Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante, qui se connaît. Ceux d’entre‑deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante et font les entendus. Ceux‑là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde, ceux‑là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.
*
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi‑habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.
(Pascal, Pensées)[1]
1.
Je lis avec plaisir et intérêt ces lignes de Pascal. Le demi-habile, c’est le frondeur le libertin, l’esprit fort, celui qui conteste l’autorité des grands et l’ordre du monde tel qu’il va ; sa figure contemporaine, c’est le/la militant-e de gauche, qui « trouble[…] le monde ». L’habile, c’est celui qui, comme Socrate, sait qu’il ne sait pas : celui qui est allé plus loin que la fausse sagesse pour en arriver à professer un scepticisme lucide, un conservatisme éclairé. Sa figure contemporaine, c’est un peu moi : le militant qui en est revenu.
Je connais des militant-e-s qui font un large usage de la notion de « demi-habile », pour l’appliquer, en général, à des gens qui sont moins à gauche qu’eux/elles. De Pascal jusqu’à eux/elles, cette notion a transité par Bourdieu, et je ne sais pas trop ce qu’elle est devenue entre les mains de ce dernier, mais il est ironique de voir des gens l’utiliser pour dire du mal d’autrui, alors qu’elle a été inventée pour dire du mal de gens comme eux/elles.
2.
Pascal développe ici une typologie de nature dialectique. En écrivant que « les sciences ont deux extrémités qui se touchent », il met le doigt sur le fait que la pensée n’est pas linéaire. Un peu d’intelligence, semble-t-il dire, nous éloigne de la vérité ; beaucoup nous y ramène. Approfondir une idée, acquérir de la lumière, cela revient souvent (toujours, suggère Pascal) à en revenir, par d’autres chemins, à des énoncés* antérieurs. La pensée réactionnaire peut naître d’un approfondissement honnête et rigoureux d’une pensée progressiste : c’est ce qui fondait, dans l’un des premiers billets de ce blog, mon refus de l’idéologie du milieu militant safe. La raison a de ces ruses.
3.
La typologie de Pascal n’est pas une typologie des idées ou des opinions, mais une typologie des hommes. Il ne se contente pas de dire qu’il y a différents degrés de connaissance et de sagesse – même s’il le dit aussi ; il va jusqu’à poser des types psychologiques et sociaux (le peuple ; les demi-habiles ; les habiles) qui incarnent ces idéologies.
Prenons cela au sérieux. Appartenir à l’une des trois catégories en question, cela ne revient pas seulement à avoir telle ou telle opinion sur le respect dû aux grands ; cela engage aussi une conception plus générale de la vérité et de la raison, qui informe tout notre être mental. Le peuple est engoncé dans ses préjugés ; le demi-habile est libéré des préjugés du peuple ; l’habile a dépassé les deux stades précédents pour atteindre la vraie sagesse. Chacun regarde derrière soi, et demeure aveugle à ceux qui sont plus avancés que lui.
Dans le champ de vision des gens du peuple, n’entrent ni les demi-habiles, ni les habiles. Pour eux, la vérité a la force de l’évidence, elle est incontestable, il est impensable de la remettre en question à moins d’être fou. Le peuple vit dans un monde où l’erreur n’existe pas – où elle n’a pas sa place.
Le demi-habile est capable de considérer le peuple, qu’il a laissé derrière lui, mais pas l’habile, qui est devant lui. Il s’est libéré des préjugés, et il est donc capable de savoir ce qu’est une erreur. L’erreur fait partie de son monde mental, puisqu’il la combat et la réfute. La vérité ne se confond pas pour lui avec l’évidence, puisqu’elle est au contraire, le peuple est là pour le lui rappeler, le fruit d’un combat permanent contre l’erreur et le préjugé. Elle se définit par rapport à l’erreur.
L’habile, enfin, occupe une position de surplomb. Parvenu au terme du parcours, il a derrière lui et le peuple, et le demi-habile, et peut réflexivement se situer par rapport au peuple, par rapport au demi-habile, et par rapport à la nature de la relation que le demi-habile entretient vis-à-vis du peuple. Il sait que le peuple se trompe quand il confond la vérité et l’évidence ; il sait que le demi-habile s’égare quand il croit que les oppositions idéologiques prennent la forme d’une simple lutte binaire entre l’erreur et la vérité, entre le préjugé et la (fausse) sagesse. Il vit dans un monde mental où existent à la fois l’erreur et la fausse sagesse, qui est elle-même une forme d’erreur, en tant qu’elle n’est qu’une sagesse incomplète. L’erreur, en un sens, s’y confond avec la vérité : la position du demi-habile tient à la fois de l’une et de l’autre.
Tout cela n’est pas strictement dans Pascal : c’est une rêverie (le mot méditation est déjà pris) que sa typologie m’inspire librement. Résumons-la comme ceci : chacun des trois moments du parcours vers la sagesse n’est pas seulement lié à un contenu, mais également à une forme.
Moment 1 : Peuple | Moment 2 : Demi-habile | Moment 3 : Habile | |
Contenu | Ignorance : il faut respecter l’ordre du monde. | Fausse sagesse (sagesse incomplète) : il faut renverser l’ordre du monde. | Vraie sagesse : il faut respecter l’ordre du monde. |
Forme | Conception unitaire de la vérité. La vérité se confond avec l’évidence ; elle seule existe | Conception binaire de la vérité. La vérité s’oppose à l’erreur ; elle occupe le pôle positif dans une représentation linéaire des opinions | Conception ternaire de la vérité. La vérité est le troisième terme d’un parcours à trois temps ; elle s’oppose aussi bien, mais de manière différente, à l’ignorance qu’à la fausse sagesse. |
4.
Est-on tou-te-s le/la demi-habile de quelqu’un ?
À partir de ce que je viens de dire, une réponse négative s’impose.
Pour Pascal, on n’est pas tou-te-s le/la demi-habile de quelqu’un, puisque seul-e-s les demi-habiles sont des demi-habiles. La figure de l’habile, chez Pascal, est une figure de la parfaite sagesse : l’habile est arrivé au terme du parcours de sagesse, il n’a plus aucun progrès à faire dans cette voie. La référence, dans le second passage cité, au dévot et au chrétien, est problématique à cet égard : elle semble suggérer un quatrième et un cinquième moment du parcours de sagesse pascalien. Mais je crois que l’on peut préférablement considérer ces moments 4 et 5 comme des moments 2’ (deux prime) et 3’ – comme des reformulations des moments 2 et 3, adéquates au cas particulier où le parcours de sagesse pascalien s’effectue dans la religion. Car on verrait mal, sinon, pourquoi et par quel bout la position du dévot serait plus avancée que celle de l’habile. Mettons qu’il y a, au minimum, une ambiguïté sur ce point ; conformément à ce que suggère l’autre passage, dans lequel l’habile est décrit comme parfaitement sage, je crois prudent (et commode) d’en demeurer à une interprétation ternaire de la dialectique pascalienne.
Quant à moi, je ne crois pas que le parcours dialectique qui conduise à la sagesse ait un terme si précoce. C’est pour cela, d’ailleurs, que contrairement à ce que j’ai suggéré au début de ce billet, je ne suis pas complètement une incarnation adéquate de l’habile pascalien : je crois que ma position actuelle peut être dépassée. Cependant j’ai expliqué que chaque moment du parcours n’était pas simplement caractérisé par un contenu, mais aussi par une forme ; le second moment, celui du demi-habile, est irrémédiablement dépassé dès lors qu’on a atteint le troisième stade. Quand bien même on pourrait imaginer la possibilité d’un quatrième moment, la trinité peuple – demi-habile – habile qui convient si bien aux moment 1, 2 et 3, ne conviendrait pas aux moments 2, 3 et 4, parce que l’habile a définitivement renoncé à la vision du monde, à la conception de la vérité, qui est celle du demi-habile. De la même façon, le demi-habile n’est le « peuple » de personne : contrairement aux gens du peuple, le demi-habile sait que l’erreur existe, et ce seul fait l’immunise.
Mais ces deux arguments, en un sens, se rejoignent. Car si Pascal pense qu’il n’y a rien après la vraie sagesse, c’est précisément parce que c’est à ce stade qu’il se trouve. Et, se trouvant à ce stade, il est prisonnier d’une conception ternaire de la vérité, dans laquelle ce qui est au-delà est impensable, exactement comme le peuple ne peut pas penser l’erreur, et comme le demi-habile ne peut pas penser le dépassement dialectique du couple vérité/erreur. De la même façon, le fait de vivre dans un monde à trois dimensions ne nous interdit pas d’admettre qu’il puisse y en avoir quatre ou plus, mais nous interdit toute représentation d’un espace à plus de trois dimensions.
5.
La dialectique pascalienne est une dialectique qui ne progresse pas – qui n’est pas progressiste. Il n’aura échappé à personne que, dans les brefs passages que j’ai cités au début de ce billet, Pascal met son raisonnement au service d’une cause franchement conservatrice. Sans doute est-ce parce que le contenu du troisième moment est largement identique au contenu du premier : il s’agit, dans les deux cas, d’un conformisme, tantôt aveugle, tantôt lucide, mais d’un conformisme tout de même.
Le troisième moment de la dialectique pascalienne ne se présente pas à proprement parler comme une synthèse, mais comme un retour. Il ne garde du second moment aucun contenu positif – uniquement un contenu négatif, la critique du premier moment. La dialectique marxiste fonctionne différemment. Je reprends un exemple dont je m’étais servi dans mon précédent billet. Soit le parcours ternaire libéral/bourgeois (moment 1) – stalinien (moment 2) – trotskyste (moment 3). Le trotskyste, jusqu’à un certain point, peut converger avec le libéral bourgeois dans sa critique du stalinisme, mais hormis à un niveau très abstrait et sur des points précis (la défense du multipartisme ?…), il n’aura guère d’accord positif avec lui. Par là, le mouvement dialectique évite de n’être qu’un éternel mouvement de balancier entre, comme le dit Pascal, « des opinions qui vont du pour au contre ». Par là, il peut être progressiste, parce qu’il évite d’avoir à choisir entre la peste et le choléra, entre Charybde et Scylla.
Il faut relativiser ce que je disais naguère sur l’opposition entre opinion et énoncé*. D’un certain point de vue, il y a toujours des points communs entre le premier et le troisième moments d’un parcours dialectique – ne serait-ce que, négativement, dans leur opposition commune au second moment. Mais d’un autre point de vue, il est important de distinguer entre une dialectique pascalienne dans laquelle la position 1 et la position 3 s’énoncent essentiellement de la même manière (« il faut respecter l’ordre du monde et l’autorité des grands »), et une dialectique marxiste dans laquelle la position 1 et la position 3 ne s’énoncent de la même manière qu’au prix d’un appauvrissement radical de leur contenu respectif (« le stalinisme est mauvais », « le multipartisme est une bonne chose »…). On peut toujours pascaliser la dialectique marxiste, et envisager le troisième moment sous l’aspect par lequel il se rapproche du premier, par lequel il s’énonce pareil (l’inverse n’est pas vrai). Mais ce n’est pas nécessairement la meilleure chose à faire ; dans cet écart entre les moments 1 et 3 réside la puissance progressiste, critique et révolutionnaire de la dialectique telle que les marxistes l’utilisent.
Mise à jour 12/05/2014 : Je reviens longuement sur une partie de ce billet dans mon billet suivant.