Les libéraux/ales et la grève : à propos d’un article de Gaspard Koenig

Cet article de Gaspard Koenig me paraît contenir des choses ma foi fort intéressantes. Je ne dis pas cela à propos de son affirmation selon laquelle ce sont « les libéraux » et non les socialistes qui ont permis au mouvement ouvrier d’obtenir le droit de grève et la liberté syndicale. Même si je ne connais pas le détail de ce cas précis, la conception historique de Koenig est, sur ce point, exclusivement et naïvement parlementariste : une loi peut très bien être voter par un parlement, à l’initiative de députés libéraux, sous la pression de luttes ouvrières influencées par le socialisme. Je ne dis pas non plus cela pour sa préconisation finale, dont on pensera ce qu’on veut, de « briser le monopole de la SNCF ». Je dis plutôt cela pour sa tentative de formuler une défense originale du droit de grève, depuis une perspective ouvertement et franchement libérale.

Comme l’indique le titre un peu confus de son article (« Petite histoire du droit de grève : si la CGT existe, c’est grâce aux libéraux ! »), Koenig pense en même temps la question de la liberté syndicale et la question du droit de grève. D’un point de vue de classe, cela se comprendrait : le syndicalisme et la grève sont deux armes au service du camp ouvrier. D’un point de vue libéral, en revanche, l’association ne va pas de soi. La liberté syndicale, cela se déduit très simplement du principe général de liberté d’association : de même que j’ai le droit de créer un club de pétanque ou une association de philatélistes, j’ai le droit de créer une société visant à défendre les droits des travailleur/euse-s d’une entreprise donnée, c’est-à-dire un syndicat (en ce qui concerne son financement public, c’est autre chose). Le droit de grève, en revanche, n’est pas évident à défendre dans une perspective libérale. Faire grève, c’est, de la part de l’ouvrier-e, rompre unilatéralement un contrat de travail qu’il/elle est réputé-e avoir librement conclu avec son employeur/euse. Je me souviens d’un article d’Étienne Borne, paru dans La Croix et recueilli ensuite en volume (c’est une lecture un peu ancienne, et je suis incapable d’être plus précis dans mes références…), qui soulignait le caractère tout à fait exorbitant du droit de grève, et cela m’avait marqué et fait réfléchir. Car effectivement, le contractualisme est un élément-clé de l’idéologie libérale, et la nécessité du respect des contrats conclus est évidemment, c’est presque tautologique de le souligner, à la base de l’idée contractualiste.

Koenig ne soulève pas du tout ce point, que l’on pourrait pourtant lui opposer, mais propose une défense du droit de grève à partir de deux arguments distincts : un argument pragmatique, et un argument de principe (ou moral). L’argument pragmatique consiste à dire que la grève est un instrument de concurrence, qui permet donc de faire jouer la loi de l’offre et de la demande et donc de produire un niveau adéquat de rémunérations. L’argument moral consiste à dire, avec Frédéric Bastiat[1], qu’interdire le droit de grève, c’est rétablir l’esclavage. Ce double registre argumentatif correspond d’ailleurs à deux lignes classiques de défense du libéralisme, tant économique que politique ou philosophique, qui ont toutes les deux leur dignité et leurs grand-e-s représentant-e-s.

La grande faiblesse de l’argument moral me paraît la suivante : Koenig emprunte à Bastiat une citation où celui-ci donne de l’esclavage une définition ad hoc et contre-intuitive. « Car qu’est-ce qu’un esclave, dit Bastiat, si ce n’est l’homme forcé, par la loi, de travailler dans des conditions qu’il repousse ? » Je ne sais pas de qui vient le tort – peut-être que la citation est tronquée, et que la pensée de Bastiat sur ce point est plus riche et plus subtile. Mais Koenig renonce implicitement à une définition de l’esclavage comme non propriété de soi et comme appartenance à autrui, qui impliquerait non seulement l’impossibilité de faire grève sans l’accord de son/sa propriétaire, mais aussi l’impossibilité de démissionner de son travail.

Or à partir du moment où un-e travailleur/euse a le droit de démissionner, le parallèle avec l’esclavage devient assez saugrenu. L’adjectif forcé est particulièrement ambigu, car un-e travailleur/euse qui a le droit de démissionner :

  • est toujours forcé-e (dans un sens faible) de travailler dans des conditions qu’il/elle repousse, à partir du moment où il/elle accepte de se soumettre aux ordres d’un-e patron-ne pendant qu’il/elle travaille ;
  • n’est jamais forcé-e (dans un sens fort) de travailler dans des conditions qu’il/elle repousse, puisque par hypothèse la porte de sortie lui est toujours ouverte.

À cet égard, le droit de grève ne change rien à la situation.

Même si ces subtilités ne sont pas chez Bastiat, ce dernier a sans doute une excuse. Je ne pense pas que la législation qui existait à l’époque interdît à un-e employeur/euse de licencier un-e ouvrier-e gréviste – je suis même à peu près convaincu du contraire, et je ne pense pas qu’il fût à l’ordre du jour de modifier cet état du droit, ni que cela fût une préoccupation empressée de Bastiat ou de ses collègues libéraux. À partir de là, « faire grève » et « démissionner », c’est plus ou moins la même chose : dans les deux cas, à un moment t, on travaille pour un-e employeur/euse en échange d’un salaire ; à un moment t+1, on cesse de travailler et on renonce à son salaire ; à un moment t+2, après la grève, on réactive ou non le contrat de travail initial, selon le bon vouloir des deux parties. Que le contrat de travail en vigueur au moment t+2 soit le même que celui en vigueur au moment t, ou que c’en soit un autre, c’est une fiction juridique qui n’a strictement aucune importance. Le premier cas correspondrait à ce que l’on appelle aujourd’hui une grève, à l’issue de laquelle le contrat de travail reprend ; le second cas correspondrait à une démission suivie d’une ré-embauche. Mais pour Bastiat, donc, je pense que cela revient au même.

En un sens, je pense que le propos de Bastiat vise donc moins à autoriser ce que l’on appelle aujourd’hui grève (et qui va de pair avec une protection du salarié-e, qui ne peut pas être viré-e pour fait de grève), qu’à autoriser ce que l’on appelle aujourd’hui démission. Peut-être que je me trompe sur toute la ligne, mais enfin dans le cas contraire, il y a quand même une grande imprudence au mieux, une grave malhonnêteté au pire, à claironner sur les origines libérales du droit de grève. Soit Koenig pense qu’un-e employeur/euse devrait avoir le droit de virer un-e ouvrier-e gréviste, mais alors qu’il le dise franchement et qu’il argumente en faveur du droit de démissionner plutôt que du droit de grève, soit il pense que non, mais alors son argument rate sa cible.

Cela dit, admettons. Admettons qu’on puisse fonder une défense libérale du droit de grève sur le principe du refus de l’esclavage, et admettons que ce principe doive l’emporter sur le principe de respect des contrats[2]. Quelles conséquences en tirer ? Après avoir refondé le droit de grève sur ces nouvelles bases, Gaspard Koenig insiste dans son article sur les conséquences « de droite » : le droit de grève libéral est un droit de grève restreint, car la logique déployée ne permet pas de justifier n’importe quelle forme d’action liée à une grève, et en particulier pas les opérations escargot des taxis, pas les blocages ou les piquets de grève, pas l’intimidation des briseur/euse-s de grève, etc.[3] Pourtant, si l’on y réfléchit un peu, les arguments de Koenig permettent également d’étendre considérablement l’exercice du droit de grève. Le refus de l’esclavage est un principe tellement fort qu’il rend absolument non pertinente toute limitation fondée sur la nécessité du service aux usager-e-s, comme le service minimum, non seulement dans les entreprises ferroviaires, mais aussi dans les hôpitaux, aux urgences, dans les commissariats, dans les casernes de pompier, etc. Limiter le droit de grève des infirmier-e-s, en effet, ce serait les réduire en esclavage. Dans la logique libérale de Gaspard Koenig, faire en sorte que la loi oblige les hôpitaux à continuer de tourner même en cas de mouvement de grève, c’est moralement insupportable ! (Et ici, l’argument de la privatisation des hôpitaux et de l’ouverture à la concurrence ne joue pas : si je suis alité-e dans une chambre d’hôpital, il ne m’est pas forcément possible d’aller dans l’hôpital d’à côté si mes infirmier-e-s se mettent en grève) Les grèves même totales d’infirmier-e-s doivent donc être acceptées, quelles qu’en soient le prix pour les patient-e-s (car il est douteux qu’on ait le droit de réduire quelqu’un en esclavage, même si cela sert à sauver la vie d’un tiers) ; pour garantir la continuité du service hospitalier, la seule solution moralement acceptable est donc de satisfaire le plus rapidement possible à toutes les demandes des employé-e-s en termes de salaires, de condition de travail, etc. On voit quelles glorieuses perspectives le libéralisme de Gaspard Koenig ouvre pour la lutte des classes ! Plaisanterie mise à part, l’argument de Koenig permettrait au moins de rendre tout à fait invalide la réquisition des travailleur/euse-s des raffineries à laquelle le gouvernement Fillon avait procédé pendant le dernier mouvement contre la réforme des retraites, en 2011. La défense du droit de grève depuis une perspective libérale révèle donc un étonnant potentiel progressiste (au sens, ici, de : conforme aux intérêts des travailleur/euse-s).


[1] Un économiste et homme politique libéral du milieu du XIXe siècle, comme le rappelle l’article.

[2] Cela ne va pas de soi : certain-e-s théoricien-ne-s libéraux ou libertarien-ne-s, comme Robert Nozick, admettent l’esclavage volontaire.

[3] Alors qu’une défense du droit de grève fondée sur une position de classe ne contient pas en elle-même de telles limitations. Les blocages et les piquets de grève sont des formes de lutte admises par de larges pans du mouvement ouvrier ; quant à l’intimidation, elle n’est éventuellement condamnable qu’en vertu d’arguments moraux extérieurs à une logique « de classe ».

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