prendre des risques, en revanche d’un point de vue individuel, chaque ouvrier-e a objectivement intérêt à se retirer de la lutte, et à toucher son salaire, à ne pas prendre de risque. Pour l’ouvrier-e concerné-e, cela changera tout ; pour l’ensemble de la lutte, cela ne changera rien, car le rapport de force général ne sera pas modifié selon qu’on sera 100 ou 99 dans la lutte. Le tout n’est pas égal à la somme des parties, et il peut y avoir héroïsme de chacune des parties sans qu’il y ait héroïsme du tout. L’héroïsme de l’ouvrier-e (et non, du coup, des ouvrier-e-s) repose alors sur la possibilité qu’il a de se retirer sans dommage de la lutte[2], et sur sa décision de n’en rien faire.
Cela dit, je voudrais, avant de conclure ce bref article, lancer une piste qui pourrait être explorée – bientôt, plus tard, ou jamais. La fin du commentaire de Vincent pose que l’héroïsme est exclu lorsqu’il y a identité entre le sauveur et le sauvé – c’est-à-dire, pour reprendre ses catégories métaphoriques, quand « la veuve et l’orphelin » se sauvent eux/elles-mêmes. Inversement, l’héroïsme suppose la dissociation des deux sujets. Le cas le plus évident, c’est quand une personne vient à l’aide d’une autre personne : c’est de cela que l’on est parti dans ce billet. Mais on peut aussi envisager une dissociation dans le temps : on peut, à un moment donné, venir au secours de celui ou celle que l’on sera plus tard… Cette idée permet de donner un sens à l’idée, pas tellement saugrenue, qu’il pourrait y avoir, parfois, une forme d’héroïsme à ne pas se laisser faire, à résister à un mal qui nous accable, et même à survivre. Tout se passerait alors comme si les maux lointains qui doivent nous frapper, concernant un moi futur qui n’est pas notre moi actuel, ne nous concernent pas vraiment nous-mêmes. Voilà qui élargit considérablement le champ de l’héroïsme, et permet de l’étendre y compris aux ouvrier-e-s pris-es comme un tout. Car si l’usine va fermer dans un an, il y a dissociation entre les gens qui luttent et les gens qui seront (ou non) au chômage. Et alors on pourrait dire que les premiers viennent héroïquement au secours des seconds.
Cette solution a le mérite de concilier deux intuitions apparemment incompatibles, et de faire justice à une idée qui me semble malgré tout tenace, qu’il peut y avoir de l’héroïsme à se sauver soi-même. Elle demande simplement de faire un pas dans l’abstraction, de réfléchir en termes de sujets plutôt que de personnes, et d’admettre qu’une même personne peut être porteuse de plusieurs sujets successifs, chacun situé dans le temps et moralement autonome à certains égards.
[1] J’ai coupé un passage qui fait allusion à des personnes réelles que Vincent et moi connaissons tous les deux.
[2] Je fais abstraction de la dégradation éventuelle des relations avec ses collègues grévistes que pourrait lui valoir un comportement de « jaune »…