J’ai longtemps hésité avant d’ouvrir un blog.
On me l’a conseillé pour la première fois il y a un peu moins de deux ans : j’avais posté sur Facebook un statut assez long sur la question des rapports entre libéralisme et structuralisme ; un ami m’avait fait remarquer que ma réflexion et les commentaires auxquels elle a donné lieu gagneraient à avoir un public plus large, et que le blog était la forme adéquate. À l’époque, je n’avais pas retenu l’idée.
Puis celle-ci a fait son chemin. Très récemment, un autre ami m’en a reparlé, parce que, m’a-t-il dit, il aimerait pouvoir accéder facilement à toutes ces pensées que je laisse traîner ça et là sur ma page Facebook ou dans un tchat, et qui sont vite englouties dans les profondeurs de l’Internet. Il semble supposer que tout ce que je dis n’est pas totalement dénué d’intérêt ; merci à lui.
Aujourd’hui, cette suggestion rencontre chez moi plus d’écho. Si je me crois en mesure de consentir à une forme d’exhibitionnisme que je refusais jadis, cela tient certainement à des événements biographiques et psychologiques compliqués que je n’ai aucune envie d’étaler ici. Pour ce qui est avouable, cependant : ma manière de penser a nettement évolué depuis quelques temps, dans le sens d’un approfondissement de ma conception totalisante du réel, et donc du savoir, qui justifie peut-être le recours à un projet aussi cohérent, aussi unitaire, qu’un blog. Je ne renonce pas à la forme fragment (comment faire autrement ?), ce blog n’est pas une théorie générale du monde en bonne et due forme, mais la juxtaposition des morceaux peut désormais apparaître à mes propres yeux comme porteuse de sens.
Un certain nombre de questions restent en suspens. Je n’ai pas l’intention de les régler tout de suite. Mais voici, cependant, de quel ordre elles sont. De quoi parlerai-je ? J’ai une idée assez précise de ce qui pourra fournir la matière de certains billets. Un certain nombre de réflexions assez longues, assez développées, devraient sans trop de problème atteindre aux dimensions d’un bref article. D’autres, plus courtes encore, se rapprocheront peut-être de l’aphorisme un peu étendu. Puis-je sans problème juxtaposer les unes et les autres ? Et aurai-je l’occasion, l’envie, le besoin, de parler de mes lectures ? Quelle part sera faite à l’actualité politique et aux réflexions qu’elle m’inspirera ?
À quelle fréquence posterai-je ? Cela dépend de tellement de choses… Il n’est pas impossible que l’expérience s’arrête d’elle-même au bout de quelques semaines, faute de motivation de ma part. Il est également très vraisemblable que mes publications soient relativement irrégulières, le temps dont je dispose et l’envie qui m’anime n’étant pas constant-e-s. J’ai en réserve un certain nombre de textes presque prêts, presque publiables en l’état, qui pourront toujours servir à alimenter ce blog dans les temps de grande disette. Mais je tâcherai de ne pas abuser du procédé.
Quelle sera la forme de mes billets ? Elle n’est pas indifférente au fond, et elle traduit toujours, naturellement, une certaine manière de penser. La dissertation suivie a ses charmes, et je ne suis pas incapable de me plier à ses règles ; mais peut-être sera-t-il plus efficace pour moi de privilégier des formes plus libres ou plus adéquates à la structure de mes idées. La forme dialogique, par exemple, aura parfois l’avantage d’expliciter leur structure dialectique, en donnant fictivement corps à la voix qui me contredit. Mais ça n’est pas toujours la manière la plus efficace, ni la plus élégante, de procéder. Ce billet liminaire en est la preuve : il me paraît difficilement transposable sous la forme d’une pièce de théâtre.
Par qui veux-je être lu ? Je me lance dans l’inconnu, et j’ignore totalement combien de gens auront connaissance de l’existence de ce blog. Je suppose que celui-ci sera d’abord connu par un groupe restreint de personnes, appartenant à mon cercle amical ; avec un peu de chance, je verrai progressivement arriver des lecteurs et des lectrices que je ne connais pas. Je suis incapable de donner la moindre estimation, le moindre ordre de grandeur ; à vrai dire, je ne sais même pas trop ce que j’espère vraiment. L’intimité a ses charmes, et être lu par des ami-e-s, des proches, est en soi un grand plaisir.
Oserai-je tout dire ? Je ne parle pas ici de confidences personnelles ; il est hors de question que je m’épanche sur ma vie. Pour le reste, il est possible, voire vraisemblable, que certaines des idées que j’exprimerai déplaisent à certain-e-s et en fâchent d’autres. Je ne vais pas faire semblant d’être plus courageux que je ne le suis ; peut-être vais-je céder aux sirènes de l’autocensure. Cela dépendra aussi du nombre de personnes qui me lisent, de mon degré d’assurance au moment où j’écris, de l’urgence que je ressens à exprimer mes opinions.
Cela étant dit, je veux encore préciser une chose sur la nature de ce que je vais écrire ici. L’une de mes craintes est d’être mal compris, en général et dans le détail. En général, je redoute que l’on ne prenne cette entreprise pour une tentative de systématisation méthodique d’une pensée qui n’y prétend pas, et qui ne croit pas en avoir les moyens. Je crois à l’unité du monde, et au caractère en droit systématique de la pensée ; la vérité, la raison, le savoir sont de beaux édifices, mais je n’en veux poser ici que quelques briques. Dans le détail, je ne veux pas que l’on prenne pour des pensées achevées des réflexions jetées à titre d’hypothèse, je ne veux pas que l’on s’imagine que j’ai dit mon dernier mot sur une question parce que j’ai posé un point final au bout de mon dernier paragraphe. Plutôt, même, que de considérer le contenu littéral de ce que je dis, mieux vaut regarder le propos, explicite ou implicite, que je réfute, que je dépasse, ou par rapport auquel je me prétends me situer : on se fera une meilleure idée du sens de mon texte. Je tiens l’imprécision, l’approximation, l’exagération, l’incomplétude, non pour des fautes de logique ou de goût, mais pour des moments nécessaires de la pensée ; nous y sommes tou-te-s, à des degrés divers, condamné-e-s. Si je tiens des propos qui vous semblent scandaleux, sachez qu’ils me le semblent peut-être à moi aussi ; c’est la logique de ma raison qui m’y aura entraîné, sans que je puisse rien faire que de m’y laisser conduire ; je dois à la vérité de ne pas craindre les marécages où sa recherche me mène.
« Analyse, Synthèse », et dans cet ordre. Deux moments de la pensée, aussi nécessaires l’un que l’autre. L’analyse protège la synthèse de n’être qu’un délire métaphysique détaché du réel ; la synthèse prévient l’analyse de se perdre dans un morcellement sans fin et sans but du monde. La seconde, je crois, surgit d’elle-même quand la première a épuisé toutes ses possibilités pour contribuer à l’intelligibilité du monde. Nous verrons.