Théorie de la vérité

Ce billet, contrairement à tous ceux que j’ai publiés jusqu’à présent, n’a pas un contenu absolument neuf. En fait, il va consister, pour l’essentiel, en une reprise d’un statut que j’avais publié sur Facebook en juillet 2013. Comme on va le voir, le texte que j’avais écrit à l’époque aborde une question tout à fait fondamentale, et qui hante plus ou moins la plupart des articles de ce blog même si elle n’y est pas toujours formulée explicitement, à savoir : qu’est-ce qu’une opinion vraie ? (et, symétriquement, qu’est-ce qu’une opinion fausse ?). Je regrette presque d’avoir attendu si longtemps pour reproduire ce texte ici – mais enfin, il n’est jamais trop tard.

Je vais donc coller tel quel mon texte d’il y a presque un an. Du point de vue du ton et de la forme, je crois qu’il s’intègrera à peu près bien dans ce blog, si l’on fait abstraction de quelques familiarités guère gênantes. Du point de vue du contenu, il y a quelques points sur lesquels mon opinion a évolué depuis lors ; je signalerai et commenterai ces points à la suite de mon texte.

Voici, donc, la chose :

Alors que j’exprimais un doute quant au fait qu’on puisse dire d’une opinion politique qu’elle est « fausse », une camarade et amie m’a reproché d’être relativiste. Elle a pensé me coincer en me soumettant l’énoncé suivant : « L’islam est incompatible avec la République », et en affirmant que cet énoncé était indubitablement faux. J’ai persévéré, à sa visible surprise, dans mon refus de cette qualification. Comme je ne voudrais passer ni pour un islamophobe, ni pour un relativiste, et comme d’autre part j’aime à expliquer aussi clairement que possible ce que j’ai d’abord senti confusément, je reviens là-dessus et je précise ma pensée.

Je ne suis pas relativiste, car je ne crois pas du tout qu’il soit impossible de soumettre les opinions exprimées à un jugement axiologique, et donc de débattre sur lesdites opinions (autrement dit, on peut mener des discussions politiques). En revanche, je ne crois pas non plus que l’échelle de valeur adéquate soit celle de la « vérité », entendue, trivialement, comme adéquation d’un énoncé à la réalité. Le critère légitime d’évaluation des opinions serait plutôt, pour moi, à chercher dans la manière dont une opinion donnée s’articule aux autres opinions exprimées, ou aux autres opinions possibles, et en particulier aux opinions qui la précèdent. Sera tenue pour valable une opinion qui réfute valablement (sans mauvaise foi, sans faille logique, sans distorsion des faits) une opinion antérieure, c’est-à-dire non pas qui la balaie purement et simplement, mais qui lui assigne sa juste place dans un processus dialectique de construction de la vérité (par exemple, comme premier moment de l’élaboration, donc comment moment dépassable et dépassé). Sera tenue pour non-valable une opinion qui marque, par rapport à une opinion antérieurement exprimée ou examinée, un retour en arrière, ou qui ne tient pas compte d’objections déjà formulées.

L’intérêt du critère que je propose est qu’il est plus large que celui de la « vérité » entendue comme adéquation à la réalité. En effet, il y a une catégorie d’énoncés à propos desquels la question du rapport à la réalité ne se pose pas, ou ne se pose que très indirectement. Pourtant, j’aimerais être capable de discuter à propos de ces énoncés, de les évaluer. Soit par exemple des énoncés de philosophie morale, comme : « le bien consiste à maximiser la somme des plaisirs éprouvés par les êtres sensibles », ou : « le bien consiste à suivre un certain nombre de règles impératives » ; il est difficile de voir de quelle façon on pourrait soumettre ses énoncés à une confrontation à la réalité pour déterminer si l’un d’eux est vrai. Le critère adéquat sera ici celui de la cohérence interne des systèmes moraux considérés, et notamment de la robustesse aux objections inspirées par les autres systèmes. Si un énoncé moral n’est valable qu’au prix de trop d’exceptions, dont rend mieux compte un énoncé appartenant à un système concurrent, le premier doit être abandonné et le second accepté, au moins temporairement. Nulle part dans cette démarche n’intervient le critère de l’adéquation à la réalité. En revanche, dans bien des cas, ce critère a un rôle à jouer, non pas en tant qu’il définit par soi-même la vérité ou la fausseté d’une affirmation, mais en tant qu’il constitue un argument utilisable dans le cadre d’une réfutation. Ainsi, une opinion fondée sur des prémisses factuelles fausses peut-être valablement réfutée par le rétablissement scrupuleux des faits. Du coup, ma conception conserve quand même quelques points de contact avec l’évaluation des opinions en termes de fausseté et de vérité, et c’est certainement ce qui la sauve de l’idéalisme. C’est aussi ce qui fait que je serai souvent d’accord pour condamner, fût-ce au nom de critères différents, ce que mes ami-e-s politiques trouveront « faux ». Mais encore une fois, l’adéquation à la réalité n’est pas le critère d’évaluation en lui-même.

Du reste, tout cela n’est pas nécessairement très audacieux : cette conception de l’évaluation des opinions est couramment mise en pratique, même sans être formalisée. Je prends un exemple qui parlera à la plupart de mes ami-e-s politiques : si quelqu’un me dit « L’URSS stalinienne est une dictature », la question de la vérité ou de la fausseté de cette affirmation me paraît largement moins importante, et bien moins susceptible de constituer un critère d’évaluation, que la question de savoir d’où parle mon interlocuteur/trice, c’est-à-dire, en particulier, ce qu’il réfute et comment : réfute-t-il le stalinisme « par l’avant » (pour ne pas dire « par la gauche », ce qui serait le comble), c’est-à-dire d’un point de vue antérieur au stalinisme – d’un point de vue libéral pro-capitaliste ? ou bien « par l’arrière », c’est-à-dire par exemple d’un point de vue trotskyste incluant une réfutation du stalinisme et prenant en compte ce que le stalinisme lui-même comporte de progressiste en termes de critique de l’ordre capitaliste ? L’opinion exprimée, en fait, est vraie dans les deux cas, mais cela ne m’intéresse pas ; suivant qu’elle émane d’un-e libéral-e ou d’un-e trotskyste, sa valeur est très différente et il n’est pas question ni de la considérer, ni d’y répondre de la même façon.

Comme il n’y a pas de mots plus commodes, je dois me résoudre à continuer, sans doute à contre-emploi, les termes « vrai » et « faux ». Cela dit, employer les mêmes termes dans un sens différent de leur sens habituel, ou répudier les termes pour en proposer d’autres, cela revient à peu près au même.

Comme promis, donc, quelques commentaires conclusifs :

  • Dans ce texte, j’appelle « échelle de valeur » ce que j’ai depuis rebaptisé « norme de validité », ou « critère de validité ». Ma terminologie actuelle est plus exacte ;
  • Je ne suis pas relativiste au sens où je ne crois pas que tout se vaille, mais je veux bien admettre que j’ai une conception relativiste de la validité d’une opinion, au sens où cette validité dépend de la position relative de cette opinion par rapport aux opinions qui lui sont opposées : une opinion est valable si et seulement si, d’un point de vue logique, elle vient après l’opinion qu’on lui oppose ;
  • Je proposerais, aujourd’hui, une distinction entre opinion et énoncé, et entre validité et vérité. Dire que « l’URSS stalinienne est une dictature », c’est produire un énoncé, vrai. Mais le même énoncé peut recouvrir deux opinions différentes : celle du/de la pro-capitaliste, et celle du/de la trotskyste, qui seront, respectivement, non valable et valable. De sorte que pour répondre à la question que je posais dans mon introduction (« qu’est-ce qu’une opinion vraie ? »), je répondrais : il n’y a pas d’opinion vraie, ni fausse, mais il y a des opinions qui sont valables et d’autres qui ne le sont pas. En revanche, les énoncés, eux, peuvent être vrais ou faux ;
  • Je conviens toutefois que cette distinction entre « opinion » et « énoncé » n’est pas parfaite ; elle peut fonctionner pour mon second exemple (sur l’URSS stalinienne), mais pas tellement pour mon premier exemple (sur la « vérité » des idées morales). Elle a sans doute sa commodité, mais elle a aussi ses limites, et je ne m’engage pas à la respecter scrupuleusement dans mes futurs billets.
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