Des limites du rationalisme en politique

Il y a dix jours, à Paris, je suis passé au Salon du livre libertaire, et j’ai été frappé par le grand nombre de livres anti-religieux qu’il y avait là. Frappé, pas surpris : les anarchistes ont la réputation d’être des « bouffeur/euse-s de curé », et je ne m’attendais pas tellement à autre chose. J’avoue cependant que la chose me gêne un peu.

Je n’ai rien contre le fait de chercher à démontrer que Dieu n’existe pas ; il y a des tas de philosophes qui se sont intéressé-e-s à la question ; l’existence ou l’inexistence d’une chose ou d’un être qu’on appelle Dieu est un sujet de spéculation comme un autre. Là, ce n’est pas tout à fait de ça qu’on parle : les livres en question ne sont pas des livres philosophiques, mais des livres militants, qui visent à combattre la foi au nom de la raison dans un objectif d’émancipation humaine.

Je trouve qu’il y a une certaine forme d’arrogance à consacrer autant d’énergie à combattre pour la raison, alors que les militant-e-s impliqué-e-s dans ce combat ont certainement autant de choses irrationnelles dans la tête que ces croyant-e-s qu’ils/elles cherchent à émanciper. Je ne disconviens pas que la foi religieuse puisse avoir des aspects particulièrement déplaisants, qui tiennent notamment à sa facilité à se durcir en dogmes et à réprimer l’indépendance d’esprit de ceux et celles qui la professent. Les croyances irrationnelles de nos militant-e-s anars ne se durcissent peut-être pas en dogme, et elles ne sont pas nécessairement soutenues, à un niveau institutionnel, par des Églises (encore que…), mais tout cela n’est jamais qu’affaire de degré, pas de nature ; en tout cas, si, comme c’est le cas, leur objet est de dénoncer la foi en proclamant, d’un point de vue théorique, la suprématie de la raison, cette différence dedegré n’est pas pertinente. Quelles sont-elles, ces croyances irrationnelles ? J’ai suggéré, dans un précédent billet, que les vérités morales fondamentales relevaient sans doute de cette catégorie[1] ; je précise qu’elles en relèvent en droit. Il y a une autre catégorie de croyances qui en relèvent, non en droit, mais en fait : par exemple, la passion de la liberté ou de l’égalité, la haine du capitalisme, notre indignation face à la misère, notre indignation face à la violence, etc.

Une première objection, assez naturelle, pourrait consister à dire que ces croyances-là sont tout à fait rationnelles. C’est ce dont les militant-e-s, sans doute, aiment à se convaincre. Mais qu’on s’entende : s’il est possible de formuler des objections rationnelles contre le capitalisme (et honnêtement, à peu près tout le monde en est capable), c’est tout à fait autre chose d’être capable de répondre sérieusement aux arguments rationnels précis qui sont formulés pour le capitalisme. Dire que nous fondons nos croyances politiques sur la raison, c’est faire bien peu de cas de celle-ci, et considérer que son déploiement n’a rien à faire de la contradiction – naïveté. On ne peut ignorer le fait, si l’on tient à défendre la raison, que celle-ci obéit à un mode de déploiement dialectique, et qu’on ne saurait à juste titre l’invoquer si l’on ne se sert pas d’elle pour réfuter, nier, dépasser, etc., les arguments qui nous sont opposés. Ou alors on considère que la raison, nous sommes les seul-e-s à nous en servir, et qu’il n’y a rien en face de nous à réfuter ? Mon camarade Y. m’a fait remarquer que la gauche est du côté de la raison contre l’obscurantisme depuis le XVIIIe siècle – sous-entendu, on ne raisonne pas à droite, ce qui est bien commode pour nous et nous dispense d’avoir à répondre à des arguments sérieux. Mais c’est faux : la stratégie rhétorique des libéraux/ales, aujourd’hui, consiste à jouer la raison contre la passion. À les en croire – et je dirais même qu’ils/elles n’ont pas tort – ce sont eux/elles qui incarnent une rationalité qui leur permet de penser avec une certaine profondeur historique, et de voir par exemple que les périodes d’austérité budgétaire sont seulement de mauvais moments à passer, ou la misère un mal nécessaire, face à des discours passionnels (de gauche) qui s’indignent de voir des gens crever de faim ou mourir faute de soins – alors que, voyez-vous, il faut être rationnel : c’est malheureux, mais le marché a ses lois – rationnelles. Les libertarien/ne-s du genre de Robert Nozick arrivent, de même, à des conclusions politiques moralement répugnantes, mais rationnellement solides – leurs théories sont mêmes de très beaux échafaudages. Hayek lui-même, pas précisément un ami du mouvement ouvrier, passe son temps, dans La route de la servitude, à dire qu’il regrette d’avoir à dire ce qu’il dit (c’est sans doute aussi une posture, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle soit totalement insincère) : sa passion l’inclineraient au socialisme, mais sa raison l’en écarte. Donc non, définitivement, la raison n’est pas un attribut de la gauche. Et c’est précisément parce la droite aussi est rationnelle que la rationalité de la gauche ne peut faire l’économie du passage par la contradiction et la réfutation ; et quand les adversaires sont de la trempe d’un Hayek, les réfuter n’est pas à la portée du/de la premier-e militant-e gauchiste venu-e. Je ne considère pas que l’opposition de mon camarade Y.. soit sérieusement rationnelle s’il n’a pas réfuté valablement Hayek et tous les autres, dans le détail et par le menu. Si ce n’est pas le cas (et ce n’est pas le cas), ce n’est que sur la base d’une foi irrationnelle qu’il postule qu’il pourrait le faire en droit.

Une seconde objection, qu’on dérive de la première, et qui m’a été explicitement formulée par Y., est la suivante : certes, nous avons des choses irrationnelles dans la tête, mais ce n’est pas une raison pour s’en satisfaire ; il faut lutter contre, et mettre de la raison partout où on le peut. Pourquoi ? Parce que la foi, l’irrationalité, c’est dangereux : ça provoque le fanatisme, l’Inquisition, la Saint-Barthélémy et la Manif pour tous. Sauf que la raison, c’est dangereux aussi : dans le billet que je citais plus haut, j’ai précisément essayer de montrer que nos croyances morales fondamentales étaient d’autant mieux assurées qu’elles étaient intuitives plutôt que rationnelles. Si elles sont rationnelles, en effet, elles sont soumises aux aléas des réfutations, et susceptibles d’embrasser, par le libre jeu de la raison, n’importe quelle opinion réactionnaire. L’argument peut s’étendre, au-delà des croyances morales fondamentales, à toutes les sortes de certitudes politiques que nous pouvons avoir : haïr passionnément le capitalisme est une meilleure garantie de le combattre que d’en décortiquer rationnellement les rouages avant de le condamner.

Et d’autre part, si l’on accepte l’idée que la croyance irrationnelle n’est pas l’exception mais la norme, cela signifie qu’il y a beaucoup, beaucoup de croyances irrationnelles à détruire dans notre esprit. Cela implique que le travail à accomplir pour le faire est considérable – et même, osons le mot, surhumain. À tel point qu’il me paraît douteux qu’on puisse s’y engager sérieusement sans mettre en péril son équilibre psychique ou mental. Mettre de la raison où elle n’est pas, je n’ai rien contre : c’est ce que ce blog, d’ailleurs, prétend faire. En mettre partout où elle n’est pas, c’est non seulement au-dessus de nos moyens, mais je ne jurerais pas qu’on ne risque pas de devenir fou à l’entreprendre.

La foi aussi est dangereuse – c’est vrai, j’en ai convenu plus haut. Mais il y a quelque chose d’absurde et de dérisoire, quelle que soit la manière dont on prend les choses à consacrer autant d’énergie à la combattre dans une lutte perdue d’avance ; il y a quelque chose de désagréable, surtout, à voir des militant-e-s adopter la posture valorisante mais factice et prétentieuse de celui ou celle qui a triomphé du préjugé.


[1] Ce n’est pas ce que mon billet avait exactement pour but de montrer, mais c’est tout de même ce que je pense. Pour aller vite, mon argument est le suivant (c’est un argument par l’absurde) : si une vérité morale peut être fondée en raison, alors cela signifie qu’elle peut être déduite de propositions antérieures. Dans ce cas, ces propositions antérieures sont-elles elles-mêmes fondées en raison ? Tant que la réponse est oui, on continue à poser la même question en régressant d’un cran. Si l’algorithme est infini, alors il est absurde de considérer que l’on peut fonder nos vérités morales en raison. S’il ne l’est pas, cela veut dire qu’à un moment donné, on aura prouvé que l’une de nos prémices n’est pas fondable en raison.

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