Un certain nombre de mes camarades prennent leur militantisme très au sérieux ; on peut même dire qu’ils en ont une conception exigeante. Mon camarade G. protestait naguère contre l’idée de participer à une lutte syndicale au seul motif qu’il connaissait des gens qui en étaient partie prenante : le militantisme, disait-il, doit être soigneusement séparé des considérations affinitaires, car il est immoral de régler les formes ou les degrés de son engagement dans une lutte sur le degré d’amitié que l’on peut avoir avec les autres combattant-e-s. Dans le même esprit, ma camarade M. s’indignait jadis qu’on pût militer pour de « mauvaises raisons », comme : occuper son temps, socialiser avec des gens, donner un sens à sa vie… bref, tout ce qui n’est pas purement gratuit et désintéressé.
Dans ce cas, quand j’en ai l’envie et le courage, je réponds : estimez-vous au moins heureux/se que ces gens militent, où que ce soit, et pour quelle raison que ce soit. Sous-entendu : ils pourraient aussi bien ne pas militer du tout, et ils seraient dans leur droit. Sous-entendu : militer n’est pas un devoir moral[1]. Je pense que G. et M. n’accepteraient pas cette thèse, et qu’il/elle considéreraient au contraire que le militantisme s’impose à nous comme un impératif moral.
Je ne sais pas au juste quels arguments il/elle utiliseraient pour défendre leur position, mais je dois dire que celle-ci a jadis été implicitement la mienne, et que j’en suis revenu. En fait, je vois mal d’où pourrait venir un devoir moral d’agir, au mépris de notre tranquillité voire de notre sécurité, pour transformer un monde où nous n’avons pas choisi de naître et de vivre, et que nous aurions façonné différemment si cela n’avait tenu qu’à nous. Il suffit de se dire la chose suivante pour être dégagé de tout scrupule : si tous les gens pensaient comme moi, le monde irait beaucoup mieux qu’il ne va – j’en suis réellement persuadé. Dès lors, si le monde va mal, ce n’est pas notre faute – et ce n’est donc pas à nous de consentir à des sacrifices pour qu’il aille mieux.
Prenons un peu de recul métaphysique sur notre vie. Ne souffrons-nous pas déjà assez comme ça pour ne pas, en plus, nous infliger des préjudices et des ennuis superflus visant à réparer des torts que nous n’avons pas commis ? Nous avons à faire avec un système politique et économique que nous détestons – c’est le présupposé de base, puisqu’il est question de savoir si l’on doit ou non agir pour le changer – et qui influence négativement nos existences ; mais en plus de cela nous avons à porter le fardeau de la condition humaine, dont on ne voit pas assez à quel point il est pénible, voire insupportable : comme le soleil, il est difficile de regarder en face un destin dont la seule promesse certaine est la mort, la nôtre et celle de nos proches, de nos parents, de nos ami-e-s[2]. Notre solde de bonheur et de souffrance, si l’on considère les choses sérieusement, est déjà trop négatif pour que quelle instance que ce soit puisse sérieusement exiger de nous que l’on s’efforce de militer en plus.
L’argument attendu, à ce stade, est celui de l’exemple des grand-e-s ancien-ne-s. Je n’ignore pas que des gens ont lutté, parfois au péril de leur vie et de leur sécurité, pour les droits civiques, la réduction du temps de travail, le droit de grève, la sécurité sociale et toutes ces belles choses-là. Mais admettons que cela me donne une dette à l’égard des générations passées ; pourquoi cela me donnerait-il une dette à l’égard de mes contemporain-e-s ou des générations futures ? Cela ne se peut qu’à condition de considérer que mon débiteur est l’humanité en général, prise intemporellement – mais alors, pourquoi m’en exclure ? Et si je suis aussi mon propre débiteur, que n’ai-je le pouvoir d’effacer ma dette ? Mais surtout, le fait est que ces glorieux/ses combattant-e-s du passé, je ne leur ai rien demandé. Je suis très content qu’ils/elles aient existé et qu’ils/elles aient obtenu ce qu’ils/elles ont obtenu ; il n’empêche qu’aujourd’hui, je suis mis devant le fait accompli, et je n’ai pas à me sentir redevable d’un bienfait qu’on m’accorde sans que je puisse le refuser. Ils/elles ont fait ce qu’ils/elles ont fait, mais je maintiens : ils/elles n’y étaient pas moralement obligé-e-s. S’ils/elles n’avaient pas lutté, j’aurais subi un préjudice par rapport à ce qu’est mon état actuel réel, mais aucun tort direct positif n’aurait été commis contre moi. En contribuant à améliorer mon sort, ces gens se sont conduits en héros ; mais le héros est précisément celui qui agit au-delà de ses devoirs moraux, et non celui qui s’y tient strictement. C’est le paradigme qui convient ; et je n’ai aucun problème à reconnaître que tou-te-s mes camarades qui militent, G. et M. y compris, sont des héro-ïne-s[3]. C’est tout à leur honneur, mais cela ne leur donne pas le droit de reprocher aux autres de ne pas l’être.
[1] Petite précision, à ce stade : j’écris cet article d’un point de vue, disons, de « gauche critique » (j’inclus là-dedans l’extrême-gauche, la gauche radicale sous ses différentes formes, bref, tous ceux et toutes celles qui veulent changer le monde d’une manière à la fois radicale et progressiste), mais je pense que mutatis mutandis, ce que je dis peut ne pas être inintéressant y compris pour une personne de droite qui voudrait réfléchir en ces termes à l’engagement militant. Si une personne pense que la réforme de la France dans un sens plus libéral permettrait au pays d’aller beaucoup mieux et ferait beaucoup de bien aux gens qui l’habitent, alors rien n’exclut que l’alternative entre aller ou non militer chez les Jeunes Populaires prenne la forme d’un dilemme moral. Je laisse le soin à d’éventuel-le-s lecteur/trice-s de cette trempe d’apporter à mon texte les amendements mentaux qui leur conviennent. Je laisse volontairement de côté la question de savoir comment l’on peut ou l’on doit évaluer, d’un point de vue de gauche critique, l’engagement militant sincère d’une personne de droite (ou même d’un-e fasciste).
[2] Et si on vit malgré tout, c’est parce qu’on recourt à une série de « divertissements » pascaliens – comme, par exemple, le militantisme : mais ça, pour M., c’est une « mauvaise raison ».
[3] Le mot est peut-être un peu fort, mais je n’en ai pas d’autre : ce que je veux dire, c’est bien que leur comportement est en excès par rapport à la norme morale.