Comme promis à la fin de mon précédent billet, je voudrais revenir ici sur la manière dont, à mon avis, la gauche pro-palestinienne a tendance à envisager les rapports entre antisionisme et antisémitisme. Je vais m’appuyer pour ce faire sur ce billet où Julien Salingue se félicite de ce que « grâce à l’affaire Dieudonné, on ne confondra plus antisémitisme et antisionisme. »
Le titre de son article est peut-être exagérément optimiste : quand bien même la séquence Dieudonné de janvier dernier aurait pu donner lieu à quelques clarifications, il n’est pas du tout certain que les choses durent. Mais l’essentiel n’est pas là ; je veux m’intéresser surtout à la manière dont Julien Salingue définit, dès le début de son texte, l’antisionisme et l’antisémitisme :
Il va désormais être difficile de confondre l’antisionisme, entendu comme une critique politique des fondements, des structures et de la politique de l’État d’Israël, et l’antisémitisme, entendu comme la haine des Juifs.
L’antisionisme, c’est donc la « critique politique des fondements, des structures et de la politique de l’État d’Israël ». L’antisémitisme, en revanche, c’est « la haine des Juifs ». Fort bien : nous avons là deux définitions qui pourraient être tirées d’un dictionnaire. Et qui, d’ailleurs, le sont peut-être.
Mais enfin, lorsque je dis que Christine Boutin et Frigide Barjot sont homophobes, je n’entends pas par là qu’elles haïssent les homosexuel-le-s. Ce n’est d’ailleurs probablement pas le cas : l’une et l’autre ont peut-être de très bons amis gays. Et quand je dis que tel-le-s ou tel-le-s responsable-s du P.S. ou de l’U.M.P. sont racistes, je ne veux pas non plus dire par là qu’ils/elles haïssent les Noir-e-s ou les Arabes. Ce n’est pas à ce niveau-là que ça se joue.
Pourquoi, alors, puis-je dire, pour reprendre cet exemple, que Boutin et Barjot tiennent un discours homophobe ? D’abord, parce qu’elles disent des choses fausses, ensuite, parce que ces choses fausses nuisent aux homosexuel-le-s. Les deux raisons sont nécessaires : on peut dire des choses fausses qui ne nuisent pas aux homosexuel-le-s (par exemple, on peut dire que la terre est plate), et on peut dire des choses qui nuisent aux homosexuel-le-s et qui ne sont pas fausses (je n’ai pas d’exemple à portée de main, mais je soutiens que postuler le contraire est un pur acte de foi). Toute critique d’un discours comme étant X-phobe, en général, articule ces deux éléments : elle doit montrer que le discours est faux, et d’autre part montrer qu’il est offensant. Mais l’enfer étant pavé de bonnes intentions, il est parfaitement possible de tenir un discours à la fois faux et néfaste, sans être animé par des intentions particulièrement malveillantes. Beaucoup de militant-e-s le savent bien, qui, par exemple, analysent les discours X-phobes tenus dans des milieux politiques en termes d’ignorance plutôt que de méchanceté.
D’une certaine manière, la haine est quelque chose de beaucoup plus identifiable que l’erreur. On peut parfois être sûr-e de ne pas haïr une catégorie donnée de personnes (encore qu’il faudrait nuancer : il peut y avoir des formes de haine inconsciente, ou préconsciente) ; on ne peut pas vraiment être sûr-e d’être dans le vrai. En réalité, j’ai presque envie de dire qu’on peut toujours être sûr-e du contraire : quoi qu’on dise, il y a toujours au moins un aspect de notre propos par lequel on échoue à embrasser la vérité, ne serait-ce que parce qu’à moins de parler pendant un temps infini et de couvrir l’ensemble des choses du monde, ce qu’on dit est toujours nécessairement incomplet. D’autre part, il est à peu près impossible, dès lors que l’on parle de politique[1], que ce qu’on dit n’ait pas, directement ou indirectement, d’effets néfastes sur une catégorie donnée de la population. Bref, nous sommes tou-te-s suspect-e-s, et tou-te-s coupables, même quand nous sommes animé-e-s par les meilleures intentions du monde, même quand nous ne haïssons pas, même quand nous aimons. Il est d’ailleurs tout à fait possible d’être raciste par excès de bienveillance et par paternalisme.
Ce qui est assez sidérant, c’est que Julien Salingue sait probablement tout cela. Je ne dis pas qu’il l’aurait formulé à ma manière, mais il s’est sans doute déjà avisé, comme tous les gens intelligents d’extrême gauche, qu’on ne peut pas se contenter d’une conception, disons, analytique, des X-phobies. Pour identifier le racisme sous toutes ses formes, et le sexisme, et l’homophobie, et tout le reste, on a besoin d’une conception beaucoup plus souple, qui ne soit ni psychologisante, ni pathologisante[2], et qui ne soit en tout cas pas compatible avec une quelconque auto-sécurisation à base de : « Je ne peux pas être raciste, je ne hais pas les Noir-e-s » ; « Je ne peux pas être homophobe, j’ai des amis gays » ; « Je ne suis pas antisémite, je ne hais pas les Juif-ve-s. »
Finkielkraut, donc, a déclaré :
L’antisionisme, même le plus militant, même le plus radical, me paraît une idéologie légitime. On a le droit non seulement de critiquer la politique de l’État d’Israël, mais même de s’interroger sur la légitimité de cet État.
Eh bien Finkielkraut a tort. Si Finkielkraut est convaincu que l’existence d’un foyer national juif au Proche-Orient est un droit pour les Juif-ve-s du monde, alors c’est une faute politique de sa part que de considérer comme « légitime » la dénonciation de l’existence d’Israël. Cela devrait être antisémite à ses yeux, et la gauche pro-palestinienne ne devrait pas s’offusquer de se l’entendre dire. Je suis, pour ma part, convaincu que l’accès au mariage est un droit pour les personnes homosexuelles : je ne vais pas considérer comme « légitime » la position des partisan-e-s de La Manif pour Tous, sous prétexte que ceux/celles-ci, ou certain-e-s d’entre eux/elles, ne « haïssent » pas les homosexuel-le-s. Refuser des droits à une catégorie qui a droit à ces droits, si l’on me passe cette expression un peu lourde, c’est X-phobe. Il s’agit d’une position erronée, qui a des conséquences négatives pour la catégorie concernée. C’est X-phobe.
C’est une erreur politique, c’est une absurdité logique, que de poser le problème comme le fait Julien Salingue. C’en est une autre, plus énorme encore, que de lier la question de la X-phobie à la question de la répression pénale. Julien Salingue franchit le pas lorsqu’il écrit :
Une évocation critique, même radicale, du sionisme, n’est pas assimilable à de l’antisémitisme, qu’elle n’est pas un délit et qu’elle ne peut donc être pénalement condamnable.
Considérer que la loi donne le la de ce qui est raciste et de ce qui ne l’est pas, c’est une position surprenante, qui confine au légalisme naïf. Quant à considérer que la loi devrait donner le la de ce qui est raciste et de ce qui ne l’est pas, et que les ensembles « Propos raciste » (ou « Propos X-phobes ») et « Propos pénalement condamnables » devraient être identiques, c’est une idée dont la fausseté se déduit très bien de ce que j’expose dans un précédent billet, et dont on est obligé-e, de toute façon, de se débarrasser, pour penser quelque chose comme un racisme, un sexisme, ou une homophobie diffus-e-s susceptibles de pénétrer aussi les milieux militants. Que l’antisionisme ne soit pas un délit n’est absolument pas la preuve, et c’est heureux, qu’il ne relève pas de l’antisémitisme.
Franchissons un pas supplémentaire dans l’abstraction. Cette distinction étanche entre antisionisme et antisémitisme permet de distinguer deux critères d’évaluation du discours, un critère moral et un critère aléthique, et, pour utiliser une image spatiale, deux cercles concentriques autour de la « vérité », qui délimitent, donc, deux zones (un disque, et un anneau). Le petit disque aurait pour centre cette « vérité », justement ; il la contiendrait, comme il contient aussi toutes les erreurs possibles. Le critère qui y prévaut, qui permet aux opinions de s’y confronter, est un critère aléthique : il y est question de la vérité des points de vue en concurrence. Au-delà de ce premier cercle s’étend une seconde zone, en forme d’anneau : elle se dispose autour de la vérité, mais ne la contient pas ; c’est dans cette zone que circulent les discours méchants, haineux, antisémites. Ce que propose Finkielkraut, et Julien Salingue aussi puisqu’il est d’accord avec lui là-dessus, c’est de rendre étanche la frontière entre les deux zones ; de faire en sorte que le débat se déploie le plus librement possible au sein du petit cercle, mais d’exclure absolument qu’il soit possible, licite, acceptable d’en franchir la limite. Pour parler sur la question israélienne, il y aurait donc un préalable : être absolument sorti-e de la zone extérieure, et être entré-e dans la zone intérieure.
Ce que je prétends, moi, c’est que cette frontière entre les deux zones n’existe pas, et qu’elle n’est rien d’autre qu’une commodité rassurante pour l’esprit. Le critère moral et le critère aléthique doivent être confondus, d’une manière ou d’une autre. Dans mes deux précédents billets, j’ai représenté l’opposition entre « ignorance » et « méchanceté » comme pouvant ou devant être dépassée au profit d’un troisième terme, doté de connotations positives : j’avais proposé le mot courage, et je me suis depuis lors avisé que le mot grec parrhêsia (que l’on peut parfois traduire par « courage », d’ailleurs), était plus exact. Mais l’introduction de ce troisième terme ne remettait pas en cause l’opposition précédente, ni son caractère apparemment irréductible : elle ne faisait, au fond, que transformer en opposition ternaire ce qui relevait jusque là d’une opposition binaire, en système à trois corps un système à deux corps. Ce que j’affirme à présent, c’est que l’opposition même entre ignorance et méchanceté comme paradigmes de la X-phobie doit être fortement relativisée. Est-ce à dire que l’ignorance est une faute morale, ou que la méchanceté découle de l’erreur ? Ce sont là deux opinions défendables, et qui constituent chacune une réponse possible à une très vieille question philosophique. Dans un cas comme dans l’autre, on rabat sur l’autre l’un des deux termes en conflit. On peut, certes, procéder de la sorte, mais ce n’est peut-être pas la seule manière de s’y prendre. Peut-être vaut-il mieux (et c’est une question à laquelle je n’ai pas assez réfléchi pour pouvoir me montrer plus affirmatif) postuler une interpénétration réciproque de ces deux tares, l’ignorance et la méchanceté, et conclure que leur combinaison produit un phénomène propre, dont le nom reste à inventer et l’aspect à imaginer.
Pour en revenir à des considérations politiques beaucoup plus terre-à-terre, puisqu’au fond c’est de là que nous sommes parti-e-s, que faudrait-il donc faire quand des antisionistes se font traiter d’antisémites ? Une réponse séduisante, celle au fond que je prône, est : rien. Ne rien faire, et en tout cas ne pas accepter d’entrer dans un registre méta, ne pas accepter la lutte rhétorique dont l’enjeu serait la qualification politique de son propre discours. Il sera toujours temps d’y venir quand on aura été traîné devant les tribunaux pour incitation à la haine raciale, mais le discours juridique, bien sûr, ne saurait tenir lieu de modèle pour le discours politique, et a fortiori pour le débat d’idées, car il a ses contraintes institutionnelles propres qui sont parfaitement hétérogènes aux lois spécifiques de la raison. Que Finkielkraut ou Goldnadel traite tel-le ou tel-le d’antisémite, cela ne devrait peut-être pas susciter tant d’émoi ; on pourrait parfaitement l’envisager comme une caractérisation politique, dont il s’agira alors de montrer qu’elle est erronée, plutôt que comme une injure disqualifiante. Et pour montrer que cette caractérisation est erronée, encore une fois, nul besoin de recourir au dictionnaire : la vérité des faits avancés, la cohérence logique de l’argumentation, la solidité des thèses soutenues, suffiront, ou devraient suffire en droit.
Oh, je ne dis pas que dans les conditions réelles du débat politique, il soit très longtemps soutenable d’assumer une telle posture. Le jeu médiatique, comme l’institution judiciaire d’ailleurs, a ses règles propres, et il est peut-être commode de répondre aux accusations d’antisémitisme par la manifestation d’une indignation outragée. Mais alors, au moins, que l’on ne soit pas dupe de l’artificialité de la chose, et que l’on ne confonde pas un pis-aller commandé par les circonstances avec un véritable principe politique. Mon but n’est pas de dénigrer Julien Salingue : le malheureux fait ce qu’il peut, dans l’espace de parole qui lui est accordé. Je suis parti du principe que, sur son blog, il disait réellement ce qu’il pensait ; si sa prise de parole y obéit à d’autres logiques, qu’il m’excuse : la plus grande partie de mes remarques contre son article tombe alors d’elle-même. Et du reste, quoi que j’aie pu dire jusqu’à présent, j’entrevois aussi des raisons pour lesquelles on pourrait soutenir que l’antisémitisme diffère sur plusieurs points des autres X-phobies, que du coup ma comparaison initiale avec l’homophobie fonctionne mal, et que ces raisons peuvent même justifier, au moins partiellement, l’attitude défensive que j’ai déplorée tout au long de ce billet. Il en sera peut-être question dans l’avenir, mais je ne veux pas m’engager sur ce point, car j’ai plus d’idées que je n’ai de temps pour les concrétiser.
[1] Et même, d’ailleurs, lorsqu’on n’en parle pas, ce qui est une manière négative d’en parler.
[2] J’ai bien conscience de contribuer moi-même à ces interprétations psychologisantes lorsque je forge et utilise le terme de X-phobie. Une phobie, au sens propre, c’est la peur irraisonnée et maladive de quelque chose : l’arachnophobie, l’agoraphobie, la claustrophobie… Mais enfin, on fait avec le lexique qu’on a.