Je laisse momentanément de côté mes réflexions sur l’épistémologie de la domination, que j’ai entamées ici et là. Je sais assez exactement ce que je vais dire dans ma troisième et dernière partie, mais cela peut attendre ; en revanche, sur un tout autre sujet, j’ai l’impression que mes idées viennent d’arriver à un degré acceptable de maturation, et je suis très pressé de les partager sur ce blog. Il s’agit d’une question moins politique et plus philosophique que celles qui avaient fait l’objet de mes précédents billets : je vais parler des fondements de nos idées morales.
Une discussion m’a récemment opposé à mon camarade G. à propos de la possibilité ou non de fonder nos idées morales sur une base rationnelle. Je ne vais pas résumer cette discussion, mais plutôt m’en servir comme point de départ : je me contente d’exposer brièvement nos arguments respectifs, de manière à fixer les idées et à rendre plus clair ce dont il s’agit. Dans cette discussion, je défendais l’idée que la plupart de nos idées morales sont justifiables en raison, parce qu’elles se déduisent d’idées plus générales et plus profondes : par exemple, en ce qui concerne la morale sexuelle, on peut défendre la licéité morale de l’homosexualité, du sado-masochisme, de l’échangisme, etc., en invoquant le principe de non-nuisance[1] et en s’appuyant sur le fait que ces pratiques ne causent de tort à personne. Mais la question de pose alors de savoir comment fonder les prémices à partir desquelles on raisonne : le principe de non-nuisance lui-même peut-il se défendre rationnellement ? Admettons que oui : il faudra pour cela faire appel à un nouveau principe, qui devra lui-même faire l’objet d’une démonstration semblable, etc. On ne peut pas régresser à l’infini : il faudra bien, à un moment ou à un autre, que l’on s’arrête, et que l’on se réfugie, pour fonder nos idées morales, sur quelque chose d’aussi vague et d’aussi fuyant que l’intuition. En ce sens, je pense que certaines vérités morales fondamentales, pour autant que le mot vérité convienne, sont des vérités affectives, ou intuitives, plutôt que rationnelles. G., quant à lui, professait un strict rationalisme. Au problème de la régression à l’infini, il opposait une solution intéressante et non triviale, fondée sur l’idée que certaines idées morales devaient être acceptées parce que leur rejet impliquait une contradiction performative. C’est un argument élégant, car en effet, si l’on considère la contradiction performative comme un critère de validité du discours, alors il s’agit d’un critère immanent, qui ne fait appel à rien d’extérieur à l’opinion qu’il s’agit d’évaluer : ni au réel, auquel il ne s’agit donc pas de la comparer, ni à d’autres opinions, avec lesquelles elle n’a donc pas à entretenir certains liens logiques (elle n’a pas besoin d’être logiquement déduite de quoi que ce soit). Mais G., sur ce point, ne m’a pas convaincu ; je ne trouve pas qu’il ait correctement montré que les idées morales qu’il rejetait impliquaient une contradiction performative[2], et son argument me paraît donc manquer son but.
Mais de toute manière, ce n’est pas directement de cela que je veux parler. À un moment de la discussion, G. a répondu à mes arguments par une phrase du type : « Dans ce cas, il n’y a plus que les flingues. » Il voulait dire par là que si on contestait l’idée qu’il y ait des fondements rationnels à nos idées morales, alors il devenait impossible de convaincre un-e ennemi-e par la discussion, et qu’alors pour vaincre une personne persuadée, par exemple, que certaines personnes sont supérieures à d’autres en dignité ou en droits, il n’y avait plus que la force brute qui pouvait être efficace. Cette considération appelle deux remarques :
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d’une part, G. confond le fait et le droit : quand bien même il serait théoriquement possible de fonder nos idées morales en raison, d’après ses propres arguments, on ne pourrait le faire qu’au prix d’une réflexion lourde et complexe[3] ; il est peu envisageable de convaincre quelque nazi-e que ce soit de se convertir sur cette base à un universalisme égalitaire. Dans la pratique, que G. ait raison ou tort, il ne reste peut-être plus, effectivement, que les flingues ;
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d’autre part, cette réflexion de G. n’est pas un véritable argument à l’appui de son point de vue ; c’est un argument par la conséquence, logiquement invalide et fallacieux, qui prétend à tort déduire la fausseté d’une opinion des conséquences désagréables que sa vérité aurait.
Cependant, je propose ici de jouer le jeu de l’argument conséquentialiste, et de prendre G. à son propre piège : j’affirme que la solidité de nos idées morales n’est pas mieux assurée par l’invocation d’un fondement rationnel à leur appui que par le recours à l’intuition.
Il n’y a rien, dans ce que j’ai écrit jusqu’ici sur ce blog, dont je sois véritablement sûr. Certes, j’en suis arrivé à un stade de mes réflexions où je ne crois pas qu’il soit possible que les milieux militants soient safe, mais je ne prétends pas que cette opinion soit mon dernier mot sur la question. Probablement évoluera-t-elle encore, soit que je l’approfondisse, soit que je la réfute – mais c’est la même chose, comme je l’explique brièvement dans ce billet. Au stade où j’en suis, il m’est possible de tenir un discours méta sur mon opinion actuelle – j’ai déjà expliqué, par exemple, qu’elle était fondée sur une conception dialectique de la pensée – et de tenir un discours méta sur les opinions que mon opinion actuelle dépasse et, en l’occurrence, réfute, à savoir l’idée que les milieux militants peuvent être safe – idée que j’interprète comme résultant d’une conception statique de la pensée – ou qu’ils peuvent tendre à l’être – idée que j’interprète comme résultant d’une conception linéaire de la pensée. Mais il m’est impossible de tenir quelque discours que ce soit sur les opinions à venir, sur les opinions qui dépasseront mon opinion actuelle ; en particulier, je ne peux pas dire quelle conception de la pensée elles devront mobiliser, ni, surtout, si elles tendront plutôt à confirmer ou à réfuter la conclusion à laquelle je suis arrivé[4]. Cette incertitude sur l’avenir est justement le propre des processus rationnels, soumis aux lois dialectiques de la pensée.
En revanche, il y a une classe d’opinions dont je suis intimement sûr que je n’en changerai pas de sitôt – et si j’en change un jour, ce ne sera précisément pas parce que l’on m’aura convaincu d’en changer, mais parce que des phénomènes psychologiques infra-rationnels se seront produits en moi. Comment puis-je être sûr, non seulement que les êtres humains sont égaux sans distinction de race, mais surtout, que je ne croirai pas demain, à ce sujet, le contraire de ce que je crois aujourd’hui ? Car cette certitude intime, je la possède ; j’ai l’impression très nette et très forte que des croyances de ce type sont inattaquables en raison ; ce qui n’est pas le cas pour des croyances comme : « les milieux militants ne peuvent pas être safe », « l’I.V.G. doit être autorisée », « le socialisme est meilleur que le capitalisme », « Pinochet était un sale type », « il faut être favorable au mariage pour tou-te-s », etc. Ces croyances-là, ce sont pourtant les miennes à l’heure actuelle, et pour certaines d’entre elles au moins, je ne vois pas sous quel angle on pourrait les attaquer. Mais que je ne sois pas capable de dire sous quel angle on pourrait les attaquer, cela ne prouve rien, sinon que je n’occupe pas encore le point d’où ce savoir soit possible : je ne suis pas capable de parler des opinions qui dépasseront les miennes.
De sorte qu’en voulant fonder en raison les idées morales, et en voulant établir leur universalité en droit, G. les fragilise plutôt qu’il ne les renforce, en les rendant vulnérables à la réfutation. Une idée non fondée en raison, au contraire, est par définition robuste à la réfutation rationnelle. En voulant asseoir rationnellement ses idées morales et leur universalité, G. les soumet aux lois communes des processus de pensée, et ces lois sont implacablement destructrices. Son argument conséquentialiste, déjà logiquement invalide a priori, manque en outre complètement son but : j’affirme que fondées comme je le propose, les idées morales, pour être certes moins universelles, n’en sont cependant que plus robustes.
G., au contraire, semble croire que la rationalité des idées morales est compatible avec leur robustesse. Cela ne peut venir, au choix, que de trois présupposés implicites :
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soit G. considère que le déroulement de son processus rationnel est achevé : la conclusion à laquelle il est parvenu ne peut plus être dépassée, de quelque manière que ce soit ; c’est une conception à la fois déprimante, parce qu’elle suggère que la pensée est morte, et présomptueuse, car elle préjuge abusivement de l’avenir ;
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soit G. considère que le processus rationnel n’est pas achevé, mais qu’il ne peut se poursuivre que dans le sens d’une confirmation : c’est encore un pari très fort sur l’avenir, d’autant plus douteux qu’il reconnaît à la pensée un devenir dont il se refuse à assumer l’indétermination ;
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soit G. considère que le processus rationnel n’est pas achevé, et qu’il peut se poursuivre de manière indéterminée (dans le sens d’une confirmation ou dans le sens d’une réfutation), mais qu’au bout du compte, quelles que soient ses étapes intermédiaires, il finira par déboucher sur une conclusion conforme aux conclusions actuelles.
La première solution est la moins tenable des trois, et je ne crois pas qu’elle soit celle de G. lui-même : elle reviendrait à considérer qu’il n’y a tout simplement plus rien à dire sur la chose en question. Les deux autres solutions reposent sur un postulat métaphysique extrêmement fort, qui est le suivant : le réel est nécessairement de notre côté. Car avant même d’en avoir touché le fond, avant même d’en avoir atteint l’extrémité, il faut supposer que le réel, jamais, ne nous donnera tort, pour pouvoir déjà savoir qu’à exercer sur lui notre pensée, nous ne ferons que confirmer nos valeurs morales et politiques fondamentales. Et si l’on estime, comme G. le fait, que ces valeurs fondamentales justifient une opposition morale au capitalisme, alors la conclusion qui s’impose est la suivante : le réel est anticapitaliste, le réel est de gauche. Combinées correctement par notre raison bien employée, les choses qui composent le réel déboucheraient nécessairement, après plus ou moins d’étapes et de détours, sur des conclusions « de gauche ». Au fond, l’idée que l’examen rationnel du réel ne peut pas nous donner tort est une idée assez répandue : n’est-ce pas cela que voulait dire Lénine quand il suggérait que « la vérité est toujours révolutionnaire » ? Mais si l’on remplace des slogans enthousiastes et optimistes de ce genre par le postulat métaphysique sous-jacent, on ne peut, me semble-t-il, qu’être frappé par le fait qu’il ne va pas du tout de soi, et qu’il est même, à certains égards, remarquablement contre-intuitif, dans la mesure où il dote le réel d’un attribut normalement réservé aux discours et aux opinions – celui d’être « de gauche », en l’occurrence.
Je n’en dis pas plus là-dessus ; mais il y a déjà là de quoi rêver un peu. Avant de conclure, je voudrais formuler quelques remarques terminologiques. J’ai distingué au début de ce billet les vérités rationnelles et les vérités intuitives. Les premières sont fragiles, relatives, issues du travail de la raison et appelées à être ébranlées par lui ; les secondes n’ont pas de fondement rationnel, ne s’insèrent pas dans un processus rationnel et sont robustes à la réfutation. Dans la mesure où certaines vérités rationnelles découlent pour partie au moins des vérités intuitives[5], il pourrait être tentant d’assimiler les secondes à des axiomes. Mais j’ai volontairement évité d’utiliser ce mot, notamment pour ne pas donner l’impression que ces vérités intuitives sont posées arbitrairement par le sujet moral, ce qui est le cas d’un axiome logique ou mathématique[6]. Les vérités intuitives, comme leur nom l’indique, s’imposent à nous plus qu’on ne les choisit. Je ne veux cependant pas exclure qu’il soit parfois pertinent de parler d’axiomes, ou de vérités positives (comme on parle d’un droit positif), au sens où on les poserait arbitrairement, pour trancher par exemple entre deux intuitions contradictoires. Sans vouloir développer ce point ici, je me demande par exemple si notre rapport aux animaux comme sujets moraux éventuels (faut-il étendre notre universalisme moral aux animaux ? faut-il être, donc, antispéciste ?) ne relève pas largement d’un choix subjectif et largement arbitraire entre des intuitions morales contradictoires : d’une part, la forme spontanément humaniste de notre universalisme, et, d’autre part, la légitime compassion qui nous saisit quand on voit souffrir un chaton. Les vérités positives, dans ce cas, ne sont pas nécessairement une troisième catégorie : elles sont peut-être simplement une classe particulière des vérités intuitives, ou quelque chose comme cela.
[1] Je ne dis pas que c’est la seule manière de le faire, ni la plus efficace. C’est seulement un exemple. Je rappelle ou je signale que le principe de non-nuisance est emprunté à John Stuart Mill, qui défend l’idée, dans son essai On Liberty (1859), que doivent être prohibés (par la loi ou par la « contrainte morale de l’opinion publique ») uniquement les comportements qui causent du tort à autrui.
[2] Je ne récapitule pas ici ses arguments, que j’ai pour partie mal compris, pour partie oubliés, et qui de toute manière occuperaient trop de place.
[3] Puisque la tentative de fondation rationnelle de nos idées morales proposée par G. est, de fait, assez sophistiquée.
[4] Cette formulation est inexacte, puisque « confirmer » et « réfuter », c’est la même chose. Je veux dire par là, d’une manière qui visait plus l’absence de lourdeur que la rigueur terminologique, que j’ignore si, au terme de ces nouvelles opinions, la phrase « Les milieux militants ne doivent pas tendre à être safe » sera encore une bonne approximation de ma pensée.
[5] L’idée qu’il est mal de discriminer les individus selon leur couleur de peau peut se déduire d’une intuition universaliste, etc.
[6] On peut parfaitement développer une géométrie non euclidienne, et cela ne choque personne ; on serait à bon droit révulsé par un système moral qui poserait comme axiome qu’il est juste de hiérarchiser les individus en fonction de leur couleur de peau, et aucun-e de mes lecteur/trice-s, j’espère, n’accepterait de juger les comportements des individus à l’aune d’un tel système moral.